lundi 09 juillet 2007
Depuis cinq ans, la réforme de la loi de 1975 a profondément modifié le cadre législatif de l’ensemble du secteur médico-social. Cette évolution représente une véritable amélioration pour ceux qui sont encore dénommés les « usagers ». En effet, la loi de 1975, même modifiée plusieurs fois, restait très discrète sur le droit des bénéficiaires, et centrée sur la prise en charge à temps complet. A présent, les institutions sont contraintes, d’une part, de préciser par écrit toutes les prestations qu’elles proposent et, d’autre part, de décrire de manière très détaillée leurs actions auprès des usagers. Ces nouvelles obligations donnent des garanties aux personnes accueillies. Pour autant, cette réforme renferme en elle même plusieurs paradoxes.
La logique qui prévaut dans l’esprit de la loi est l’individualisation maximale des actions menées auprès des bénéficiaires par les établissements et services médico-sociaux. Du coup, ces derniers sont tenus d’engager un travail considérable de formalisation et d’explicitation de leurs prestations, qui, jusqu’alors, restaient de l’ordre de l’évidence. Autrefois, leur simple définition de quelques lignes un peu formelles contenues dans le projet d’établissement suffisait largement. Maintenant, pour répondre aux exigences de la loi, les institutions doivent engager un travail de délimitation et de définition poussé de ces prestations, de manière à les faire coïncider autant que possible avec l’expression des besoins des bénéficiaires.
Le mot « besoin », très représentatif de l’esprit de cette réforme, revient particulièrement souvent (19 fois) dans la loi 2002-2. Jusqu’alors, les équipes éducatives avaient l’habitude, de construire des problématiques les plus élaborées possibles pour pouvoir proposer des stratégies d’intervention appropriées. De nos jours, dépassant le mode de réflexion centré sur la problématique de l’usager, les équipes sont appelées par la loi à recueillir l’expression des besoins des « bénéficiaires ». De cette manière, une dialectique peut s’établir entre les besoins recensés et les prestations proposées par l’institution.
Cette approche paraît d’un premier abord très intéressante. Pourtant, le plus souvent, l’attente d’une personne prise en charge par une institution ne résume pas à la satisfaction d’un empilement de besoins. La dynamique éducative, en particulier, se conjugue mal avec ce mode de pensée. Remarquons au passage que cette notion d’« éducation » est absente de la loi, qui préfère se référer aux « bonnes pratiques » (1). Et pourtant les établissements qui embauchent des éducateurs n’ont-t-ils pas vocation à… délivrer une éducation ?
A l’éducateur qui se trouve dans une institution jouant le jeu de la réforme, il apparaît rapidement que des pans entiers de son travail ne sont pas pris en compte par le projet personnalisé. Prenons un exemple. Un adolescent déscolarisé se trouve confié par un juge à une maison d’enfants. Le besoin repéré est très simple : la re-scolarisation. Sa mère, seule au foyer, ne pouvait arriver à s’occuper de l’aîné de ses quatre enfants et espère que l’accueil en établissement l’aidera à reprendre l’école. Le jeune en question, même si l’école « n’est pas son truc », souhaite se donner une chance de s’en sortir. Tout le monde est donc d’accord et la maison d’enfants propose d’inscrire l’enfant dans un collège tout proche. Mais, de manière totalement illogique, le jeune en question met en place de nombreuses stratégies d’échec et sa mère semble l’aider activement à échouer dans sa scolarité ! L’équipe éducative va devoir se construire un regard professionnel sur cette situation. Pour cela, les éducateurs vont utiliser les observations qu’ils ont pu faire sur la manière dont ce jeune entre en relation et se rendre compte qu’il lui manque un repère masculin. Par conséquent, le jour où ce jeune va nouer une relation privilégiée avec le cuisinier […], ils vont encourager qu’il aille l’aider en cuisine. Quelque temps plus tard, ce jeune entreprendra une formation en cuisine.
Cet exemple pose les données du problème. La demande centrale de ce jeune est de se trouver un repère identificatoire masculin. Elle est latente, non explicite au moment de l’accueil, et ne sera réellement formulable qu’après coup. Ce ne peut donc pas être une prestation de l’établissement ! Et pourtant, c’est dans la réponse qui lui est apportée que réside l’efficacité du dispositif éducatif pour ce jeune. De plus, cette expérience n’est pas transposable. Pour un autre jeune, il faudra inventer à nouveau.
Les établissements éducatifs ont vocation à délivrer une éducation. Il faut s’arrêter un peu sur ce point. Certains parlent de « co-éducation ». Pour ma part je préfère évoquer l’« éducation spéciale » dans le sens que Joseph Rouzel lui donne. L’éducation spéciale se fonde sur le constat que le lieu principal de l’éducation, la famille, ne suffit pas, par défaillance du milieu ou par des difficultés spécifiques liés à une maladie, un handicap... Il faut donc associer à cette éducation de départ, délivrée par la famille, une éducation spéciale qui viendra la soutenir. Dans tous les cas, ces dénominations ont pour mérite de faire ressortir la véritable essence du travail éducatif, qui n’est pas simplement pédagogique (la transmission des savoirs) ou normatif (l’intégration des normes sociales). Il est aussi constitué d’une part affective.
Trois facettes de l’éducation spéciale, trois paradoxes.
De nombreux enfants confiés aux maisons d’enfants à caractère social se construisent en référence à leurs éducateurs au moins autant que par rapport à leur milieu familial. Avec eux, il faut faire un travail d’intégration des normes sociales, délivrer un certain nombre de compétences, mais aussi et surtout donner un environnement affectif rassurant et stable. Il faut que les éducateurs « sachent puiser dans leurs réserves d’amour », comme le recommandait Winnicott. Or la rencontre affective ne peut être contenue dans une prestation contractuelle, garantie et évaluable. C’est le premier paradoxe.
Le deuxième se repère bien lorsque l’on observe le travail éducatif sous l’angle de l’autorité. En effet, si ce travail consiste, entre autres, à aider l’autre à entrer dans l’ordre du langage, c’est-à-dire à civiliser ses pulsions, alors il faut bien envisager une certaine forme d’autorité. Or il y a quelque chose d’étrange à vouloir contractualiser l’autorité. Dans le cadre du projet personnalisé, on imagine ainsi un enfant donner son accord et signer pour qu’on lui refuse un certain nombre de ses demandes ! La forme contractuelle qui est promue et imposée par la loi s’accorde mal avec l’autorité. Il en découle des situations assez complexes où des parents à qui l’autorité judiciaire a retiré leur enfant sont amenés à signer un projet personnalisé proposé par l’établissement d’accueil, alors que leur principal besoin exprimé pourrait être qu’on leur rende leur enfant !
Un troisième paradoxe se situe autour de la dimension pédagogique du travail éducatif. En effet, un éducateur doit aussi transmettre des connaissances ou des savoirs. De nombreux établissements éducatifs proposent une prestation pédagogique avec une école adaptée en interne. Or, s’il est possible de garantir un certain nombre de moyens, il n’est pas possible de s’avancer sur les résultats ainsi que sur l’opportunité de telle ou telle méthode.
En lisant ces lignes, certains pourraient en tirer la conclusion qu’il faut changer la loi. Pourtant, tel n’est pas mon message. D’une part, la relation éducative ne peut se passer d’un cadre (législatif, administratif…) sans lequel elle se trouverait déstructurée et d’où elle tire sa légitimité. D’autre part, le cadre institutionnel a pour finalité que les personnes prises en charge puissent nouer une relation éducative bénéfique. Le triptyque de l’éducation spéciale (normatif, pédagogique et affectif) et la logique des prestation et des besoins à satisfaire sont indispensables l’un à l’autre, tout en étant parfois antagonistes. Ceux qui les opposent passent à côté de la richesse qu’il peut y avoir à prendre en compte ces tensions.
Le jeune dont j’ai parlé plus haut a tout naturellement droit à des conditions d’accueil correctes. Il est légitime qu’il puisse formuler ses besoins et les confronter avec les réponses que l’institution peut lui faire. Mais si l’institution en reste là, elle perd toute son efficacité. Les éducateurs doivent pouvoir élaborer un savoir particulier à propos de ce jeune-là, pour pouvoir soutenir ses initiatives positives et inventer des solutions originales. La réforme de la loi de 1975 est venue rajouter de nouvelles obligations, elle n’a pas supprimé les anciennes ! Pour l’institution, la reconnaissance de ces deux niveaux d’intervention a des conséquences très concrètes. Il lui faut structurer ses instances de réflexion d'équipe pour consacrer du temps à l'élaboration du projet personnalisé, sans négliger la construction du regard éducatif collectif sur la problématique propre de l'usager, la manière dont il s'empare du dispositif, ses contradictions…
L’éducateur tire sa légitimité de la loi qui organise et structure son métier. Pourtant, dans sa pratique, la relation éducative le conduit dans des domaines où la loi ne se prononce pas. Bien des discussions inutiles pourraient être évitées s’il existait une reconnaissance de l’importance de ces différents étages de l’édifice et de ces tensions. La réforme des diplômes ou encore l’évaluation des pratiques pourraient être envisagées d'après ce canevas, on y gagnerait en efficacité !
(1) Les mots « éduquer », « éducatif », « éducateur » sont absents de la loi 2002-2, ainsi que de la loi « handicap » du 11 février 2005.
Article paru dans les ASH du 6 juillet 07
Jean-Marie Vauchez
Educateur spécialisé.