vendredi 16 décembre 2005
Ayant décidé de mettre un terme à mes activités cliniques à la PJJ avant même que les banlieues ne s’embrasent, j’en évoquerai ici les principaux motifs. De ma place de psychologue dans cette institution, au plus près d’entendre la question informulée que portent ces adolescents sur la scène du social,
j’adresse ce témoignage
Aux instances politiques
Aux administrateurs qui les relaient dans leur décision
Aux équipes pluridisciplinaires
Aux magistrats
Des orientations de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, Une clinique dans le cadre judiciaire : un enjeu vital
Les explosions urbaines de Novembre ont fait la toile de fond de cette Lettre Ouverte, elle n’en ont pas été le déclencheur. En venant happer les adolescents les plus déstructurés, ceux que les cliniciens et les éducateurs à la Protection Judiciaire de la Jeunesse entendent au fil des accidents de leur parcours, l’embrasement de masse ne fit que mettre la loupe sur la nécessité de singulariser les problématiques, pour que chacun de ces adolescents « en éclats » se repère dans sa propre vie, et s’arrime dans un monde de mémoire et de langage.
Là où la désintégration des liens livre ces adolescents à l’emprise des identifications de masse, là où les conduites à risques sont d’autant plus massives que ces adolescents sont en miettes, là où ils errent dans la confusion de leurs repères, notre visée clinique est de permettre que s’inscrivent les repères subjectifs nécessaires à leur devenir.
Au quotidien de notre travail d’équipe, nous avançons, nous reculons, nous piétinons … jusqu’au jour où, au hasard d’une rencontre, d’un événement, ils sont en mesure de s’en saisir, et trouvent le passage, dès lors rendu possible.
Aussi, loin de remettre en cause le patient travail d’équipe avec chacune de ces familles, la flambée de rage n’a fait que rappeler la nécessaire dimension clinique des prises en charge éducatives, dimension aujourd’hui mise à mal par les orientations de la PJJ.
Ma décision, antérieure à ces émeutes, de mettre un point d’arrêt à mes activités à la PJJ relève d’un acte de refus, refus de participer d’une mise à mort de la clinique, qui se met en place, subrepticement. Ce choix intervient après m’être impliquée, des décennies durant, au sein d’équipes de Milieu Ouvert, dans un travail soutenu par la réflexion, la transmission, la publication*, sur le sens structurant d’une possible articulation de la clinique et du judiciaire.
C’est cette dimension symbolique qui est aujourd’hui gravement compromise, devant l’introduction de dispositions administratives et judiciaires toujours plus déresponsabilisantes. Aux nouvelles méthodes de gestion publique qui visent la normalisation des pratiques, et aux remaniements de l’ordonnance de 45, qui orientent les nouvelles missions de la PJJ en transformant les éducateurs en contrôleurs, s’ajoutent les normes de prises en charge, et le « turn over » des mesures, qui limitent gravement la possibilité de participer d’une élaboration psychique.
Les choix budgétaires confirment cette orientation qui, en se concentrant sur la mise en place des lieux d’enfermement, suppriment des postes de psychologues, déjà très insuffisants, déstabilisant ainsi les équipes de Milieu Ouvert et le sens de leur travail, dans leur approche de problématiques au parcours chaotique.
Cette Lettre Ouverte a donc pour objet de dénoncer l’impasse d’une « pédagogie » qui vise à redresser le comportement, en faisant l’économie du travail d’élaboration psychique et de sa subjectivation.
Une révolte sans appel ?
Qui sont-ils, ces « justiciables » qu’on appelle aujourd’hui, paradoxalement « usagers » ? Ce sont les « sauvageons », la « racaille », les français « de souche » qui ont mal tourné, les enfants de l’exil, et leurs parents à tous. Tous ceux qui ont eu à se débattre contre l’adversité et qui ont coulé. Ceux dont tout le monde parle, mais à qui on n’a jamais parlé, ceux qui nous font changer de trottoir lorsqu’on les croise, ceux qui s’enferment dans le repli de leur ghetto psychique, et qui n’existent aux yeux de la société qu’au travers de leur dangerosité.
A la Une des médias, ils ont joui d’exister enfin aux yeux du monde entier. Ils ont rencontré, le temps d’une éclipse, leur fantasme de toute-puissance, puis ils se sont perdus dans la jouissance. Ils se sont « éclatés », ont volé en éclats à battre les records d’Interville des plus belles flambées, comptabilisés au grand jour, au jour le jour.
Leur révolte est à corps perdu, sans appel, sans accès à l’appel, en-deça de l’appel. Qui appeler dans un monde qui n’a ni queue ni tête, ni passé, ni futur, un monde de l’immédiateté, un monde bouché?
Faire advenir la dimension de l’appel, c’est se faire le destinataire d’une missive restée « en souffrance », une missive qui n’a pu faire message, parce qu’elle n’a encore ni auteur, ni lecteur. Les psychologues, au sein de leurs équipes, dans leur reconnaissance d’une histoire familiale qui traverse les générations, mettent au travail une mémoire oubliée et participent de l’écriture de cette lettre en instance.
Prendre la mesure des dégâts subjectifs
Le temps est passé d’épiloguer sur l’étincelle qui a mis le feu aux poudres, mais l’heure est plus que jamais venue, de penser ces émeutes comme symptôme social d’un ratage en profondeur qui nous traverse tous, car l’intégration est une partie qui se joue à plusieurs. De sa réussite ou de son échec, nous sommes aussi comptables..
Liberté, Egalité, Fraternité, la devise ne porte plus ses promesses. De même que la liberté devenue celle du self-service et du « chacun pour soi » rend obsolète l’idée de fraternité, l’égalité des chances, au principe-même de nos valeurs républicaines, est une donnée peu crédible, au regard des inégalités patentes engendrées par la « fracture sociale ».
Si la rage incendiaire, aveugle et sourde, a témoigné des ravages psychiques d’une politique, elle aussi, aveugle et sourde aux impasses de vie, les flambées de haine, dans leur effet de contagion, aussi inqualifiables et contre-productives furent-elles, ont permis cependant de mettre le projecteur sur la paupérisation croissante, la spirale des discriminations, et l’état de déréliction de ces quartiers de relégation.
Mais on préféra fermer les yeux, laisser-pourrir ces lieux de bannissement (étymologie de la ban-lieue), fuir en avant, sans prendre la mesure des dégâts subjectifs, sans prendre la mesure du délabrement psychique.
Jusqu’à la déroute. Jusqu’au ras-de-marée . Jusqu’à ce que, aspirés par une spirale de jouissance destructrice, la déferlante de haine ne les embrase et qu’ils n’embrasent la Cité, engloutis dans leur maëlstrom de violence. Imperméables et inaccessibles.
Funambules de l’entre-deux cultures
Enfants de l’exil pour beaucoup, ils ont traversé leur vie sur fond de disqualification de leurs parents, charriés par le flux migratoire, sacrifiés du système, humiliés, aussi peinent-ils à s’inscrire dans un pays d’accueil qui exclut leurs parents.
Dans un monde qui ne fait ni lien, ni lieu pour eux, ils sont devenus funambules de l’entre-deux cultures, errant dans l’impasse de leur passé et de leur devenir. Ils s’arrachent d’une double référence pour n’en trahir aucune, à moins qu’ils n’y collent jusqu’à la caricature.
Dans un no-man’s-land, perdus dans leur exil intérieur, ils chutent dans le vide de leurs repères, et marquent leur territoire d’une traînée de poudre, trace de leur existence, à la mesure de leur vécu d’inexistence.
Témoins impuissants de l’écrasement, puis de l’effacement de pères réduits à l’ombre d’eux-mêmes, ils portent la honte des pères, et s’en arrachent violemment. Dans le sillage d’une génération endeuillée de ses espérances déçues et de ses attaches rompues, les enfants deviennent acteur d’un refoulé, qui fait retour explosif sur la scène du social. Les fils -aussi insoumis que leurs pères furent soumis- butent sur la loi qui règle la jouissance.
Effet d’une non-reconnaissance symbolique à l’œuvre depuis plusieurs générations, la désintégration du lien familial et social produit la dé-liaison psychique, qui laisse la voie libre au déchaînement des pulsions. Le choc du passage adolescent est d’autant plus vif, que l’étayage narcissique est en souffrance.
Aussi, considérer l’émeute urbaine à partir de sa seule expression de meute, laisse ces enfants de la violence et de l’exil, en carafe, aux prises avec un sol qui se dérobe, et sous l’emprise de blessures muettes et de traumas oubliés, qui s’accumulent au fil des générations.
Plus que portes-paroles, ils sont les portes-cris
A côté de la misère économique, sociale et culturelle, la prise en charge individuelle de ces adolescents nous confronte à leur misère psychique.
La fonction paternelle mise à mal, ils sont en éclats et s’éclatent d’une étincelle, dans une jouissance hors-bord, livrés, sans défense, à la frénésie tyrannique de l’instant. Ils fixent leur Etre dans l’immédiateté de leur corps et vibrent à l’épreuve d’une sensation forte, pour se sentir vivant.
Plus que portes-paroles, ils sont les portes-cris d’une présence au monde sans fondation et sans horizon.
A défaut de paroles, ils sont pris au piège immédiat de ce qui les persécute. Sans écart, sans marge de manœuvre, ils sont en bout de chaîne, derniers maillons d’une chaîne de dommages psychiques et physiques , qui s’écrivent à corps brut. La rage au corps, ils ne trouvent à décharger leurs tensions, qu’en « pétant les plombs » .
Des trous de la transmission aux ratages de la symbolisation
Ils incendient, sans distinction les outils de leur émancipation, devenus instruments de leur persécution : centres culturels, de loisirs, gymnases, locaux associatifs, crèches, bus, école. Les dispositifs à inclure sont rejetés en bloc comme machines à exclure.
Sans projets et sans passé, suspendus au-dessus de l’abîme, les trous de la transmission les empêchent de se saisir des dispositifs d’intégration, pour les vivre comme instruments de leur oppression, rappel de l’oppression dont les pères firent les frais.
A l’idéologie de la lutte des classes qui soutenait la lecture de l’autre génération, se substitue une ligne de partition qui se rétracte sur l’Origine, pleine et massive, exclusive, exclusive de l’autre, excluante. Hommage rendu aux pères, qui n’en demandaient pas tant !
Les dégâts subjectifs de ces ratages de transmission vont donner lieu à des ratages de la symbolisation. A l’échec des apprentissages précoces (lire, compter, écrire) va s’enchaîner le refus scolaire, puis la dépression, dont la forme infantile d’agitation anxieuse ne sera pas repérée comme souffrance psychique, mais comme « hyperactivité » à neutraliser. Jusqu’à ce que le symptôme d’une souffrance inentendue, ravalée à des troubles du comportement, devienne ingérable dans les institutions, et mène à l’exclusion.
Du ratage à la rage, l’autre face d’une dépression enkystée
Ce qui n’a pu se symboliser de la chute du Père, fait retour dans le réel, le réel de la violence.
Leur violence destructrice et suicidaire, est l’autre face d’une dépression enkystée, à laquelle ils n’ont plus accès. La haine les soutient pour ne pas s’effondrer. Parce qu’ils croient n’avoir rien à perdre, ils espèrent gagner autrement, sans savoir qu’en brûlant leurs cartouches, c’est leur vie qu’ils brûlent.
Ca flambe au dehors, mais la flambée est interne. La langue échoue à faire écart entre flambée pulsionnelle et passages-à-l’acte incendiaires. Elle échoue à pacifier les pulsions, à mordre sur la jouissance.
A l’enfermement dans la Cité, à l’enfermement culturel, social, répond l’enfermement psychique. De ne pas disposer des mots de leur souffrance, ils hurlent leur rage, la rage de vivre, sous sa forme haineuse, dans un paysage psychique où le Tiers pacifiant s’est absenté. Dans une quête identitaire sans issue, l’autre devient celui qu’il faut effacer pour respirer, détruire, pour ne pas être détruit.
Du « gré à gré », dont ils ne savent user, ils abusent « de gré ou de force », du passage en force pour ne pas s’effondrer ?
Prisonniers d’une rivalité imaginaire et mortifère, du tumulte des éprouvés, ils ne peuvent en passer par l’épreuve des mots pour le dire, ils restent ligotés dans la langue du corps, la langue de l’obscène. La langue leur colle à la peau, qui tourne à vide, en vase clos.
Se faire passeurs pour des « jeunes » en impasse
S’ils échappent aux institutions, ils échappent aux parents, ils s’échappent d’eux-mêmes, et hors-d’eux, ils agissent un drame sans parole qui reste à articuler.
La Protection Judiciaire de la Jeunesse qui prend en charge des mineurs aussi déstructurés que le monde qui les porte, cette institution de bout de chaîne serait-elle à bout de souffle, de n’avoir à proposer que de dresser des murs pour enfants à dresser ?
Devant le caractère massif et spectaculaire de ces troubles, la tentation est pourtant grande d’entériner le constat d’échec, et de répondre à la pression de la violence, par la violence de la seule ré-pression.
Les éducateurs et cliniciens à la PJJ, au vif de ce point de bascule et de rupture, à la limite du point de non-retour, sont en place d’atteindre ces adolescents qui ne se laissent pas atteindre, en place de faire lien, là où ils le détruisent. Ils sont en place de se faire passeurs pour ces jeunes en impasse.
Là où « ça » les déborde, « ça » qui s’expulse en violence, il s’agit de faire bord. Non par des murs de prison, mais faire bord symbolique, dans la relance d’une transmission gelée. D’en passer par l’histoire singulière qui traverse parents et enfants, liés ou déliés par un silence de plomb, de donner sens et valeur à une histoire démantelée.
Peut-être alors, l’impensable en passera par le représentable pour faire Lieu psychique, pour faire assise symbolique.
Leurs droits, leur dû, leur dette
Ils portent la misère des pères, ils s’en détachent, ils s’en arrachent, ils redoublent la violence faite au père, en faisant effraction, en brisant leur mirage d’une inscription sans tache : « Moi, madame, depuis 30 ans que je suis en France, pas une contravention ! »
Génération sacrifiée sur l’autel d’un supermarché d’abondance, ils s’épuisent à trouver leurs marques, symboliques et fondatrices, et s’affilient au Nom-de-la Marque, se réfugient dans la Marque prête-nom, emblématique et phallique. A l’ombre de la marchandise totemisée, ils s’en prennent au Père, délégitimé par le social, déboulonné de sa fonction. Ils affichent l’Avoir pour colmater les failles de l’Etre, se grisent de faux-semblants, consomment pour ne pas se consumer, et font valoir leurs droits, et leur dû, en oubliant leur dette.
Aussi, quand un adolescent s’enfonce dans le cycle de la violence et de l’échec, il importe de le prendre en compte judiciairement, mais aussi psychiquement, lui signifier qu’il compte, qu’il est comptable de ses actes, mais aussi qu’il a des comptes à rendre, qu’il y est pour quelque chose quant à la place de sa responsabilité dans son « destin ».
Ils n’ont pas de demande, dit-on. Pourtant, ils ne sont pas sans lancer un appel, appel à ne pas être laissé pour compte. Aussi, la prise en compte judiciaire des mineurs doit avoir pour fonction de s’emparer d’un appel qui s’ignore, celui d’être reconnu, compté, nommé.
Le juge, agent d’une rencontre qui, sans lui, n’aurait jamais eu lieu
S’ils ont à répondre de leur acte devant un Juge, au nom de la loi, le psychologue dans le cadre de la Justice, est celui qui les amène à répondre de leur position de Sujet de leur acte, au nom de la Loi symbolique et de l’interdit fondamental d’où se constitue tout Sujet.
C’est à ce carrefour clinique du judiciaire qu’ils peuvent se découvrir vivants, autrement que dans la vibration immédiate de leur corps, mais vivant de s’étayer sur un passé à construire.
Le juge est alors non seulement représentant de la loi, mais prend aussi sa dimension symbolique d’être agent d’une rencontre clinique qui sans lui n’aurait jamais eu lieu.
La sanction ne peut trouver sa portée structurante, qu’à s’appuyer sur ce point nodal du dispositif propre à la Protection Judiciaire de la Jeunesse, qui ouvre à la parole et à la mémoire revisitée, au sein d’une procédure judiciaire qui l’exclut.
Le magistrat, en donnant cette possibilité à celui qui a violé la loi, de s’engager dans cet acte de parole, l’introduit à la Loi humaine, la Loi du langage.
L’acte clinique, relance d’un processus de pensée qui s’est gelé
Dans le cadre de la procédure judiciaire, l’acte clinique est un temps de scansion qui doit donner lieu à la construction d’une demande, pour que le réel de la violence s’articule en réalité psychique.
Le psychologue à la PJJ, dans sa position d’analyste, offre à celui qui, sans le juge n’aurait jamais consulté, la possibilité de rencontrer sur son parcours un autre qui écoute ce qui n’a pas encore pris mot pour se dire. Il mobilise en ces adolescents ce qui se parle en eux, sans eux. En eux, dans le réel de leur corps, faute de n’avoir pu en passer par le défilé de la parole. Là où l’angoisse les saisit par le corps pour passer-à-l’acte, la mise au travail psychique est un enjeu vital, pour qu’ils se reconnaissent et renaissent d’une histoire bousculée, d’une histoire refoulée,
Le psychologue se fait l’Autre d’une lame de fond adolescente, pour qu’elle s’arrime aux coordonnées, aux cordes d’une histoire, dont la trace est effacée.
Si la fonction clinique au sein de l’institution judiciaire se justifie d’être inscrite dans une procédure, l’enjeu clinique implique d’y prendre appui pour s’en dégager, faire appel d’air, faire coupure. A cet effet, le clinicien doit se dé-placer par rapport à la demande du juge, pour soutenir un écart qui garantisse son acte.
Faire d’un événement judiciaire, un avènement de parole
Répondre judiciairement à l’acte, systématiquement, mécaniquement, répétitivement , -« à chaque acte, une réponse (pénale)»- dans le court-circuit de la causalité psychique, sont les dernières consignes, qui réduisent le psychologue à la fonction « d’enquêteur de personnalité » du Juge dans un cadre investigateur.
Cependant, si la visée première est de répondre à la demande du juge, on passe à côté de l’essentiel, de ce qui fait l’essence d’une souffrance impensée, qui s’est bétonnée.
Aider à la décision du magistrat, certes, mais de surcroît, dans un après-coup de l’acte clinique qui fait d’un événement judiciaire, un avènement de parole.
Alors seulement, la réponse judiciaire à des actes in-sensés aura quelque chance de s’inscrire subjectivement, pour prendre sa portée signifiante.
Ne pas céder sur l’Ethique du Sujet
Là où l’Ordonnance de 45 interrogeait la réalité des faits à la lumière de la réalité psychique, les derniers remaniements en détournent l’esprit en la recentrant sur un objectif de « mise au pas », qui vient empêcher de « prendre pied », de s’enraciner dans un monde habité de liens, de mémoire et de projets.
S’il a toujours fallu se battre pour faire entendre la dimension vitale d’une clinique dans le cadre judiciaire, qui se fonde d’être là pour un jeune et par le juge, cette fonction se fait plus que jamais incompatible avec les exigences administratives et judiciaires.
Car soutenir la dimension de la clinique dans le cadre judiciaire, c’est avant tout, ne pas céder sur l’éthique du Sujet qui fonde notre Acte. C’est élever le délit à sa dimension de question, faire surgir du cœur de l’acte anti-social, un conflit qui n’a pu advenir, un conflit à (faire)venir. C’est mettre en place des repères, pour que se mette en sens ce qui s’est agi , afin que ces adolescents retrouvent le désir de s’inscrire dans une réalité sociale vivante et vivable, une réalité qui donne envie de vivre.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Comment soutenir un acte clinique, quand les normes en vigueur ne laissent pour choix que l’abattage ou le saupoudrage ?
Ainsi, avec mon départ, et la disparition annoncée de mon poste -mais une bonne surprise est toujours possible- la psychologue restant seule sera concernée directement par 200 mineurs plus ou moins à la dérive, et aura à travailler avec les 8 éducateurs qui en assurent le suivi. Il faut gérer la pénurie !
Alors que l’établissement d’un lien de confiance est le support de toute dynamique relationnelle, comment les cliniciens soutiendront-ils leur acte de défrichage, de déchiffrage et de mise en sens d’un agir hors-sens, quand il s’agit d’appliquer des mesures répressives de « contrôle judiciaire » et de « sursis mise à l’épreuve », avec menace de prison à la clé ?
Quelle marge de manœuvre devant un mode de gestion centralisé de la délinquance, qui introduit ses techniques de normalisation, ses référentiels de mesures, avec fiches techniques, questionnaires directifs, procédures obligatoires , et « recommandations de bonnes pratiques professionnelles », dans le déni de la singularité et de la subjectivité, dans le déni de l’inventivité de chacun?
Où trouver les ressorts du lien vivant et moteur de la relation, qu’on appelle transfert, quand la volonté d’uniformiser les pratiques révèle le fantasme d’en finir avec le singulier, au profit d’un mode de prise en charge débarrassé de ses scories affectives.
La prise en charge contractualisée par un document établissant les objectifs et les moyens de les atteindre, sur un mode comportementaliste, permettra ainsi d’évaluer les résultats d’une rencontre stérilisée, et donc stérile, une rencontre vidée de sa résonnance psychique, qui ne s’interroge plus mais programme.
La boucle se boucle enfin sur une logique performante, avec la LOLF, loi organique relative aux lois des finances, qui indexe les budgets sur des objectifs de performance, dont les critères sont définis par les Administrations Centrales.
Une stérilisation de la rencontre
Illustration scientiste de ce déni de la causalité psychique, un récent rapport de l’INSERM préconise de dépister, dès 36 mois, les enfants présentant des troubles de conduite, pour les soumettre à des protocoles comportementalistes, avant de les ficher comme futurs délinquants. Beaux jours en perspective pour la justice des mineurs…
Programmer, dresser, conditionner, normaliser, mesurer, quantifier, évaluer… autant de noms de cette entreprise déshumanisante, qui réduit l’homme à ses comportements.
C’est donc avec regrets, après un long parcours d’investissement au sein d’une équipe, de transmission et d’élaborations* de ma clinique, que j’ai pris la décision de ne plus participer de ce projet réducteur, qui porte atteinte au devenir de ceux qui nous sont confiés.
A Paris, Novembre 2005