dimanche 18 septembre 2005
Monsieur le Ministre,
Je suis un homme banal. Et plus exactement un homme réel. L'homme réel que je suis marche dans des rues réelles de villes réelles comme Montpellier, Préfecture de l'Hérault, département réel. Dans ces rues patrouillent sous votre autorité des agents réels de la force publique et c'est une patrouille réelle de tels agents que j'ai rencontrée le 28 avril 2004 vers 23h30 dans la rue de Verdun, à Montpellier. Je suis en outre professeur de littérature dans un lycée réel de France et poète, un peu comme vous êtes ministre de l'Intérieur et amateur de poésie. Le poète est professeur et le professeur poète et l'homme réelles deux à la fois à chaque instant de sa vie. J'ai donc rencontré dans la rue de Verdun une patrouille d'agents assermentés sous votre autorité dans l'exercice de leurs fonctions, dans l'étrange exercice bien réel de leurs fonctions, molestant un homme à terre ayant le visage en sang, plaqué contre les pavés par plusieurs genoux, laissait encore entendre une voix, d'homme réel, une voix de supplication. Cet homme réel implorait vos agents de ne plus le battre, prière très raisonnable, étant donné que l'homme en question, menotté, cerné par une quinzaine d'agents se trouvait dans l'incapacité évidente de nuire â quiconque. De tels motifs n'ont, semble-t-il, pas été jugés suffisants pour que cesse cette violence gratuite. Un visage est un visage. Un visage battu est un visage qui me regarde, une voix qui implore appelle et par conséquent m'appelle. Au professeur de lettres et au poète j'ajouterai, sans froisser quiconque, que je suis aussi un citoyen réel, bien réel: il est vrai que mon métier consiste justement à former des citoyens responsables et conscients de leur dignité d'homme et de citoyen. Je n'ai à cet égard et dans ces circonstances rien fait d'autre que de demander, avec la politesse rigoureuse qui est la mienne, à vos agents assermentés si une telle violence était bien nécessaire. On m'a répondu de m'occuper de mes oignons. Je n'ai malheureusement pas de jardin potager, en revanche, il me semble que je possède une conscience aiguë de ce que je nommerai, faute de mieux, le sens moral. Repoussé à plusieurs reprises et de plus en plus violemment, j'ai lancé cette phrase qui a dû paraître incompréhensible et agressive à vos services: « Je n'admets pas que dans le pays de Montaigne et de Voltaire on traite un homme de la sorte! », phrase bien naïve quand j'y repense. Le reste de la nuit du 28 au 29 avril 2004 m'a fait basculer dans un cauchemar assez insoupçonnable. Arrêté sous le prétexte fallacieux et qui serait burlesque s'il n'était pitoyablement effrayant, que j'aurais tenté de battre un agent féminin qui se jetait sur moi les deux poings en avant au cri de « On me bat !», j'ai été conduit, non sans que l'on violente mes mains en serrant fortement les menottes qui me liaient, dans ce que l'on peut bien appeler les lamentables abîmes de la République, la cave des gardes à vue. Montaigne et Voltaire, il est vrai, pâliraient à la découverte de ce qui s'y passe. Ce cauchemar, malheureusement, n'avait rien de fortuit, ce cauchemar était, à ma stupeur, organisé. Quelle surprise n'a pas été la mienne lorsque j'ai appris que j'étais en sus accusé d'avoir insulté vos agents assermentés dans les termes de: «facho s, nazis, SS, antisémites, racistes ». Au lecteur scrupuleux de Primo Levi et de Robert Antelme que je suis, de telles accusations ne sont pas seulement bouleversantes, elles sont ignobles. Je me bats chaque jour afin d'éviter amalgames et confusions, pour que la mémoire soit contenue dans son intégrité et voilà que l'on m'impute ce discours invertébré et, comme je l'entends, insultant à l'égard de six millions d'exterminés pour lesquels notre dette est infinie. Les mots ne sont pas des marionnettes, en user de cette manière perverse ne peut aboutir à rien d'autre qu'à certaines banalisations qui me font horreur. Que vos agents assermentés en gardent l'entière responsabilité mais qu'il soit clair, entre vous et moi, qu'une telle rhétorique propagée à leur convenance par vos agents afin d'étouffer un geste républicain et humaniste ne peut manquer de se retourner contre la République que nous servons.
Aujourd'hui, l'honneur que je conserve intact en moi n'a besoin d'aucun tribunal pour être lavé et rétabli. En revanche, vos agents qui n'en ont guère trouvent bon de m'enfoncer le visage dans la boue en me réclamant des sommes exorbitantes sous le prétexte que mon témoignage rendu public auprès des seuls poètes et amateurs de poésie, dont vous êtes, aurait sali leur honneur. Etrange honneur que celui-ci qui ne redevient blanc que dans l'argent. Autant de faits qui ne sont évidemment pas les valeurs sur lesquelles se fondent l'acte poétique, l'enseignement ni la formation du citoyen. Une question demeure donc à vous poser, à vous, Monsieur le Ministre, ainsi qu'au Président de la République: comment est-il encore possible d'enseigner des valeurs qui se révèlent illégales dès qu'elles s'appliquent à la police notre pays? En d'autres termes, me demande-t-on d'accomplir l'ignoble travail de défendre en paroles la dignité humaine dans mes classes tout en me gardant, sous peine d'être impitoyablement brisé, d'en appliquer l'impératif moral en acte? L'école de la République (et je n'ose même plus parler de la poésie) est-elle théorique, pratiquement nulle?
Les mois qui ont suivi ce cauchemar hélas républicain m'ont conduit à tant de témoignages similaires au mien, à tant de vies brisées par vos services que je ne puis que m'en insurger. Que la chose arrive à un professeur agrégé de littérature et poète, c'est-à-dire empreint d'une éthique sévère du langage, le fait, je vous l'accorde, est rare. Mais tel n'est pas le cas de milliers de jeunes gens qui n'auront malheureusement pas les moyens linguistiques, financiers et donc juridiques de faire entendre clairement leur juste cause. Je pense à eux, dans ces moments pénibles que je vis pourtant si loyalement et amicalement entouré. Je pense aussi aux valeurs irréductibles que nous ont léguées la Résistance et ses poètes, en tête desquels ce René Char auquel je suis attaché autant que vous.
Les plaintes pour outrage et rébellion se multiplient depuis quelques années à un rythme exponentiel qui n'a aucune commune mesure avec l'augmentation faible des délits et des plaintes pour violence portées par la police (en cette occurrence les agents ont tout de même besoin de fournir un certificat médical ce qui n'est pas le cas pour la plainte d'outrage et rébellion). Le sociologue Fabien Jobard a constaté au terme d'une étude portant sur plus de 1500 affaires d'infractions à dépositaires de l'autorité publique jugées que les policiers se constituent plus fréquemment partie civile lorsque le prévenu est d'origine maghrébine que lorsqu'il ne l'est pas. Pourquoi ? Les peines de prison sont elles-mêmes plus sévères à l'égard des prévenus d'origine maghrébine. Pourquoi ? Les fameuses zones de non-droit s'avèrent, à l'encontre de tout le bavardage des gens mal informés qui n'y vont d'ailleurs jamais, des zones d'une surveillance qui s'apparente à un véritable harcèlement juridique. Pourquoi? Dans la deuxième moitié de l'année 2004, vos services de la région Rhône-Alpes ont eu l'effroyable privilège de tester une nouvelle arme d'interpellation, pistolet électrique dont la décharge provoque sur la personne de l'interpellé l'équivalent d'une crise d'épilepsie. J'ai rencontré le frère de la première victime de cette manière ignoble d'appréhender un homme. Le garçon en question, qui n'avait pas commis le moindre délit et qui n'a servi somme toute que d’expérimentateur, n’a même plus la force morale de se défendre d'une arrestation arbitraire, autoritaire, indigne de la République. Il purge passivement une peine de prison pour outrage et rébellion.
Qui a été l'outragé? Le violenté? Le brisé?
Vous direz que tout cela n'est plus de votre ressort, que de telles souffrances relèvent de la seule justice. Je vous répondrai que l'incroyable appareil de protection et de bienveillance conféré à vos services l’a été par votre ministère, qu'il s'agisse de vous ou de vos prédécesseurs, toutes couleurs politiques confondues : ce lamentable droit de demander pour son propre compte des dommages et intérêts dont bénéficie la personne privée de vos agents est un droit abusif dont le ministère de l'Intérieur est le garant. Il ne fait illusion à personne qu'un tel droit n'a d'autre motivation que celle d'arrondir le salaire de certains fonctionnaires de la République. Serait-il possible que le ministre veuille bien avoir un jour conscience que certains de ses propres agents ont la fâcheuse tendance d'en abuser ? Serait-il possible que cette parole d'évidence parvienne jusqu'aux oreilles des autorités ?
Brice Petit
Les poètes, humains plus que prométhéens, de ce pays, attentifs au respect de la personne humaine et du langage qui nous lie les uns aux autres, respectueux du visage de l'autre, de l'anonyme qui vient à nous, suffisamment conscients que bafouer les mots c'est bafouer la liberté toute entière, demandent au ministre de l'Intérieur Dominique de Villepin :
• de faire en sorte que ses services agissent en toute circonstance dans le respect de la vérité et de la dignité humaine
• que ces principes élémentaires de la République soient rappelés avec force aux gardiens de la sécurité publique et qu'ils soient au centre de l'apprentissage de ces métiers
• que les services chargés de la sécurité soient invités à n'abuser en aucune sorte des droits qui leur sont conférés et que, si tel était le cas, de véritables organismes de contrôle républicain puissent en être saisis, et, le cas échéant que ces droits soient réexaminés
• que les vexations multiples dont les centres d'arrêt de gardes à vue sont le théâtre soient abolies
• que l'on veille scrupuleusement à l'égal traitement de tous les citoyens en ce qui concerne les peines d'outrage et rébellion et que celles-ci soient soumises à un contrôle rigoureux afin que leur augmentation injustifiée cesse