mardi 04 mars 2025
Le projet : archéologie d’un concept… 1
Un peu d’histoire…
En 1421 la construction de cathédrale de Florence est pratiquement achevée, mais demeure au centre un trou béant. Aucune connaissance, aucune technique ne permet de résoudre la fabrication d’ il Duomo , la coupole qui doit la surmonter.
Le 19 août 1418, un appel d’offre est lancé. Filippo Brunellesci. revenu exprès de Rome pour travailler sur la coupole, avait déjà envisagé un modèle pour le Musée de l’Opéra. Une anecdote, que l’on attribue à Christophe Colomb, l’a rendu célèbre : la « dispute de l'œuf » (la disputa dell'uovo ) racontée par Vasari. Ses concurrents à l’appel d’offre demandent à voir son modèle de coupole. Brunelleschi refuse mais propose que soit choisi l’artisan capable de faire tenir un œuf debout sur une plaque de marbre, comme preuve de son savoir-faire. Aucun des postulants n’y parvient et alors Brunelleschi leur montre la solution en écrasant légèrement la base, ce qui le fait tenir en équilibre. À la fin, il emporte l’appel d’offre… Et il invente la maquette qui permet de résoudre, dans l’anticipation et dans l’espace, en petit des questions techniques que l’on peut ensuite projeter en plus grand. Il nomme cette invention : progetto.
Il existe des sociétés sans projet, et il a existé en Occident, où le concept de projet explose, des époques sans projet. En effet, pour anticiper dans le temps, il faut qu’une culture ait construit une conception du temps linéaire, permettant la projection en avant. Une conception du temps cyclique, présentant comme espace de représentation de la réalité, un éternel retour des mêmes phénomènes naturels des saisons, est beaucoup plus propice à des conduites rituelles qui visent à s’assurer auprès des dieux qui les gouvernent, le retour du même, qu’à des conduites à projet qui parient sur l’imprévu et tentent de l’apprivoiser. Le projet est de plus la matérialisation d’une intention qui s’autodétruit. Cela sera un point d’achoppement dans la méthodologie : le projet n’est pas sa réalisation. Entre projet pensé et projet réalisé, il y a un écart. C’est dans la mesure de cet écart et dans le sens qui lui est donné, que réside la clé d’un autre mot dont le secteur éducatif fait aussi une grande consommation : l’« évaluation ».
Petite exploration historique. Dans les langues grecques et latines, on ne saurait trouver l’équivalent du projet. Les anciens emploient des périphrases. Ainsi, Aristote dans L’Éthique à Nicomaque emploie deux termes : proairésis , au sens de choix moral et bulésis , but déterminé. Si le propositum existe en latin, c’est avec le sens de proposition, terme qui est loin de recouvrir la notion de projet. On emploie dans la langue de l’Empire des périphrases comme quid cogitant (ce qu’ils pensent) ; quid mente agitavi (ce qui me préoccupe) ; mihi est propositum (mon dessein est de) etc.
Il faut attendre le xve siècle pour qu’un peu partout en Europe fleurisse la notion de projet. Le mot, en français, est historiquement daté de 1480 selon les philologues. On en connaît deux occurrences, sous forme d’un doublet : « pourjet » et « project ». Le terme désigne d’abord des éléments d’architecture placés en avant d’un bâtiment, tels les balcons. Le verbe « pourjeter » existe avec une double acception militaire : pousser une reconnaissance vers une ville, faire un plan d’attaque. On connaît au projet un ancêtre indo-européen, puisque la racine ye englobe l’idée de lancer, jeter. Le mot transite par le grec ( ienaï : lancer) et le latin ( jacere , jeter ; puis pro-jacere : jeter en avant ; famille nombreuse sur le plan sémantique, à l’origine d’objet, sujet, rejet, et… bien sûr notre projet).
Il faut cependant saluer le Quattrocento italien pour avoir donné naissance au projet dans son sens le plus moderne. C’est d’abord un terme d’architecture utilisé dans la foulée de Giotto, par Brunelleschi, bientôt théorisé par Alberti et le grand Léonard de Vinci. Brunelleschi invente les lois de la perspective et, en séparant la conception architecturale et ses modes d’exécution, il donne le coup d’envoi à la notion moderne de projet : projection dans l’espace et dans le temps. Le Quattrocento, point historique de rupture épistémologique, met en œuvre dans la pensée et l’action le concept de projet, étranger à la pensée du Moyen Âge, marquée par la conception d’un temps répétitif, comme l’ont montré les travaux de Philippe Ariès.
La Renaissance, bien nommée, est entièrement baignée par l’ambiance du projet. Entre 1548 et 1642, en à peine un siècle, des savants révolutionnent les représentations de l’univers. Successivement, Giordano Bruno 2 , Nicolas Copernic et Galilée mettent à mal la représentation géocentrique de l’univers et débouchent, preuves à l’appui, et en courant certains risques face à l’autorité, sur une vision du monde où ni la terre ni l’homme ne sont le centre de l’univers.
Dans les siècles qui vont suivre, c’est tout le système centralisé qui est touché : des hommes et des explorateurs aussi différents que Christophe Colomb ou Descartes, dans cet espace de projet libéré par les nouvelles représentations, mettent indirectement en cause ce qui représente hiérarchiquement le centre : Dieu, la Terre, le Roi. Un grand travail de décentrage commence alors à opérer et à refaçonner l’espace social et culturel.
On assiste peu à peu, au fil des ans, à la naissance de la raison, du libre arbitre, de l’homme acteur et responsable de son destin. C’est la notion de projet qui vient précipiter cette révolution de la pensée. L’homme se détache des principes transcendants et se met, pour reprendre une expression du poète carcassonnais Joël Bousquet, à « épouser son destin ». Cette pensée nouvelle qui envahit l’Occident modifie profondément les représentations de chacun. Elle se veut à la fois projet du monde, projet de la pensée et de l’action. Les hommes entendent agir sur leur environnement. L’aboutissement de cette perspective trouvera son acmé avec la philosophie des Lumières où, accolée à la notion de projet, commence à se détacher celle de progrès, notamment dans le sens du changement social.
Avec ces représentations nouvelles la Révolution est alors mûre pour donner naissance à l’État moderne, et à la forme républicaine de gouvernement que nous connaissons aujourd’hui, la démocratie. L’homme s’institue comme acteur de sa propre histoire. Le xviiie s’achève dans une critique universelle sur tous les fronts, dans la littérature, la morale, la religion, la politique, la philosophie, les sciences… Si l’homme peut influencer l’histoire en faisant des projets, il peut alors penser, comme le fait dire Pierre Corneille à son personnage Britannicus : « Je suis maître de moi comme de l’univers. » Notons cependant que c’est principalement cette dimension de maîtrise illusoire, ce nouveau centrage de l’homme sur soi, que l’invention freudienne viendra battre en brèche : le moi n’est pas maître en la demeure ! Avec la découverte de l’inconscient en 1896, Freud opère une troisième révolution, après celles de Copernic et de Darwin, un troisième décentrage.
L’avant-Révolution voit fleurir une somme impressionnante de publications où la notion de projet est centrale et témoigne d’une activité intense de ce que l’on appellerait aujourd’hui la « prospective ». Que l’on en juge plutôt : 1697, Daniel Defoe (l’auteur de Robinson Crusoé) : An Assay Upon Projects ; 1750, Jean-Jacques Rousseau, Jugement sur le projet de paix universelle ; 1795, Emmanuel Kant, Projet de paix universelle etc. Nous en arrivons dans ces années qui bousculent l’histoire à la naissance du projet comme projet de société. Cette notion sera reprise par la philosophie allemande, notamment par Fichte qui développe une véritable philosophie du projet. Partant de la pensée de Kant, il en retient deux idées de base : le refus des dogmatismes et la raison pratique comme source de liberté. Le projet s’exerce au niveau individuel : c’est l’effort de la lutte de l’homme pour conquérir sa liberté de pensée et d’action qui pousse chaque membre d’une société à former une communauté d’hommes libres. Notons au passage que la pensée de Marx trouve ici ses premières racines. Sur le plan collectif, Fichte défend la dimension relationnelle du projet, car il met en interaction le sujet et son environnement.
Le point de vue de Rousseau, en France, présente l’envers de celui de Fichte. Il critique le progrès qui a fait chuter l’homme de l’état de nature à une société qui l’a corrompu. « L’homme naît libre, la société le déprave », affirme Rousseau. Seul le contrat social peut corriger les méfaits du progrès. Mais, finalement, Rousseau y croit-il ?
C’est toujours en Allemagne, au xixe et au début du xxe siècle, que la notion de projet poursuit son chemin à travers le mouvement philosophique que l’on nomme la « phénoménologie » et dont les principaux représentants sont Schelling, Brentano, Husserl, et plus près de nous, Heidegger. Schelling est un des derniers, vers les années 1800, à employer explicitement le terme « projet », notamment dans un ouvrage paru en 1809, Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine et les objets qui s’y rattachent . Après quoi, le concept de projet se perd pour n’être repris que trois quarts de siècle plus tard, à partir de la notion d’intention (notion déjà présente dans la philosophie de Thomas d’Aquin). L’intention porte sur un objet de connaissance, un objet que l’homme désire (comprendre, aimer, s’approprier…). Brentano, un des maîtres de Freud en philosophie, et Husserl, insisteront sur le fait qu’il n’est de conscience qu’avec un objet : toute conscience est conscience de… Enfin, Martin Heidegger, dans les années trente, fait revivre en philosophie le projet. « Le sort de l’individu, affirme-t-il, est de prendre conscience de son existence comme une existence en relation. » L’homme, pour Heidegger, a la capacité de devenir en raison de sa liberté. « Comprendre signifie exactement se projeter en visant une possibilité ; à travers le projet, se tenir à chaque fois dans la possibilité. » Mais dans le projet et les projections de l’homme vers son devenir, il y a une limite : « l’être-pour-la mort ». Le projet s’éteint dans son dynamisme avec le vieillissement et la mort. « L’être-au-monde », pour Heidegger, est un être de projet, « un être en avant de soi, tendu vers ses possibilités », mais c’est aussi un être toujours déjà déchu par l’angoisse et la perspective de la mort.
En France, deux disciples de Heidegger, formés par lui en Allemagne, prennent le relais : Sartre et Merleau-Ponty. Sartre, dans son petit et non moins célèbre ouvrage L’Existentialisme est un humanisme affirme que « la réalité humaine existe d’abord comme manque ». C’est ce qui provoque une mise en projet permanente. L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. L’homme est d’abord un certain projet qui se vit subjectivement. Rien n’existe préalablement à ce projet : l’homme sera d’abord ce qu’il a projeté d’être. « Peu importe ce que l’on a fait de nous, résumera Jean-Paul Sartre, ce qui compte, c’est ce que nous ferons de ce que l’on a fait de nous. » On conçoit ce qu’une réflexion sur l’acte éducatif, visant l’autonomie et la responsabilisation des sujets, peut tirer d’un tel enseignement. Merleau-Ponty, pour sa part, dans sa Phénoménologie de la perception , parue en 1945, confirme que « le monde est inséparable du sujet, mais d’un sujet qui n’est rien que projet du monde, et le sujet est inséparable du monde, mais d’un monde qu’il projette lui-même ».
Dans le champ éducatif…
Le terme « projet », dans ses aspects d’anticipation et de prévision de l’action, nous arrive donc, dans le champ éducatif, lourdement chargé de ces diverses occurrences. Il fleurit aujourd’hui sous des aspects technicistes et pragmatiques, qu’il faut bien questionner à la lumière de l’histoire. Le projet technicien de la modernité (la planification, la programmation, la prospective, la futurologie) est entaché d’un paradoxe. Il est à la fois une aide à la maîtrise rationnelle de l’existence, mais aussi une tentative de recherche d’un idéal impossible. C’est Freud qui le premier, en formalisant l’hypothèse de l’inconscient, fiché au cœur de l’homme, introduisit cet impossible, véritable coup d’arrêt à la toute-puissance du moi. « Le courant psychanalytique, précise Jean-Pierre Boutinet, fait référence au concept d’Idéal du Moi, pour montrer cette quasi-impossibilité de l’enfant que nous restons toujours, d’accéder un jour au statut d’adulte, et de tendre vers un état de perfection dans lequel enfin nous pourrions nous reconnaître et nous satisfaire. Seule la voie étroite de la sublimation pourrait ouvrir au projet des perspectives de formalisation aujourd’hui peu exploitées. » 3 Jacques Lacan, faisant retour à Freud, insistera, en dégageant la catégorie du réel, pour décrire cette part de l’homme comme impossible, ce sur quoi l’homme n’a pas de prise et sur quoi il se cogne.
Il faudra, dans tout projet éducatif, tenir compte de cette dimension d’impossible qu’avait déjà repéré Freud en parlant des métiers impossibles : diriger, éduquer et soigner, impossibles parce qu’on « peut y être sûrs d’un résultat insuffisant ».
Si le concept de projet conserve son sens comme « intention d’une transformation du réel » (Cornelius Castoriadis), il est aussi lourdement désidéalisé par ce qui échappe à la maîtrise de l’homme : dans le projet, il y a toujours quelque chose qui rate. Et pourtant, comment vivre sans projet, puisque le projet est la mise en forme du désir du sujet et des collectifs. C’est aussi ce qui les pousse en avant, même si parfois il les conduit à leur perte. Le projet n’est pas l’action, car il y a dans tout ce qui arrive dans la vie une part d’imprévu, d’aléatoire et d’indécidable.
Lacan parle quelque part de « la profonde méchanceté qui se cache derrière tout projet éducatif ». Cette petite phrase m’a poursuivi et mis au travail. Dans un premier temps, j’en fus agacé. L’affirmation semble acide. Mais à la seconde lecture, cette phrase s’éclaircit. En effet, à la base de tout projet court quelque chose de la maîtrise et du contrôle exercé sur l’autre. Et voilà bien la méchanceté que dénonçait Kant à sa façon : vouloir le bien d’autrui est la pire des tyrannies ! Bref, comme dans tous les métiers de l’humain, il s’agit avant toute action de sonder les cœurs et les reins, bref de se soumettre à la question que nous légua jadis François Tosquelles : « Et toi, qu’est-ce que tu fous là ? » Il est d’autant plus difficile de questionner cette place (forte) que le projet est le plus souvent enveloppé dans un discours humaniste, bien-pensant, bienveillant, esthétique, dynamique, idéal, bref… 100 % éducatif ! Si, par exemple, l’on prend les discours récents qui trament les projets autour de l’insertion, l’on constate qu’ils partent tous de postulats simplistes. En gros, l’analyse qui précède la mise en place des projets d’insertion se réduit à une ritournelle : des personnes, jeunes ou moins jeunes, sont décrites comme débranchées du social, en rupture de lien, et l’on ajoute que c’est ce qui constitue la source de toutes leurs souffrances. Si, grâce à un projet, l’éducateur les remet à flot, les insère, la souffrance se tarira. Tout cela enveloppé dans de jolis mots : intégration, inclusion, socialisation, autonomie, principe de réalité… Pratiquement tous les projets actuels partent de cette logique interventionniste implacable : un être est considéré comme inadapté ; un éducateur a une idée du droit chemin à suivre ; il forme un projet d’insertion. En fait, rien n’est questionné de la position du sujet dans ce qui lui arrive. Ni du côté éduqué ni du côté… éducateur ! Qu’est-ce qu’il lui veut l’éducateur à ce prétendu « désinséré » ? À prendre le projet dans le fil de la clinique, nous ne pouvons omettre une donnée aussi essentielle. Un éducateur serait possédé par l’idée de ce que doit être le bon chemin : l’insertion, l’autonomie… Il en connaît un rayon sur le « souverain bien », pour reprendre la terminologie d’Aristote. Il veut le bien de l’autre. Ce souverain bien, dont les contours ont été dégagés par la norme sociale et ceux qui entendent l’appliquer à tous crins. Dans L’Éthique à Nicomaque , Aristote développe la thèse d’un ordre du monde auquel il convient de nous conformer : tel est entre autres, le rôle de l’éducation. Mundus en latin, et cosmos , en grec, ne signifient-ils pas l’« ordre universel », le « souverain bien » ? Il s’agit pour les individus d’être conformes à un ordre aussi parfait, pour tendre eux-mêmes vers un peu plus de perfection. Voilà ce qui gouverne la pensée éducative depuis vingt-cinq siècles, l’idée de la normalisation. Et il ne semble pas, au contraire, que l’époque moderne change vraiment de voie. C’est ne tenir aucun compte des travaux de Freud et de ses élèves, ni de travaux de pédagogues tels que Freinet ou Deligny.
À partir de la découverte de l’inconscient, Freud explore une autre dimension, subjective celle-là, de la réalité. Son angle d’attaque de la question éducative part de la recherche d’une réalité posée comme intérieure au sujet et en mouvement. Cette conception vient révolutionner notre vision bien huilée d’une réalité objective et normative, à laquelle il faudrait se conformer, balisée par le discours de la science, notamment dans sa version des sciences dites « sociales » ou « de l’éducation ». Freud met à mal nos fantasmes de maîtrise et de normalisation dans le travail éducatif. Ce qui ordonne le monde pour le sujet, ce qui structure sa réalité, est à chercher du côté de l’inconscient, lequel à être « structuré comme un langage » (Lacan), est à entendre chez chacun dans sa singularité, dans l’espace de parole qui le fait advenir.
Freud fait faire à la notion de projet une véritable révolution copernicienne. En effet, si la réalité du monde est construite pour chacun subjectivement, articulée dans le langage commun de l’époque, l’ épistémê, c’est de ce point de vérité du sujet qu’il faut partir dans tout projet éducatif. Donc partir du désir : désir de l’éduqué (sic !) et du désir de l’éducateur. C’est pour ces raisons, si l’on en croit son Malaise dans la civilisation daté de 1929 (le premier titre allemand, plus précis, parle de malheur dans la culture), que Freud a toujours émis les plus grandes réserves sur les projets éducatifs.
Il faut du temps, beaucoup de temps, et du travail, pour débusquer ce qui se trame dans l’ombre généreuse de tout projet, et qui masque bien souvent la face féroce d’une volonté de pouvoir sur autrui. Il faut du temps pour déminer un projet de toutes ses petites bombes à retardement que la pulsion de mort, présente chez chacun, a déposées. Il faut du temps pour mettre à jour son désir, et tel le chercheur d’or apprendre à en laver les scories qui l’étouffent. Il faut du temps pour ouvrir un projet à la présence de l’autre, pour qu’il s’y sente accueilli, pour qu’il puisse en partager tout le cheminement. Il faut du temps à un éducateur pour ouvrir un projet qu’il porte et qui le porte à la surprise, à l’inouï, à l’insu, à la rencontre non programmable avec l’autre. Il faut du temps pour intégrer dans un projet éducatif ce qui forme l’essence du projet de vie de l’autre. Il faut du temps pour déboulonner en soi la statue d’un petit dieu, d’un petit maître, qui préside, telle une entité tutélaire, à la mise en œuvre du projet et sa collectivisation. Il faut du temps pour ne pas céder sur son désir et entendre que, comme le dit Lacan, « le désir de l’homme, c’est le désir de l’autre ». Le Désir désiré est le titre d’un ouvrage étrange de l’alchimiste du Moyen Âge, Nicolas Flamel. Un autre de ses livres est intitulé Le Livre des laveurs . Il faut sans doute soumettre à la « laveur » tout projet éducatif et ne pas s’y lancer à corps perdu. Cette « laveur », cette catharsis , comme Freud avec Josef Breuer nomma dans un premier temps la psychanalyse, terme qui signifie la « purification » en grec, n’opère que dans le langage. En parlant en équipe avec ses collègues de travail, en confrontant ses idées sur le projet, en les soumettant à la critique et aux commentaires, l’éducateur clarifie ses intentions. C’est un long travail de sublimation et de… renoncement. « Le renoncement ne prend pas, précise Martin Heidegger, il donne. »
Faute de ce travail d’éclaircissement sur la part de méchanceté présente dès que l’on se met en tête d’agir sur autrui, l’éducateur est vite acculé au désespoir : ceux qui lui sont confiés ne répondent jamais à ses attentes, ils ne se soumettent pas à sa volonté et ne font jamais ce qu’il veut leur imposer « pour leur bien » … En fait, nul n’est jamais conforme. Les autres ne sont jamais là où nous voudrions les assigner à résidence. C’est notre propre « normose » – une catégorie psychopathologique inventée par Jean Oury – qui se trouve battue en brèche. Mais c’est peut-être aussi au prix de ce déchirant questionnement que quelque chose du projet peut se poursuivre. Question d’éthique.
Depuis pas mal de temps le concept de projet a peu à peu envahi le champ éducatif, dans les institutions sociales et médico-sociales et en centre de formation. Ce que je préfère cerner comme « se mettre en projet », c’est-à-dire une mise en mouvement d’un collectif ou d’un sujet, est gravement rabattu sur une conception instrumentale du projet : « faire des projets ». Le projet ne peut vivre que parce qu’il est un lieu de projection du désir et de sa formulation ; mais aussi parce que fondamentalement, comme tout vrai processus désirant, il rate son objet et dérive de son but, pour ouvrir sur des horizons insoupçonnés. C’est tout le sens de l’épopée de Christophe Colomb, parti pour ouvrir une voie nouvelle verts les Indes Occidentales, et qui découvre un nouveau monde. Ce ratage, à intégrer à tout projet, signe que de l’humain (non-programmable) l’a habité, est à prendre en compte dans les processus d’évaluation. Or une conception de plus en plus mécaniste et quantitative de l’évaluation, faisant appel soit à des grilles de bilan, soit aux experts extérieurs à l’action, va à l’encontre de ce qui est ici visé. Ce qu’il s’agit de produire, dans un projet, ce n’est pas un objet, si beau soit-il. Ce que doit viser tout projet c’est à produire du sujet et des collectifs de sujets. C’est d’un tout autre ordre. C’est ce que nous ont bien montré les travaux d’Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne . Un certain nombre d’acteurs du secteur social et médico-social se sont appuyés à tort sur mon travail et celui de quelques autres auteurs, pourtant très nuancé et très critique sur le projet, pour avancer vers une maîtrise des actions et des populations qui ne peut que conduire au pire. Des échanges sur cette question avec Jean-Pierre Boutinet, qui m’a beaucoup apporté dans ses recherches sur l’ Anthropologie du projet , ne font que confirmer mes craintes : le projet a peu à peu été remplacé par une pratique managériale produisant un peu plus d’aliénation chez les personnels et les populations prises en charge. Il s’agit donc de retrouver l’essence du projet comme espace collectif de projection du désir de chacun, espace d’invention, de création, et donc d’imperfection. Espace où est prise en compte la parole de chacun. Espace de confrontation à l’incomplétude, au manque et à ce qui nous échappe. 4
Je ne puis que m'inquiéter de la dérive subie récemment par la notion de projet. Brièvement j'indiquerai deux exemples, et on pourrait les multiplier. L'appellation « réunion de synthèse » dans les établissements, qui réunissait l'ensemble des intervenants autour d'un usager, a glissé en maints endroits vers « réunion de projet ». Ce qui a pour effet de court-circuiter le travail d'élaboration pluridisciplinaire qui faisait toute la richesse de ce dispositif, et d'autre part de produire des projets dits « personnalisés » que l'on peut sans crainte taxer de « bidons » : il faut viser l'autonomie (version jeune) ; il faut conserver les acquis (version handicapé adulte). Une anecdote récemment entendue nous en fournira un second exemple. Une stagiaire éducatrice arrive dans un IME, et dès les premiers jours, s'inquiète de monter un projet, quel qu'il soit. Les professionnels qui l'accueillent et l'encadrent lui suggèrent gentiment de commencer par rencontrer les collègues et les enfants, de prendre connaissance de la mission et du projet institutionnel, d'évaluer les potentialités existantes, d'écouter les demandes des enfants, etc. Et éventuellement de monter un projet, mais uniquement s'il s'avère utile pour les accompagnements et les prises en charge. On ne monte pas un projet pour monter un projet ni pour satisfaire à une épreuve d’examen. Ces remarques frappées au sceau du bon sens mettent l'éducatrice en panique : mais il faut absolument que je fasse un projet, c'est pour le diplôme, sinon, je n'aurai pas l'examen, etc. Visiblement l'utilitarisme que je dénonçais il y a quelques années a progressé à pas de géants !
Joseph Rouzel rouzel@psychasoc.com
Résumé : Longtemps ignoré la notion de projet apparait à la Renaissance. L’homme à partir de ce qu’il « jette en avant de soi », donc de son désir, s’institue comme acteur de sa propre histoire. Mais quel usage en fait-on dans l’intervention sociale ou thérapeutique, lorsque le concept est instrumentalisé et court-circuite l’élaboration sans laquelle le projet se réduit à une simple projection ?
Mots-clés : Histoire du projet, se mettre en projet, instrumentalisation, projections.
1 Certains passages de ce texte sont repris de mon ouvrage Le travail d’éducateur spécialisé , 5 ème édition, Dunod, 2022. Avec l’aimable autorisation de Guillaume Charron, responsable éditorial aux éditions Dunod. Texte paru dans VST.
2 Giordano Bruno, honni autant par les catholiques que les calvinistes, qui s’était réfugié à Venise, fut remis aux mains du Saint Office par son protecteur et brûlé en place publique de Rome en 1600, pour avoir professé que la terre n’était pas le centre du monde et que Dieu n’avait pas créé le monde en sept jours, mais que chacun des hommes sur terre poursuit inlassablement cette création.
3 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, PUF, 1990.
4 On associera à cette critique du projet instrumentalisé, celle des dites « bonnes pratiques » qui vont de pair. Voir Jean-Yves Broudic, Les « bonnes pratiques » à l’épreuve des faits. Du désir dans le soin et le travail social , érès, 2018.