jeudi 28 avril 2005
La logique de la « problématique » a eu de beaux jours. Cette manière de travailler venait après une période où le travail éducatif se caractérisait par l’importance de l’engagement personnel. Seulement il apparaissait que la bonne volonté de chacun ne suffisait pas et qu’il fallait « techniciser » la profession. Jeune éducateur, on me demandait de commencer mes synthèses par la problématique de l’enfant. Il s’agissait pour l’équipe éducative de concevoir une représentation des difficultés rencontrées par l’enfant. Dès lors, des stratégies d’actions pouvaient êtres construites pour répondre au mieux à ce que nous imaginions de ses problèmes.
Mais cette manière de travailler à laissé apparaître ses limites lorsqu’on s’est aperçu que les droits les plus élémentaires des personnes qui fréquentaient ces établissements n’étaient pas toujours respectés. Ainsi, il est devenu de moins en moins défendable que la seule instance de décision soit la synthèse. La parole des usagers y était soumise à la bonne volonté des éducateurs et lorsqu’il y avait désaccord, la famille, l’enfant ne pouvait pas véritablement faire valoir son point de vue par elle-même. Nous pouvions débattre longtemps de la problématique d’un enfant, en déconnectant la question de la qualité de son accueil de nos réflexions ou alors en n’ayant pas recueilli les préoccupations des parents et enfants. Ainsi cet enfant confié à un établissement médico-social et à qui l’équipe répondait à la mère qui voulait savoir si son enfant allait continuer à bénéficier d’un suivi orthophonique : « chère madame, nous avons une prise en charge institutionnelle globale ».
Evidemment, la plupart des éducateurs ne se comportaient pas de cette manière et cherchaient à intégrer au mieux les besoins des usagers, mais cette attitude était possible. Enfin, quelques affaires médiatisée « cheval pour tous… » ont jetées une ombre sur le travail éducatif et le législateur s’est dit qu’il fallait mieux garantir les droits élémentaires des personnes accueillies
Quelques lois (2 janvier 2002, 12 février 2005) ont fait apparaître la notion de bénéficiaire et font passer de la logique de la problématique à celle du besoin. Dès lors, ce n’est plus la représentation des professionnels qui prime, mais les besoins exprimés par les bénéficiaires.
L’action éducative devient contractuelle et se fonde sur le projet personnalisé qui intègre à part égale les préoccupations des professionnels, du bénéficiaire et de ses représentants (parents tuteurs). Cette évolution qui débute seulement est, il faut le dire, une véritable amélioration pour les personnes accueillies.
Ainsi la loi du 2 janvier 2002 affirme dans son 2°article : « L’action sociale et médico-sociale, tend à promouvoir // l’autonomie et la protection des personnes// Elle repose sur une évaluation continue des besoins et attentes des membres de tous les groupes sociaux… » La dialectique entre le repérage des besoins et l’évaluation des réponses apportées est inscrite dans la loi et oblige les établissements à questionner les bénéficiaires, les représentants légaux et les professionnels pour cerner ces fameux besoins. L’avantage est d’ailleurs partagé car si les usagers peuvent voir ainsi leur situation s’améliorer, les institutions ont aussi beaucoup à gagner. Elles ont enfin un outil fiable pour faire ressortir leurs propres besoins. Elles peuvent se présenter au devant de leurs financeurs avec des éléments chiffrés, précis faisant ressortir leur action, ainsi que leurs propres besoins : « 80% des familles de nos bénéficiaires réclament un ascenseur pour changer de niveau, elles déclarent toutes qu’il y a un danger à passer par les escaliers »
Toutefois, cette évolution verra rapidement ses limites dans la mesure où les personnes qui fréquentent des établissements éducatifs, n’y viennent pas pour combler un quelconque besoin. Allez demander à un ado placé dans un centre éducatif ce qu’il a à faire de son confort, sa demande, c’est, le plus souvent, de rencontrer quelqu’un.
Car la demande, ce n’est pas les besoins ! Il ne faut pas confondre ! Les besoins sont de l’ordre du matériel, du confort. La demande se situe à un autre niveau, plus intime comme la recherche d’une autorité, adressée à soi et qui contienne vraiement. Ce travail, salutaire sur les besoins des usagers, ne pourra avoir un véritable avenir que s’il s’associe à une réflexion sur la demande des « bénéficiaires ».
Pour une fois, il faudrait éviter de réfléchir en réaction, en opposition avec la période précédente, et chercher à intégrer ce qui existe pour le compléter. Il est parfaitement légitime de mettre en avant les besoins des usagers, à condition de ne pas être dupe, de bien savoir que ce n’est pas ça qu’ils demandent. Une ado fugueuse, qui fera son projet ? Il faudra lui demander : « Alors, comment trouve-tu ta chambre ? Est-elle confortable ? … »
Ces questions sont importantes, mais qui peut croire qu’elles soient centrales pour elle ? Sa demande, c’est, peut être, que quelqu’un se fasse authentiquement et très sincèrement du souci pour elle lorsqu’elle est en fugue. Et cette personne ce peut être un éducateur, le cuisiner, la femme de ménage… le directeur, cela ne se décrète pas !
Evidemment, il serait parfaitement cynique de la loger dans un taudis sous prétexte qu’elle fugue et que sa demande ne se situe pas la! Son bien être, son confort, doivent rester des préoccupations premières. De même, les éducateurs doivent énoncer leur projet en matière d’intégration sociale, pour elle. Mais la question centrale de cette jeune fille, la difficulté à vivre qui la conduit à être placée dans un établissement éducatif et non dans un internat scolaire, ne peut être éludée. En plus de ses besoins, elle a une demande.
La demande, a pour principale caractéristique de ne pas être explicite, de rester obscure. Un enfant qui pourrait énoncer le plus clairement du monde sa difficulté, n’a pas besoin d’être placé en institut éducatif. Le plus souvent, il arrive en se plaignant, avec pas mal de besoins et une demande confuse, qui ne pourra s’élaborer que dans l’après coup. Pour reprendre l’exemple de cette jeune fille, ce ne peut être qu’après un long compagnonnage qu’il est possible de repérer, ensemble, ce qui était important pour elle lors de son placement. Du reste, à ce moment là cela n’a plus vraiment d’importance pour elle car elle est passée à autre chose.
L’éducatif est totalement étranger à la notion de contrat, c’est un pari. On espère que pour cet enfant confié à tel ou tel établissement, « ça va coller ». C’est à dire qu’il y trouvera des personnes avec lesquelles il pourra établir une relation d’une autre nature que celles qu’il avait connues jusqu'à présent. On espère que de cette nouveauté, il pourra établir un nouveau rapport au monde, plus apaisé et plus vivant. Lorsqu’on ouvre un CER, on fait le pari que les jeunes trouveront là un autre type de relations, plus structurantes, moins mortifères. Mais rien ne garantit que la demande de ces ados trouvera là une réponse même partielle !
Concrètement cela veut dire qu’il est difficile de tout mettre dans un projet. L’autorité, en particulier ne s’écrit pas, elle ne se décrète pas. Elle aussi relève de l’alchimie de la relation éducative et ne peut être décidée comme l’une des conditions d’un accueil : ici on est autoritaire ! Ce serait le meilleur moyen d’obtenir une résistance forcenée à toute tentative d’autorité ! C’est d’ailleurs un peu ce qui s’est passé lors de la création des centres éducatifs fermés.
Miser sur la demande, cela relève de la chasse aux papillons comme le chantait Brassens, on part et on espère que ça aura lieu… Rien n’est donc plus éloigné de la notion de projet, lui-même émanation de la démarche évaluative. Pour lier l’un à l’autre, il faut être habitué des paradoxes. L’un n’exclue pas l’autre. Il faut arriver à penser des projets personnalisés, tout en ayant à l’esprit la question de la demande des bénéficiaires. L’un relève de l’institutionnel et l’autre de la relation éducative. L’un s’évalue au travers des projets personnalisés et du projet d’établissement, l’autre peut être réajustée lors de séances d’analyse de la pratique. L’un ne doit pas exclure l’autre au risque de la perte du sens, et l’autre ne doit pas exclure le premier au risque de la perte de toute crédibilité..
En effet, le risque réside dans le caractère extrêmement séduisant du projet et de la mise sous le boisseau de toute démarche dissidente. La demande et le besoin sont indissolublement liés dans la recherche d’une action éducative. Il nous reste encore à en prendre conscience.