mardi 04 septembre 2007
Qu’elles grincent ou qu’elles soient bien huilées, les pratiques sociales ne vont pas sans mettre à mal les praticiens. Les relations avec les usagers, les collègues, la direction, les partenaires, les politiques, qui reposent sur la dynamique de la rencontre, exigent un effort constant des professionnels, qui ne peut être maintenu en tension qu’au prix d’un travail permanent d’« entretien » de l’outil de travail, c’est-à-dire la personne elle-même. Chacun vient dans les métiers du social avec son histoire, ses émotions, sa façon d’être, ses cénesthésies, ses représentations, ses convictions politiques, religieuses, esthétiques, son savoir-vivre ou pas… Comme on dit : dans ces métiers l’outil de travail, c’est soi-même ! Ce travail d’« entretien », seule la pratique de supervision (dite parfois analyse de la pratique) le permet à partir de la reprise et de l’élaboration dans l’après-coup des situations vécues. La remise en circulation de l’énergie que toute rencontre professionnelle vient mobiliser, bouleverser, voire bloquer sur le plan psychique et physique, sous forme d’émotions, d’angoisses, de questionnements sans fin, de doutes, de ressassements etc produits par et dans le transfert, c’est ce qu’on est en droit d’attendre d’un superviseur.
En France, depuis quelque temps, la question de la supervision dans le secteur social et médico-social, voire en entreprise, a été soulevée à nouveau après une période d’éclipse d’une bonne vingtaine d’années. En Belgique, ces dix dernières années révèlent une progression marquée de la demande de supervision auprès des organismes de formation continuée. On constate une demande tout aussi accrue en Suisse francophone et au Québec. Cette question revient, non sans une certaine confusion. On ressent bien la nécessité dans les équipes de travailleurs sociaux de disposer de lieux d’élaboration de ce qu’ils engagent dans la relation aux usagers, comme de ce qui se joue entre collègues au sein de l’équipe et de l’institution. On a vu fleurir face à cette demande mi-dite, des cabinets de coaching, de consulting, d’audit, tout ceci mélangé avec l’analyse des pratiques. Une chatte n’y retrouverait pas ses petits ! D’aucuns, médecins psychiatres, psychologues, psychosociologues, voire psychanalystes se sont adjugé ces espaces sans aucune formation, ni réflexion, s’appuyant sur le syntagme « psy », comme si par magie il préparait à occuper une telle fonction. D’où certains dérapages, certaines foirades et autres dérives.
Dans la supervision, il s’agit bien de favoriser un déplacement, des prises d’air, voir des prises d’être pour les praticiens du social, là où le quotidien écrase la pensée sous son rouleau compresseur de routines et contraintes, dans un contexte social soumis aux illusions managériales et gestionnaires, cet « ordre dur » comme le désigne Lacan, qui empoisonnent à petit feu les pratiques sociales en instrumentalisant ses praticiens. Il s’agit - principalement dans les métiers de l’intervention sociale, - de maintenir vif l’appareil à penser et à inventer de chacun. On a pensé jusque-là cette pratique comme allant de soi. Eh bien, non , ça ne va pas de soi !
Personnellement pour soutenir ma pratique de superviseur, j’ai développé des outils spécifiques, à partir des inventions de mes prédécesseurs dans le champ de la psychanalyse: Freud, Balint, Bion, Anzieu, Lacan… et notamment un outil nommé « instance clinique » qui peut se décliner sur plusieurs niveaux : supervision, régulation d’équipe, analyse institutionnelle, supervision individuelle… L’extension de la supervision dans le domaine scolaire, médical, voire en entreprise pourrait également être explorée. L’Education Nationale entre autres, dont les professionnels, dans les années 30, furent pionniers en la matière avec l’invention des groupes de psychopédagogie, ferait bien de remettre sur le métier cette pratique adjuvante, dans un moment socio-historique où ils sont confrontés à des difficultés sans nombre. Ce n’est pas un plus de savoir comme on en propose dans des stages de remise à niveau, qui permet de retrouver le sens de sa pratique au quotidien et l’énergie pour la soutenir.
Invité il y a deux ans par l’Association « Chemins de Traverse » de Bruxelles, à faire une conférence sur les questions de supervision, quelle ne fut pas ma surprise de me trouver en présence de plus de 100 personnes, passionnées par le sujet. Dans la même journée, j’ai découvert que depuis fort longtemps les travailleurs sociaux belges avaient pris à bras le corps cette question. Ils ont créé des associations de superviseurs, se réunissent pour des journées de réflexion, travaillent les situations difficiles rencontrées en cours de supervision, dans des séances dites d’« intervision », écrivent, publient etc Cette rencontre qui restera longtemps dans ma mémoire, fut le point de départ, la planche d’appel d’une réflexion plus approfondie. Je me suis dit : qu’est-ce qu’on fabrique en France ? On n’a jamais pris très au sérieux cette pratique. Il semblerait qu’une OPA l’ait raptée au profit de professions tout à fait respectables, médecin psychiatre ou psychologue, mais qui en rien n’ont été préparées, ni formées à l’assumer. Dans un ouvrage récent 1 j’ai fait le point sur cette pratique qui est la mienne et celle de quelques autres, dans un souci d’éclaircissement : il est grand temps de faire le ménage ! Mais mon but est aussi de transmission. Cette rencontre en Belgique m’a aussi mis la puce à l’oreille sur la nécessité de penser la formation des superviseurs. Où en est-on aujourd’hui ? Plusieurs universités (Lyon II par exemple) ou des écoles en travail social (l’ETSUP à Paris, par exemple 2 ) assurent une formation. Pour notre part, PSYCHASOC 3 a monté : un site (ASIES, Association des superviseurs indépendants européens), spécifiquement consacré aux questions de supervision, qui présente des superviseurs par région 4 et une formation. A quand des rencontres, des journées de réflexion, des articles de revue, des confrontations de pratique ? 5 Souhaitons que dans les années qui suivent cette question de la supervision qui, dans un moment d’étouffement des pratiques quotidiennes, constitue le poumon artificiel du travail social, soit un peu plus pris au sérieux.
Joseph Rouzel, directeur de l’Institut européen psychanalyse et travail social, rouzel@psychasoc.com
1 Joseph Rouzel, La supervision d’équipes en travail social , Dunod, 2007.
2 www.etsup.com
3 www.psychasoc.com
4 www.asies.org
5 C’est une question qui sera largement débattue au cours du 2eme congrès européen travail social et psychanalyse de Montpellier, organisé par PSYCHASOC du 8 au 10 octobre 2007.
supervision
Cirka
dimanche 20 décembre 2009