samedi 13 février 2010
La supervision d’équipe en travail social : le retour !
(Ce texte a fait l'objet d'un article paru en février 2010 dans Le Journal des Psychologues)
Qu’elles grincent ou qu’elles soient bien huilées, les pratiques sociales ne vont pas sans mettre à mal les praticiens. Les relations avec les usagers, les collègues, la direction, les partenaires, les politiques, qui reposent sur la dynamique de la rencontre, exigent un effort constant des professionnels qui ne peut être maintenu en tension qu’au prix d’un travail permanent d’« entretien » de l’outil de travail, c’est-à-dire la personne elle-même. Chacun vient dans les métiers du social avec son histoire, ses émotions, sa façon d’être, ses cénesthésies, ses représentations, ses convictions politiques, religieuses, esthétiques, son savoir-vivre ou pas… Comme on dit, « dans ces métiers, l’outil de travail, c’est soi-même ! » Ce travail d’« entretien », seule la pratique de supervision (dite parfois « analyse de la pratique ») le permet à partir de la reprise et de l’élaboration dans l’après-coup des situations vécues. La remise en circulation de l’énergie que toute rencontre professionnelle vient mobiliser, bouleverser, voire bloquer sur le plan psychique et physique, sous forme d’émotions, d’angoisses, de questionnements sans fin, de doutes, de ressassements, etc., produits par et dans le transfert, c’est ce qu’on est en droit d’attendre d’un superviseur.
En France, depuis quelque temps, la question de la supervision dans le secteur social et médico-social, voire en entreprise, a été soulevée à nouveau après une période d’éclipse d’une bonne vingtaine d’années. En Belgique, ces dix dernières années ont révélé une progression marquée de la demande de supervision auprès des organismes de formation continue. On constate une demande tout aussi accrue en Suisse francophone et au Québec. Cette question revient, non sans une certaine confusion. On ressent bien la nécessité dans les équipes de travailleurs sociaux de disposer de lieux d’élaboration de ce qu’ils engagent dans la relation aux usagers, comme de ce qui se joue entre collègues au sein de l’équipe et de l’institution. On a vu fleurir, face à cette demande mi-dite, des cabinets de coaching , de consulting , d’audit, tout cela mélangé avec l’analyse des pratiques. Une chatte n’y retrouverait pas ses petits ! D’aucuns, médecins psychiatres, psychologues, psychosociologues, voire psychanalystes, se sont adjugé ces espaces sans aucune formation ni réflexion, s’appuyant sur le syntagme « psy », comme si, par magie, il préparait à occuper une telle fonction. D’où certains dérapages, certaines foirades et autres dérives.
Dans la supervision, il s’agit bien de favoriser un déplacement, des prises d’air, voir des prises d’être pour les praticiens du social, là où le quotidien écrase la pensée sous son rouleau compresseur des routines et contraintes, dans un contexte social soumis aux illusions managériales et gestionnaires – cet « ordre dur » comme le désigne Jacques Lacan – qui empoisonnent à petit feu les pratiques sociales en instrumentalisant ses praticiens. Il s’agit – principalement dans les métiers de l’intervention sociale – de maintenir vif l’appareil à penser et à inventer de chacun. On a jugé jusque-là cette pratique comme allant de soi. Eh bien, non, ça ne va pas de soi !
Comment, dans un contexte néolibérral qui a pour première retombée d’instaurer « un programme de destruction méthodique des collectifs », comme le dénonce Pierre Bourdieu 1, maintenir vaille que vaille la dimension de l’équipe, voire de l’institution, comme socle de toute intervention individuelle des professionnels ? Dans mes nombreux déplacements pour intervenir en formation dans les établissements en France, en Belgique, en Suisse, au Canada… combien de plaintes me sont adressées sous la ritournelle lancinante : « On est bien seul ! » Bien entendu, le travail social produit sa part de solitude souvent difficile à porter. Solitude dans un entretien, dans la visite au domicile d’une famille, dans une décision à prendre. Mais cette solitude n’est supportable que relayée par ce que l’on nomme « équipe ». Réaliser dans une équipe qu’on n’est pas tout seul… à être seul, qu’on doit se tenir les coudes, s’arc-bouter les uns aux autres, faire du nous, articuler le je-nous, non seulement rassure chacun, mais produit au sein du collectif un savoir spécifique qui soutient les positions cliniques, institutionnelles et politiques de ses membres. Il ne s’agit pas de noyer la solitude de chacun dans un vague groupe informe – dictature du « on », comme le disait Martin Heidegger –, mais d’instituer l’équipe comme le lieu d’une dialectique, d’une mise en tension où la confrontation du subjectif et du collectif fabrique du nouveau. Ainsi, de cette histoire d’origine indienne. Trois aveugles errent dans le désert. Soudain, ils butent sur quelque chose. Le premier dit que c’est un serpent, le second un tronc d’arbre et le troisième un rocher. Quelle est donc cette chose qui revêt tour à tour les formes d’un serpent, d’un tronc d’arbre et d’un rocher ? C’est un… éléphant. Quelle est la condition pour que l’élaboration conceptuelle collective, à partir des données de chacun, aboutisse à la synthèse 2 de l’ensemble et non à une addition ? Tout d’abord qu’aucun des trois aveugles ne lâche sur sa propre perception. Ensuite, qu’aucun ne lâche sur l’écoute de l’autre. Ainsi en advient-il d’un travail d’équipe. La parole engagée par chacun produit plus que l’addition de toutes les paroles. C’est une création collective qui, à la fois, dépasse chacun et le nourrit. « Équipe », de l’ancien scandinave Skipa , que l’on entend encore dans « skipper », est un terme de marin, à l’origine. L’équipe, c’est l’équipage d’un bateau. L’équipe conduit une équipée. Mais, encore lui faut-il disposer de l’équipement adéquat et surtout que l’on se soit mis d’accord sur « la direction » à suivre. C’est donc parfois un frêle esquif. La marée noire néolibérale n’a que faire de ces réunions d’équipe qui tissent entre professionnels un lien social pour rassurer chacun dans sa place et dans le sens de son travail, pour réarticuler les tâches à la mission institutionnelle. « C’est du temps perdu » clament les adeptes de la gouvernance qui perdent « la direction » et le sens du travail social, perclus de démarches qualité et autres agitations managériales, jetant par dessus bord cette évidence : une équipe cela s’entretient à la mesure des lieux où l’on se parle. Parfois, autour du café, dans l’informel, entre deux portes, en coup de vent. Car c’est parfois dans l’inattendu que l’idée jaillit. Mais aussi dans tous les lieux et dispositifs dévolus à la parole.
Illustrations cliniques
C’est une équipe plutôt aguerrie dans l’est parisien. Accueil des sans-logis. Une équipe qui sait y faire. Ils ont du métier. En séance de supervision, une assistante de service social raconte qu’une mère réunionnaise et « sa marmaille » sont venues la trouver en catastrophe : battue par son mari, la mère se retrouve à la rue avec ses cinq enfants. L’assistante de service social (as) se met en quatre et, dans l’heure qui suit, trouve un hébergement pour un mois renouvelable. Le lendemain, même scène : la mère de famille envahit le bureau en poussant devant elle ses enfants, tel un paravent, un faire-valoir, voire une protection. Rien ne va : l’hôtel est moche, il y a du bruit, c’est trop loin de l’école, etc. À nouveau, l’as se démène et trouve une solution. Deux jours plus tard, même scène. À l’issue de ce récit, lorsque les collègues font retour de ce que leur a fait éprouver l’écoute de cet exposé de situation, l’une d’entre elles s’avance et, sans mâcher ses mots, questionne : « Et tu vas continuer longtemps comme ça ? » Le temps de conversation qui constitue le troisième temps de l’instance clinique 3, et s’ouvre à une discussion à bâtons rompus, laisse apparaître que cette as est engluée dans la situation, prise par ses propres sentiments, par une forme de pitié d’assez mauvais aloi et que, du coup, elle n’écoute sans doute pas ce que cette mère vient lui dire, à savoir que se loger implique, en amont, de savoir quels sens cela a, comment un sujet se loge dans le monde, dans son histoire, parmi les autres. Il ne s’agit pas que de caser un usager ou de le mettre à l’abri. À écouter la demande uniquement par le petit bout de la lorgnette du besoin d’hébergement, l’essentiel de ce que ce sujet tentait, sans doute sans le savoir, de faire entendre passait à la trappe. Le sujet n’était ni entendu ni accueilli dans sa demande. D’où la répétition et l’insistance. Ce qui cherche à se dire à travers la rencontre avec le travailleur social frappe à la porte à coups redoublés. L’as avait oublié qu’une demande se constitue à partir d’un objet demandé, mais comme elle s’exprime avec des mots, et que les mots représentent un sujet, il s’agit de ne pas perdre de vue cette dimension subjective, pour répondre à l’objet de la demande : ici l’hébergement. L’objet de la demande n’est pas l’objet demandé. C’est à un sujet qui demande qu’il s’agit de répondre. Lui fermer le bec trop vite avec l’objet mis en avant se profile comme une forme d’obscénité. Ob-scène : ce qui vient au-devant de la scène, étymologiquement parlant. Ce travail en équipe a permis de réinterroger les valeurs et principes de l’institution, à savoir qu’il n’est de clinique que du sujet et que les réponses se construisent à chaque fois au cas par cas. L’as s’est décollée de ses bonnes intentions dont, chacun sait, l’enfer est pavé, pour se réajuster dans un positionnement professionnel, où c’est l’écoute d’un sujet qui permet de mener à bien la mission confiée à l’établissement.
Un autre exemple. Un jeune toxicomane accueilli dans une structure confie à un éducateur qui s’inquiète de le voir à l’écart du groupe : « Je ne supporte plus la collectivité . » L’éducateur est un peu étonné d’entendre ces mots dans la bouche de ce jeune homme qui présente, selon lui, toutes les apparences d’une certaine débilité. Les retours des collègues vont, à partir de perceptions très différentes, de points de vue nuancés sur ce jeune homme, briser la statue dans laquelle l’éducateur l’avait figé. La question de la relation entre le collectif et l’individuel fait à nouveau l’objet d’une exploration. On fait retour sur le projet institutionnel qui, en effet, met en avant la dimension thérapeutique et éducative du groupe, tout en oubliant que, parfois, le groupe puisse être vécu comme envahissant pour certains sujets. Dans la foulée, les réunions d’équipe dans lesquelles on parle un peu de tout, autant d’organisation, de planning que de clinique, sont à nouveau distinguées dans le temps qui leur est attribué, mais aussi dans leur objet. Bref, un vrai travail de distinction à tous les niveaux vient ponctuer cette séance très riche à travers la vivacité et la sincérité des échanges. Il s’agit, à partir d’une situation clinique, non seulement de réguler le curseur du transfert engagé dans la relation entre professionnel et usager, mais encore, au-delà, de mettre en mouvement une équipe pour que cette dynamique clinique soit rendue possible par une institution elle-même sans cesse en mouvement.
La supervision, un outil à développer
Entretenir les institutions, les équipes et les professionnels en « état de marche » constitue une bonne partie de mon travail de formateur orienté par la psychanalyse. Au-delà du savoir ou du savoir-faire accumulé au cours des années, au fil de la pratique, je suis animé d’une certaine passion pour cela : soutenir les équipes et chacun dans l’équipe. Pour soutenir ma pratique de superviseur, j’ai développé des outils spécifiques à partir des inventions de mes prédécesseurs dans le champ de la psychanalyse : Sigmund Freud, Michael Balint, Wilfred Bion, Didier Anzieu, Jacques Lacan… et notamment un outil nommé « instance clinique », dont je viens de présenter le fonctionnement dans les deux vignettes ci-dessus, qui peut se présenter sous différentes formes : supervision, régulation d’équipe, analyse institutionnelle, supervision individuelle… Dans ces espaces, c’est la parole de chacun qui trame le collectif.
L’extension de la supervision dans les domaines scolaire, médical, voire en entreprise, pourrait également être explorée. L’Éducation nationale, entre autres, dont les professionnels, dans les années trente, furent pionniers en la matière avec l’invention des groupes de psychopédagogie, ferait bien de remettre sur le métier cette pratique adjuvante, dans un moment socio-historique où ils se trouvent confrontés à des difficultés sans nombre. Ce n’est pas un plus de savoir, comme on en propose dans des stages de remise à niveau, qui permet de retrouver le sens de sa pratique au quotidien et l’énergie pour la soutenir. Mais un travail lent, ardu, parfois joyeux, parfois pénible, d’arrimage de la parole de chacun aux autres membres de l’équipe. C’est ainsi une équipe, cela s’entretient. Tâche sans fin, digne de Sisyphe.
Invité il y a quelques années par l’association « Chemins de Traverse » de Bruxelles à faire une conférence sur les questions de supervision et de régulation d’équipe, quelle ne fut pas ma surprise de me trouver en présence de plus d’une centaine de personnes, passionnées par le sujet. Dans la même journée, j’ai découvert que, depuis fort longtemps, les travailleurs sociaux belges avaient pris à bras le corps cette question. Ils ont créé des associations de superviseur, se réunissent pour des journées de réflexion, travaillent les situations difficiles rencontrées en cours de supervision, dans des séances dites d’« intervision », écrivent, publient, etc. Cette rencontre, qui restera longtemps gravée dans ma mémoire, fut le point de départ, la planche d’appel d’une réflexion plus approfondie. Je me suis dit : qu’est-ce qu’on fabrique en France ? On n’a jamais pris très au sérieux cette pratique. Il semblerait qu’une opa l’ait raptée au profit de professions tout à fait respectables, médecin psychiatre ou psychologue, mais qui, en rien, n’ont été préparées ni formées à l’assumer. Dans un ouvrage récent 4, j’ai fait le point sur cette pratique qui est la mienne et celle de quelques autres, dans un souci d’éclaircissement : il est grand temps de faire le ménage ! Mais mon but est aussi de transmettre. Cette rencontre en Belgique m’a aussi mis la puce à l’oreille sur la nécessité de penser la formation des superviseurs. Et de la penser comme le laboratoire où, in vivo , on puisse explorer la réalité d’une équipe. Où en est-on aujourd’hui ? Plusieurs universités (Lyon-ii, par exemple) ou des écoles en travail social (l’Etsup à Paris, par exemple) assurent une formation. Pour notre part, Psychasoc a monté un site (Association des superviseurs indépendants européens, Asies), spécifiquement consacré aux questions de supervision, qui présente des superviseurs par région et une formation. Depuis quatre ou cinq ans, nous assistons à un retour de la supervision dans les établissements sociaux et médico-sociaux. Un certain nombre de publications et de recherches sont venues ponctuer ce retour 5. Il nous a semblé que le temps était venu d’interroger cette activité professionnelle et, comme disent les marins, de faire le point 6.
Souhaitons que, dans les années qui suivent, cette question de la supervision qui, dans un moment d’étouffement des pratiques quotidiennes constitue le poumon artificiel du travail social, soit un peu plus pris au sérieux.
En fait, c’est dans un emboîtement sans fin d’équipes au travail, en institution, mais aussi en supervision, en régulation, etc., telles des poupées russes, dans une sorte de relance permanente de la réflexion partagée à partir de l’engagement de chacun, qu’un travail social est possible, parce qu’à jamais inachevé, en mouvement, ouvert, laissant… à désirer.
Joseph Rouzel
Psychanalyste
Directeur de l’Institut européen psychanalyse et travail social
1. Bourdieu P., « L’essence du néolibéralisme », Le Monde diplomatique , mars 1998.
2. La synthèse est un dispositif institutionnel présent dans la plupart des établissements. Pluridisciplinaire, il réunit une équipe de professionnels pour dégager ce qu’il en est de la problématique d’un sujet pris en charge et construire en réponse un projet d’accompagnement pertinent.
3. Sur ce dispositif en trois temps, voir mon ouvrage La Supervision d’équipes en travail social , paru en 2007, chez Dunod.
5. Entre autres : Lebrun J.-P., 2008, Clinique de l’institution , Ramonville-Saint-Agne, Érès ; Allione C., 2005, La Part du rêve dans les institutions , Paris, Encre Marine.
6. Nous avons organisé les 24 et 25 octobre 2009, à Montpellier, les Premières Journées européennes intitulées : « La supervision d’équipes de travailleurs sociaux en question ». Nous avons accueilli, pendant ces deux journées environ deux cents participants, des praticiens de la supervision, des auteurs et des chercheurs, qui ont pu échanger sur des questions autant pratiques que théoriques. Les actes des ces journées sont disponibles en quatre parties, sur psychasoc.com.
La supervision d’équipe en travail social : le retour !
sanders
lundi 15 février 2010