samedi 19 mars 2005
A propos de l’ouvrage de Joseph Rouzel Le transfert dans la relation éducative ,
paru aux Editions Dunod en 2002.
La relation éducative tient en une rencontre humaine singulière et complexe.
Joseph Rouzel, riche de sa triple expérience d'éducateur, de formateur et de psychanalyste nous explique dans Le transfert dans la relation éducative comment la psychanalyse et notamment le concept de transfert peuvent permettre de comprendre et d'aménager cette rencontre.
Dunod : Le métier d'éducateur implique une confrontation
quotidienne à la souffrance des autres. Est-ce cette difficulté particulière
qui rend le recours à la psychanalyse et à ses concepts
spécialement utile pour les éducateurs ?
J. Rouzel : Dans leur travail au quotidien les éducateurs bien souvent
n'ont pas les mots pour dire ce qu'ils vivent. Même s'ils sont
bombardés en formation sous une pluie dense de savoirs savants
(psychologie, sociologie, droit etc.), arrivés sur le terrain,
ils ne savent que faire de ces savoirs et lorsqu'ils abordent
le cœur du métier, la relation éducative avec une personne en
souffrance, ils restent muets. Si j'ai mobilisé la
psychanalyse c'est qu'elle n'apporte pas un savoir de plus,
mais une invitation à dégager son propre savoir sur ce qui
nous arrive.
Dunod :Un éducateur peut-il manier ou pratiquer le transfert à son
insu ?
J.R. : Mon ouvrage montre au contraire que le maniement du transfert
passe par la volonté d'en savoir quelque chose de ce qui nous
arrive dans cette relation singulière. Donc il s'agit d'une
pratique éclairée, même si le transfert se noue au niveau
inconscient des deux protagonistes de la relation. D'où la
nécessité de disposer dans les institutions d'espaces
d'élaboration où les éducateurs peuvent, face à leurs pairs, à
l'équipe des collègues de travail, "faire savoir" (de) ce qui
leur arrive.
Dunod :Comment l'éducateur peut-il apprendre à maîtriser le maniement
du transfert ?
J.R. :Le transfert étant lié à un niveau inconscient, ne se maîtrise
pas. On ne maîtrise ni ses sentiments, ni ses émotions, ni ses
affects. On apprend à faire avec. La question n'est donc pas
de maîtriser, mais de mettre au travail ce qui nous affecte,
ce qui nous touche, ce que ça nous fait d'être pris dans une
relation aussi forte, aussi intime, en situation
professionnelle.
Dunod :Vous dénoncez une tendance répandue chez les éducateurs à se
croire tout puissants. En quoi ce sentiment peut-il nuire à la
relation éducative ?
J.R. : Cette question découle de la précédente : s'il y a maîtrise,
c'est qu'il y a illusion de toute puissance. Le maniement du
transfert vise au contraire à faire céder cette illusion qui
ferait croire à l'éducateur qu'il aurait le bon objet, la
bonne réponse à la souffrance d'autrui. Ce sentiment nuit à la
mission de l'éducateur - permettre à un sujet en difficulté,
ou, présenté comme tel, de s'assumer dans sa propre vie -
puisqu'il le place en position, de savoir, de pouvoir, quand
ce n'est pas de décider à la place du sujet.
Dunod :Le maniement du transfert implique de pouvoir prendre de la
distance, de se délester de cette charge affective qu'il
entraîne. Comment les éducateurs peuvent-ils prendre cette
distance nécessaire ?
J.R. :La bonne distance dans le transfert ne se mesure pas au mètre,
ni au maître ! Il s'agit d'éviter de s'y croire ! De croire
pouvoir combler autrui, répondre à ce qu'il pense lui manquer
et dont il vous attribue la possession. Éviter de se prendre
pour ce que Lacan nomme "le sujet supposé savoir", pouvoir,
avoir… Au contraire, le maniement du transfert vise la mise en
scène comme chez un comédien, de cette supposition, sa mise en
jeu, en œuvre, dans des activités éducatives - ce que je nomme
médiations - pour qu'un sujet fasse l'épreuve de l'illusion
qu'il y en aurait un autre dans le monde qui puisse le
combler. La devise des anarchistes : "ni dieu, ni maître" me
paraît assez juste mais ne peut gommer pour quelque sujet que
ce soit ce qui se présente pour chacun comme manque-à-être.
Évidemment je ne suivrais pas les anarchistes sur ce qu'ils en
tirent au niveau politique.
La prise de distance est le résultat d'une opération qui exige
des outils adéquats pour sa réalisation. Ces outils sont
ceux-là même du langage : écrire et parler. Elle demande donc
des dispositifs spécifiques où la parole et l'écriture
puissent produire cette opération. Ce que j'ai nommé instance
clinique, mais que selon les lieux on appellera atelier
clinique, analyse de la pratique, supervision…
Dunod : En quoi consiste ce dispositif d'instance clinique que vous
avez vous-même mis en place ?
J.R. : C'est un dispositif qui met en suspens les discussions pour
favoriser le vif de la parole de chaque sujet. Chaque
participant s'engage à exposer une situation, et ses collègues
font retour un par un sur ce qu'ils ont éprouvé à cet exposé,
en suspendant toute modalité de questionnement, de remarque,
de commentaire, de conseil qui dans une discussion courante
servent surtout à abraser les points vifs et dérangeants que
véhicule la parole d'un sujet. Pendant ces deux premiers
temps, exposé et retours, l'animateur n'intervient que pour
rappeler le cadre. Suit un troisième temps dit de
"conversation" où l'on peut alors discuter à bâtons rompus, y
compris l'animateur. Ce dispositif que j'ai inventé en
m'inspirant des travaux de psychanalystes comme Balint,
Anzieu, Lacan… me semble représenter un outil performant qui
porte ses fruits dans la prise de distance, autre nom du
maniement du transfert.
Dunod : De quelle manière les institutions sociales ou médico-sociales
peuvent-elles encourager le maniement du transfert ?
J.R. :Les institutions sociale et médico-sociales ont le devoir de
mettre à disposition de leurs personnels engagés dans une
relation clinique, donc dans le transfert, les espaces
d'élaboration dont j'ai parlé plus haut. Sans quoi c'est comme
s'ils les envoyaient combattre contre des chars à main nue,
comme s'ils demandaient à un maçon de construire un mur sans
parpaings, sans ciment et sans truelle. C'est le casse-pipe.
Je rencontre trop d'éducateurs, dans les stages de formation
continue que j'organise, et même dans mon cabinet d'analyste,
mal en point, au bout du rouleau, parce qu'ils n'ont pas de
lieu pour construire le sens de ce qu'ils font, de ce qu'ils
vivent. Et je m'alarme de l'état d'incurie dans lequel
baignent certaines institutions qui ne sont guidées que par
les sirènes du management, de l'ingénierie sociale et autres
balivernes. Ils ne veulent pas voir que le travail éducatif
est un travail non seulement humainement éprouvant, mais
psychiquement dangereux. Ils ne veulent pas voir que ces
"fantassins" du social sont en souffrance. S'en suivent des
séries de congés maladie, d'absentéisme à répétition, voire
parfois de passages à l'acte.
Dunod : De façon générale, face à la diversité des situations
rencontrées et aux difficultés à affronter, pensez-vous que
les éducateurs sont suffisamment formés ?
J.R. : Non, et de moins en moins. Les espaces de formation sont
envahis par la diffusion massive de savoirs totalement
inexploitables en situation. Comment penser sérieusement que
des bribes de psychologie, de sociologie, de droit, d'économie
etc., vont aider un éducateur à entrer en relation avec un
jeune en souffrance ? Alors que le cœur de la formation
devrait être - tel qu'il a été pratiqué au tout début de cette
jeune profession, et ceci dit sans nostalgie - l'élaboration
tirée de l'expérience sur le terrain, à partir de laquelle on
peut greffer les savoirs utiles à sa construction, en termes
de sens et d'intelligibilité. On marche sur la tête.
Évidemment il est bien rare d'entendre parler de transfert en
formation. Éventuellement, on fera un petit cours sur la
question, alors que le transfert relève d'un savoir-faire
pratique qui n'est jamais achevé dans sa construction.
Interview pour la Newsletter. © DUNOD EDITEUR, 2 Décembre 2002