lundi 03 mars 2003
J’aimerai revenir sur la question de l’œdipe, tel qu’il apparaît dans le film d’Almodovar « Tout sur ma mère ». D’emblée, il y a une certaine gène à entendre parler de « tout sur ma mère » sans référence à l’homme qui l’a fait cette femme mère, pourtant la situation d’une femme qui élève seule son enfant est si courante aujourd’hui. Alors ne faut-il pas repenser l’Œdipe, et ce film ne nous y convie-t-il pas ?
Pour un psychanalyste, le complexe d’œdipe rend compte de la question des origines, entre père et mère, et de la manière dont se constitue, un nouveau sujet appelé à devenir un adulte. Le mythe œdipien nous est parvenu à travers la pièce de Sophocle « Œdipe Roi » à laquelle Freud fait allusion pour nommer le « centre nucléaire » des névroses. S’y jouent les deux pulsions fondamentales, désir de sexe, et le désir de tuer : déshabiller et agresser dit Freud dans le mot d’esprit. Œdipe, sans le savoir, transgresse les interdits : il tue son père et commet l’inceste avec sa mère. Ainsi nous montre-t-il comment la Loi se spécifie dans une vie d’homme.
Cliniquement, je m’appuie sur mon expérience avec un certain nombre de jeunes à Paris, où je travaille. Ces « jeunes » sont au fond « pris en charge », par la police. Ils sont SDF, sans domicile fixe, et veulent le rester, (ils refusent les hébergements autant collectifs que familial). Ils ne trouvent que les interlocuteurs de la « sécurité » des villes. Est-ce tellement dû à un effondrement de la société, une rupture de la sociabilité, une…déficit de lien social ? Je vais tenter plutôt d’y reconnaître un nouveau lien social, où la police n’a plus seulement le sort négatif d’un Chavert, espion, et sadique, comme le montre Hugo dans les misérables, mais aussi un rôle véritablement symbolique, dans le discours ! mais j’aurai scrupule à rendre publics certains de ces drames parce que leur invention d’une manière nouvelle d’être homme ou femme, dans la variation de ces références, sur le père nommément, est fragile encore, inhibée, douteuse, inquiète. Les rendre publiques serait anticiper sur leur réussite. Nous ne disposons pas de la distance nécessaire.
Quatre parties, sur le film d’Almodovar, la structure œdipienne petite-bourgeoise, la culpabilité du savoir, et le roman policier développent mon propos.
Le film d’Almodovar « Tout sur ma mère » en est un repère précieux.. Films et romans, en effet, sont des miroirs sur le bord du chemin, comme le disait Stendhal en parlant de l’aventure humaine. Ils élaborent les formes actuelles que prennent les questions éternelles de la vie. C’est à travers la dialectique qu’ils construisent que peut s’anticiper peut-être les nouveaux modes du père, loin de la nostalgie inutile. Il ne s’agit pas de décrire véritablement une expérience clinique, mais de mettre au jour les références symboliques qui sont le cadre, le plus souvent invisible, de ces expériences mêmes.
C’est avec le mythe œdipien que la figure paternelle rend compte, de la naissance du fils à la conscience, au savoir, à la sagesse, dans un conflit où se jouent les pulsions meurtrières et sexuelles de tout homme. En effet la vraie question théorique sous-jacente à ce malaise me semble liée à la subjectivation. L’inconscient suppose un sujet. Ce sujet a une naissance qui n’a pas grand chose à voir avec la naissance biologique ou génétique. La langue est une dimension où le sujet naît selon un acte, une coupure, une entrée… un jour il prend la parole, et cette entrée organise d’emblée l’ensemble de la structure dans son articulation réelle, symbolique et imaginaire. Le rôle du père dans le mythe œdipien est de transmettre cette structure dans son ensemble. Mais d’autres personnages aujourd’hui se voient confier ce rôle. La fonction que le père occupait n’est plus tenue par le père de la famille, le père du Nom. Où resurgit-elle alors ?
Le film d’Almodovar « Tout sur ma mère » a le mérite de poser la question. Le seul père d’une famille qui aurait l’air ordinaire, avec à la maison papa, maman et une fille, est un père qui ne dit absolument rien. Deux fois, il apparaît, avec son chien, et il ne reconnaît pas sa fille quand il la croise dans la rue. Les autres hommes sont pères sans le savoir, et sans l’avoir voulu. La seule émotion paternelle que connaît un des personnages, se traduit par un sourire, qui dure deux secondes, devant la photo de son fils mort. Cette émotion n’a lieu pour le père, que dans l’après coup de la reconnaissance de sa paternité (qu’il ignorait), et pour le spectateur dans l’après-coup de la mort, encore, du fils lui-même. C’est à la suite de son enterrement que l’on apprend que cet homme avait été le père de l’enfant que l’on vient d’enterrer. Je n’ai pas besoin, il me semble d’argumenter davantage pour faire entendre que les éléments de la paternité classique de l’œdipe, sont ici sans dessus dessous ! S’il reste de la paternité pour les hommes, elle ne se traduit par aucun comportement, aucune relation, à peine une émotion de deux secondes ! Pour les hommes de ce film, la paternité est un monde inconnu qui ne les concerne qu’à peine.
Repérons toutefois que la mort y est certes tout aussi centrale que la peste qui ravage Thèbes et conduit Œdipe à la révélation. Lacan disait que pour comprendre le triangle œdipien, il était nécessaire d’y rajouter la mort, comme la présence du « mort » dans le jeu du bridge(Lacan, 1966, 566). Mort, vérité, sexe, savoir, prix de la lucidité de l’homme ! Tous les éléments qu’articule le complexe d’œdipe sont présents. Mais La question de la partition humaine entre deux sexes occupe dans ce film le devant tonitruant de la scène, avec l’histoire violente et dramatique des travestis. Les ages de la vie, jeunesse à quatre pattes, maturité à deux pattes, et vieillesse à trois pattes, ne fondent pas l’énigme de cette version œdipienne. La question sous jacente « comment s’append la maturité, après la naissance et avant la vieillesse » n’est pas abordée. Dans ce film, l’énigme est rejetée en quelque sorte sur cette partition entre homme et femme de la condition humaine.
Est-ce une conquête du féminisme ? Peut-être ! Il est certain que Jocaste, la mère, dans la version classique de l’œdipe n’est guerre loquace. Electre, qui fera tuer son père par son frère (Oreste), pour venger sa sœur, est rattaché au mythe dans un souci de symétrie, terriblement moderne. Antigone enfin, accompagne les vieux jours d’Oedipe certes, mais comme bâton de vieillesse, troisième patte, qui soutient l’énigme du départ. Son savoir sur la transmission, à travers son frère Patrocle, ne lui permettra que de finir sa vie, avant la maturité. Pour une fille, le sacrifice est le prix pour la lucidité : elle mourra. La maturité n’est que virile et se confond avec la puissance sexuelle !
S’il existe une conquête du féminisme elle se situe peut-être dans ce décalage de l’énigme œdipienne autour de la partition entre homme et femme ? Dans l’énigme classique l’amour n’est pas questionné, alors que dans ce film il reste totalement central. Comment un homme et une femme, (père et mère aussi, mais aussi seulement) peuvent-ils se rencontrer, et produire ensemble, un autre humain à qui la conscience (et la subjectivité) sera ouverte ? A ce titre, rien n’est plus invraisemblable, et énigmatique évidemment, que la chute du film où l’on apprend que la « religieuse » a été engrossée par un travesti ! De cet élément d’ailleurs le film ne montre absolument rien, pas une scène, pas un mot, sauf cette information qui tombe au moment même où le père (de la religieuse) ne la reconnaît pas ! Comment dire mieux l’impossible qui est en jeu aujourd’hui : autour de la parentalité dit-on, pour formuler cette nouvelle énigme d’une « procréation ensemble, un homme avec une femme, d’un nouvel humain doué de subjectivité ».
Plus encore ! Encore faut-il voir, que le père du mythe œdipien n’apparaît qu’en creux, comme lieu d’où s’arrache la puissance sexuelle. Il disparaît dans le meurtre perpétré par le fils, dans la place qu’il occupait avant auprès de Jocaste, et dans l’acte d’exposition du nourrisson qui en voulant repousser l’oracle de la mort, la rend possible. En effet, l’oracle désigne le père, (sans s’occuper de la spécificité de l’homme désigné comme le père), comment dire mieux qu’il s’agit d’une fonction ? En fait dans Œdipe, au sens d’aujourd’hui, des pères, il y en a deux, (lieu de la partition que traite le mythe) ! Œdipe est devenu un homme avec un père adoptif, qui l’éduque, et qu’il quitte, devant la peur de le tuer. Dans cette fuite, il tue un autre homme qui est son père génétique. Œdipe aussi, s’éloigne de son père (celui qu’il croit son père) pour ne pas le tuer, et en tue le vrai …. Savoir (de la vie) et vérité sont pour le moins pensés dans le conflit le plus abrupt. C’est à propos de la partition entre homme et femme que l’on retrouve dans ce film d’Almodovar le conflit, entre vérité et savoir, le plus abrupt.
Ainsi se démontre, que ce film d’Almodovar témoigne d’une déconstruction de l’œdipe, telle que la vie moderne l’a produite. Notons que l’histoire du film commence par la mise en évidence, métaphorique certes, que l’homme tel que l’œdipe classique le produit, jeune homme amoureux d’une autre femme que sa mère, est devenu impossible. Le jeune homme existe certes, mais il meurt dans les cinq premières minutes du film. Les raisons de cette déconstruction ne me retiendront pas. Elles sont certainement multiples. Peut-être est-ce la psychanalyse elle-même qui, de par le dévoilement de la structure qu’elle opère, rend inopérant les repères anciens qui tramaient pour les être humains, les références symboliques de leurs expériences, et de leurs questions.
Pour étayer cette déconstruction, et en mesurer l’enjeu, revenons à une phrase de Jacques Lacan dans la proposition de 67 1 . A cette époque, Jacques Lacan subissait les contrecoups de ce qu’il appellera son excommunication de l’Internationale de Psychanalyse (en 63). Comme réponse il avait fondé l’école freudienne de Paris. Très vite, elle s’était caractérisée par le souci de la transmission du titre même de psychanalyste, (que l’internationale lui refusait). « Le psychanalyste de l’Ecole » est donc un texte qui proposait la mise en pratique d’une procédure nouvelle, la passe, pour établir en raison cette compétence du psychanalyste. Vers la fin, ce texte tente, à partir de la topologie du plan projectif, de définir le nouage, qu’elle pourrait permettre, entre la psychanalyse en extension et la psychanalyse en intention. La psychanalyse en extension est un autre mot pour éclairer ces références symboliques que la littérature peut permettre de penser. Le travail imaginaire de la création littéraire indique l’évolution de la manière dont une époque se pense. Il s’agit des perspectives mêmes à l’intérieur desquelles se pensent les souffrances psychiques d’une époque, même si ces perspectives sont des points de fuite au mieux, des trous certainement, ou comme je l’énonçais tout à l’heure des énigmes. Par contre, la psychanalyse en intention, renvoie à cette clinique, histoire singulière de chaque cure, si fragile et inventive, dont je ne veux pas parler directement.
En 67 donc, Lacan formalise un des points de fuite de la psychanalyse comme symbolique, le mythe œdipien, sans lequel « la psychanalyse en extension devient tout entière justiciable du délire ». Mais il continue avec la phrase suivante :
« Observons la place que tient l’idéologie œdipienne pour dispenser en quelque sorte la sociologie depuis un siècle de prendre parti, comme elle dut le faire auparavant, sur la valeur de la famille, de la famille existante, de la famille petite-bourgeoise dans la civilisation, soit dans la société véhiculée par la science. Bénéficions-nous ou pas de ce que là nous couvrons à notre insu ? » (Lacan, 1968, 28)
Sur la sociologie, je ne me permettrai pas de gloser, mais sur la valeur de la famille petite-bourgeoise, certes. N’est-ce pas cette famille petite-bourgeoise que déconstruit le film d’Almodovar ? Oserai-je dire qu’il n’y a plus aujourd’hui cet « insu » de l’idéologie œdipienne dont un psychanalyste pourrait encore bénéficier pour penser la structure symbolique de l’œdipe comme calqué sur la famille. C’est à l’intérieur de la structure psychique de chaque névrosé que le triangle œdipien se noue. Pourquoi ce triangle est-il confondu sans cesse, dans notre pensée théorique avec la famille restreinte des sociologues, papa et maman, le chien et moi. Le nom-du-père, tel que Lacan le situe, est au contraire une invite à situer en dehors de la famille, la question de la transmission symbolique qu’opère la paternité, puisqu’il renvoie, dans les religions antiques, à cette parole d’une mère, donnant le nom du père, un dieu, Mars, pour Remus et Romulus à Rome, ou le dieu de David et de Jacob pour le nouveau testament(Lacan, 1972, ? ?). Joseph, en quelque sorte, n’est que le père familial de Jésus. Il arrive que ce père familial soit aussi le père symbolique, mais justement, nous dit Lacan, dans une perspective précise. Œdipe trouve la voie de la maturité entre le père adoptif et le père génétique. La fonction paternelle n’est en quelque sorte pas représentée par un homme justement, sauf dans la volonté du fils de ne pas se mesurer à son destin meurtrier.
A vrai dire, la structure est solide, et ce n’est que la version petite-bourgeoise de l’œdipe que ce film d’Almodovar déconstruit. Même déconstruits, les éléments structurés par le mythe œdipien, je crois l’avoir montré, sont bien présents, la vie/la mort, l’homme/la femme, et la transmission du savoir, et de la vérité, d’une génération à la suivante, dans la reconnaissance de la loi symbolique. Faut-il rappeler que le mythe œdipien, dans sa version grecque, justement ne fait que peu de cas de la différence homme/femme. La femme n’y est pas susceptible, comme être sexué, d’acquérir le savoir ou la sagesse, sinon sous les auspices de la fille, et dans le rapport au père uniquement, quant à l’action elle n’y accède qu’à travers le frère qu’elle manipule. Surtout, le mythe grec n’accorde à l’amour comme lieu de la rencontre entre un homme et une femme nécessaire à la procréation, aucune place ! Si œdipe épouse Jocaste, c’est parce qu’elle est la reine, détentrice du pouvoir, promise à celui qui réussira à résoudre l’énigme du sphinx, et qu’Œdipe soit amoureux de Jocaste, ou même qu’il la désire, il n’en est nullement parlé. Le texte de Pascal Quignard « le sexe et l’effroi » 2 me servira ici pour esquiver la question du sexe dans l’antiquité (Pascal Quignard, 1990, 6-234). La seule chose qui importe pour cette démonstration est de mesurer à quel point l’idéologie œdipienne dans laquelle nous pensons les souffrances psychiques autour de la paternité, relève de l’idéologie petite-bourgeoise de la famille, et non de l’œdipe dans sa fonction structurale. Qu’on m’entende, je n’ai rien contre l’idéologie du bonheur de la famille, telle que la publicité par exemple nous en rabat les oreilles, je voudrai seulement relativiser la fonction imaginaire, certes nécessaire, mais nullement symbolique : une part de notre malaise actuel à propos de la paternité, ne tient qu’à cette famille, comme lieu unique où aurait pu survivre le père.
Ce film montre, dans le moment de cette déconstruction, à quel point la version petite-bourgeoise de l’œdipe, inscrit l’amour, possible, conseillé, peut-être hypocrite, entre les deux parents de la famille. Que ce soit, au final, peut-être un leurre n’entache en rien sa fonction idéale, et justement sa valeur de point de perspective avec lequel se pensent nos malheurs psychiques. Plus extraordinaire alors devient la conséquence de la disparition de ce leurre. Est devenu central, et énigmatique au sens de la structure, la question humaine de l’amour entre un homme et une femme. Ainsi le film d’Almodovar montre comment, devant cette énigme portée au centre de la structure, les humains se contentent de survivre dans l’homosexualité, de vivre à répétition une maternité dramatique et solitaire, et de souffrir les avatars du transsexualisme devenu comme la métaphore de la liberté et de la lucidité de l’homme. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ce film fait du transsexuel, une métaphore de l’audace virile la plus aboutie. Le transsexuel (l’homme qui s’est fait femme) porte le projet orgueilleux, et magnifiquement symbolique dans sa démesure, d’affronter les limites du savoir, soit de connaître l’être femme ! Qu’il y échoue si lamentablement, bien sûr, n’entache en rien sa fonction : il est celui qui démontre l’ordre symbolique, s’y affronte et en tire sa puissance. Dans l’œdipe grec, j’oserai dire que la distinction fondamentale est entre un jeune et un vieux, un homme (à l’exclusion des femmes) d’une génération qui affronte l’oracle, et quitte son père, pour ne pas le tuer. Qu’il le tue, sans le savoir, n’est que la figure inverse de la question qui dialectise justement le « savoir d’un âge adulte » entre la vérité, et la clairvoyance.
Est-ce que pour autant l’interdit fondamental de la relation sexuelle entre deux générations est touché ! Dans ce film d’Almodovar, l’interdit est en quelque sorte subsumé dans l’impossible du rapport sexuel entre un homme et une femme, porté au statut d’énigme fondamentale ! L’interdit est transgressé, dans la figure du transsexuel, jusqu’à son point d’impossible : le transsexuel est resté un homme, malgré tout, capable d’engrosser une femme. Cette information terminale devient-elle alors comme le lieu où se rebrousse la sublimation ? Le film ne montre que des émotions de femmes : effectivement « tout sur ma mère ». Dans cette vie, les hommes n’y sont admis qu’au titre de leur transsexualisme. Faut-il lire alors, que dans ce film, Almodovar n’imagine les relations humaines heureuses que dans le sein de la communauté des femmes, dont il faudrait à tout prix, pour un homme, faire partie. Mais cette lecture verse du côté de la psychanalyse en intention, et outrepasse les limites de cet article. Foin de la psychocritique ! L’œdipe vibre dans ce film comme une question que les références petites-bourgeoises ne tiennent plus. Le reste est d’affaire d’art !
L’interdit de l’inceste demeure, mais sur un autre fond énigmatique que celui de la maturité, de la lucidité au cours des trois ages de la vie humaine ! Il faut alors remarquer une des conséquences de cette déconstruction, essentielle évidemment dans notre champ : quid de la culpabilité ? Que nous apprend ce film ? En effet, à déplacer l’énigme fondamentale du côté de partition des humains, entre homme et femme, quelle faute, et quelle dette organise ce que nous appelons la subjectivation ? En effet, dans le mythe œdipien, au prix des yeux du corps, Œdipe paie sa faute, (qu’il connaît) et conquiert le savoir, la lucidité, et la sagesse. Faut-il rajouter pour notre question, que cette sagesse s’appuie sur sa fille pour survivre. Œdipe vieilli traverse comme un « roi » les campagnes, passe de ville en ville, appuyé sur le corps jeune d’Antigone. C’est après la mort de son père qu’elle deviendra, comme symbole du savoir d’Œdipe, l’égérie des lois du symbolique, contre les lois édictées dans des perspectives politiquement humaines 3 . Mais, elle, elle y sacrifie sa vie.
Dans le film d’Almodovar, la culpabilité n’est pas représentée, sauf peut-être à minima dans le spectacle qu’en fait un des travestis qui raconte « ses opérations » sur une scène de théâtre, dans un monologue dont le public rit. Drôle de rire ! Si Freud à raison de faire du rire, le résultat d’une économie d’énergie face au refoulement, ici l’interdit refoulé concerne bien la partition entre homme et femme, que justement l’interdit ne protège pas (Freud, 1905, 257-259). Dans ce moment du rire, le spectateur ne sait plus s’il rit à l’intérieur du film, ou à l’extérieur ! Il me semble que seulement alors se révèle, la réflexion la plus violente de ce film, à savoir cette articulation entre l’intérieur et l’extérieur, comme si cette dichotomie était le seul lieu qui permettait d’interroger avec le savoir, l’énigme devenue fondamentale de la partition des humains entre hommes et femmes. « J’ai payé pour devenir une femme, par la vertu d’opérations extérieures, rendues possibles par le savoir médical, et s’il m’en reste une petite trace de culpabilité, je ne fais qu’en rire », clame le travesti ! Quel soulagement pour le spectateur ? Que soit transgressé ainsi l’interdit fondamental d’un sexe à l’autre ! Mais quoi entre les deux, si le sexe n’est qu’une partie de ce qui s’interdit d’une génération à l’autre, sur les diagonales qui vont du fils à la mère, et du père à la fille ! (entre le père et le fils, rien). Est-ce une faute ? Drôle de faute, dont on ne peut que rire à l’intérieur du film, (et certes pas s’en crever les yeux) ! Elle accompagne la dette au savoir, au-delà de son paiement. On paye le savoir, et on en garde une dette, dont on dénie l’importance par le rire ! On paye en monnaie quantifiable, un homme pour l’acte qu’autorise le savoir, et s’y joue, plus globalement, l’acte d’un homme qui y sacrifie son sexe, pour y gagner la subjectivité, sa subjectivité ? Quel soulagement alors fait rire le spectateur : qu’un seul homme s’y sacrifie comme un héros pour les autres ! Œdipe n’est pas un modèle, le travesti si. Tous les hommes, comme Antigone ! A leur savoir d’adulte, il faudrait y sacrifier sa vie, et à défaut son sexe !
N’oublions pas que la psychanalyse, en redécouvrant le mythe œdipien, élabore la place du savoir, comme lucidité sur la vie. Cette place là, aujourd’hui, n’est pas modifiable, vu les progrès de la science. Depuis la création, la découverte, l’insertion dans l’expérience humaine de la science, une des questions essentielles de toute élaboration symbolique de notre condition humaine est de définir comment un homme peut-il accéder à la vérité et au savoir. Aujourd’hui, (depuis Descartes et Galilée rappelle Lacan) nous sommes tous, peu ou prou, au sens de la structure, des hommes et des femmes qui savent (Lacan,1965, 866). Disons plutôt que depuis la science, ’il y a une nécessité de la structure, qui est ce que découvre la psychanalyse avec le terme d’inconscient : « subjectiver le savoir », « inventer d’être un sujet, face au savoir », ou poser, face à ce savoir objectif, réel, et certain, de la science le lieu où reste vivante l’énigme de la vie humaine, le lieu du sujet et de sa sagesse. Sans entrer dans cette question trop large, rappelons que Freud utilise le mythe œdipien, pour donner une version de l’interdit humain, à savoir ! Or dans ce film, il n’y a plus d’interdit mais un impossible, ce qui n’a rien à voir ! Et, tout de suite, à cet impossible, le savoir (médical) n’est pas tenu ! Ou, s’il y a un interdit, c’est la médecine qui l’a transgressé, et depuis longtemps ! C’est la faute de la science ! Donc il n’y a pas de faute dans cet univers, pas de culpabilité subjective donc.
Toute la clinique de la psychanalyse en intention dément et nécessite la suite de mon article. C’est à cet endroit que le film d’Almodovar reste, pour moi, une déconstruction des références du passé, et non le travail d’élaborer les références d’aujourd’hui ou même de l’avenir.
La question est posée, dans ce film, mais il me semble que la littérature donne une réponse à cette déconstruction, et montre les nouvelles formes de l’œdipe et donc de la paternité. Je dois cette articulation à un roman de Nazir Hamad, il s’agit pour un homme qui a été adopté de retrouver son père. Des parents de la famille (petite-bourgeoise) il n’est jamais ; ils ont été formidables, mais cette éducation ne peut suffire à faire du héros un homme 4 . Il ne sait pas « aimer une femme », c’est bien la rencontre entre un homme et une femme qui détient le « nœud central » de la structure. Nazir Hamad démontre, par ce roman, que devenir un homme ne passe que de manière anecdotique par le père de l’idéologie familiale. La virilité se définit par un savoir aimer une femme. Si le monde d’aujourd’hui définit la virilité par l’amour d’une femme, ce savoir « aimer une femme » ne se dramatise que dans la transgression de l’interdit « tuer une femme !
Il y faut, aussi, une dramatisation du meurtre, sous la forme de l’enquête policière. Dans le livre, en même temps qu’Adam cherche qui aimer, il cherche aussi un homme qui tue des femmes ! C’est face à ce nouvel interdit fondamental que l’homme d’aujourd’hui se révèle et prend sa stature dans le savoir. Le père des origines ne suffit pas à fonder la virilité, ni même le recours au savoir. Il y faut, la recherche des indices permettant de démêler la vérité du meurtre, à l’intérieur même de la constitution de la subjectivité, puisqu’il s’agira de découvrir l’étendue d’un délire, qui conduit l’homme fou à tuer les femmes. Peut-être alors faut-il aussi lire dans ce nouvel interdit, l’envers des mères modernes ? Reconnues à part égale du père dans la procréation, la maternité est pensée comme symétrique de la paternité. Elle oblige les hommes, à n’aborder plus à la procréation que sous la forme de la rendre possible, non pas seulement par le biais du père des origines, mais aussi par la figure du policier qui soutient l’interdit de tuer les femmes. Autre manière de poser le symbolique de la naissance : il n’y a pas de procréation sans accord entre un homme et une femme. L’antiquité disait « mater certa, pater incertus » et n’organisait de réponses mythiques que pour fonder la certitude du père.
Ainsi se dévoile une version moderne du mythe œdipien, sous les auspices du roman noir. Le roman noir aujourd’hui est une référence symbolique qui soutient la virilité, et la paternité, de notre modernité scientifique. Faut-il rappeler son succès aujourd’hui, à tel point que tous nos écrivains célèbres ont commencé par fournir un numéro à une des multiples collections qui les regroupent. Je ne citerai que Pennac, ou Benacquista, pour les auteurs parisiens. Il n’y a pas à s’étonner du nombre de séries et de films policiers à la télévision, ce sont à chaque fois, quelle que soit la valeur imaginaire et idéale du héros particulier, des versions, des avatars du mythe Oedipien qui soutient notre subjectivité. Ce succès tient à sa fonction symbolique. Autant dire que la structure de base de tout roman noir, comme enquête policière n’est qu’une variante, de l’œdipe. Chaque élément œdipien a subi une transformation dont la langue est depuis toujours friande. Il s’agit des transformations dont parle Freud quand il élabore le concept de pulsion, (Freud, 1915, 1968 pour la traduction française, 35) ou quand il rend compte de la constitution du délire chez le président Schreber (Freud, 1911, 1954 pour la traduction française, 309). Ceux sont des processus inconscients tels que la psychanalyse les a répertoriés, inversion, dédoublement, retour sur la personne propre, contraire, …
Dans la pièce de Sophocle, aussi, il y a une enquête au début pour chercher qui a jeté sur Thèbes les voiles d’une malédiction, la peste. Le roman noir spécifie le mort, ce n’est pas une foule de thébains anonymes. L’oracle menaçant qui est adressé au héros (Œdipe) de « tuer son père » dans le futur est devenu une certitude dans le passé : il y a un mort. La quête concerne un meurtre accompli. Le savoir est central non pas comme un masque qu’il peut constituer pour la vérité (Œdipe ne savait pas qu’il tuait son père..), mais dans sa constitution même, de détails en détails, de mises en perspectives différentes, dans une sorte d’énigme relancée à chaque chapitre, qui met en cause la sagacité du limier, et la constitution même de sa sagesse. La transgression a eu lieu, le policier passe son temps à tenter d’en revenir ! Ce n’est pas une quête, ou une fuite, mais une enquête. La vie pour un roman noir, oserai-je dire, est dans la recherche. Dans l’œdipe classique, ce n’est qu’une survie ensuite, sage certes, mais sans enjeu ! Dans le roman noir, le héros n’est pas tant le meurtrier, que le policier, l’homme qui a constitué comme devoir la recherche du meurtrier. La culpabilité est devenue centrale, mais dans son articulation au savoir. Jusqu’à quel point le meurtrier est-il encore un homme ? Le devoir d’œdipe (et il paiera le prix en se crevant les yeux) est de lire l’au-delà du savoir, la vérité ; celui du policier de revenir en-deça des apparences ! A vrai dire cette mise en perspective œdipienne du roman noir, est tellement évidente qu’elle suscite sans fin des « mais c’est bien sûr », qui restent la trace de la mise en scène de la vérité dans notre monde moderne, déjà repérée par la série policière des « cinq dernières minutes » d’il y a trente ans ! Faut-il rappeler alors que, le roman noir, sue de femmes, femmes désirables, désirées, aimables ! Oserai-je dire qu’il n’y a pas un roman noir qui ne mettent en scènes une figure de l’amour !
Dans les histoires cliniques des hommes et des femmes d’aujourd’hui, ainsi l’amour est devenu la question fondamentale, par rapport à laquelle la subjectivité de chacun trouve (ou renonce) à la définition de son sexe. Je laisse le lecteur tricoter lui-même les perspectives que lui ouvre cette réflexion. Pour conclure, je citerai seulement un morceau du dernier livre de Mikaël Connely, auteur célèbre aujourd’hui, qui traite indéfiniment du LAPD (Los Angeles Police Departement).
Si Harry Bosh, est en effet le dernier-né des flics au grand cœur, dans une série qui commence avec Dupin dans la lettre volée d’Edgar Poe, il n’empêche que son invention témoigne d’un questionnement répété et dramatique entre l’éthique et la lucidité. Cet enquêteur risque sans cesse de perdre le fil de la soumission à la Loi, à cause du savoir qu’il a acquis, dans ses enquêtes, des réalités humaines. Il se bat autant contre le crime que contre la raison d’état (de sa hiérarchie). A travers les deux versants du savoir, autant objectif que politique, il pose son acte de questionnement, « qui a tué les femmes ? » comme une métaphore de la maturité moderne. (Et les femmes sont logées à la même enseigne ! cf les livres de Patricia, ou Patricia Cornwell ou la détective Paretski). Le policier sauve la loi et l’interdit, non pas de la transgression du sexe, ni même du meurtre seulement, mais du savoir lui-même ! (J’aurais tendance à penser que c’est une métaphore de la science)
-Alors Terry, c’est comment d’être père ?
-Il n’y a rien de mieux dit-il, rien de mieux et rien de pire.
C’était sa réponse classique. Mais il réfléchit encore un instant, puis il ajouta quelque chose, qu’il avait pensé mais qu’il n’avait jamais dit, pas même à Graciella [sa femme] :
- C’est comme d’avoir un pistolet sur la tempe du matin au soir ! »
Est-ce que l’on peut rêver mieux pour dire cet espace de la paternité pensée dans le rapport à la mort, (au-delà de la femme qui collabore à la naissance) dans ce qu’il faut bien maintenant oser appeler, le mythe du policier.
Dans la phrase suivante, notre flic explique que l’émotion d’avoir un enfant, à qui il a donné le prénom d’une femme assassiné (sans qu’il ait réussi à trouver le criminel) le protège de son savoir sur l’horreur de la violence des hommes. La solution œdipienne ici promue, se dévoile, soit en paraphrasant Jacques Lacan(Lacan, 1963, 787). Il se démontre dans le genre littéraire du roman noir, que le flic est une figure filiale moderne, où se démontre « d’une autre vue que le serial killer soit l’envers du père », même si du coup, la virilité n’est pas filiale mais en quelque sorte policière. Rappelons vite alors dans l’œuvre de Connely, l’autre figure de policier, Harry Bosh : lui est trop lucide, (et trop névrosé, pourrait-on dire) pour s’y laisser prendre. Et c’est bien en cela qu’il est mythique.
Et dans le dernier roman de Connely, Wonderland, (2002) à répétition, apparaît dans la trame policière, un chercheur qui démontrerait qu’au temps de l’homme préhistorique, il y avait déjà du « serial killer ». Peut-on inventer de manière plus « scientifique » un mythe ? C’est dans la nuit des temps, que s’origine cette figure symbolique du serial killer.
Cette réflexion n’est que littéraire, généralisation abusive, il s’agit d’un jeu de comparaisons entre des textes, mais tous les jours, des traces de cette dialectique, se retrouvent dans la clinique auprès des enfants confiés à l’Aide Sociale à l’Enfance, dans les souffrances de l’immigration, et dans les ruptures que les familles affrontent. Ces jeunes SDF qui ne semblent avoir comme interlocuteur valable de leur « malaise » que le flic, seul à détenir le pouvoir de leur dire la vérité, ne témoignent-ils pas de cet avatar du mythe œdipien ? A vrai dire, il suffit d’y penser, pour que s’impose cette fonction de parole, attendu du flic, qui portera alors l’imaginaire d’une autorité, orientée vers le bien, ou simplement sadique (nazie dit-on aujourd’hui). Faut-il y incriminer aussi, l’angoisse de castration des hommes d’aujourd’hui qui me semblent risquer la mort, à chaque tournant de leur choix ? Peut-être faut-il alors remarquer à quel point dans le mythe du roman noir, la mort n’est pas une représentation ? Elle joue comme réelle, le rôle du prix à payer. Aujourd’hui la castration, comme lieu où se pense l’incomplétude humaine, n’aurait plus de représentation sexuée ? L’homosexualité, pour un homme, ne fait plus office de « roc de la castration », comme l’annonçait Freud (Freud, 1937, 1985 pour la tr.fr. 266). J’aimerai dire alors, à certains de mes patients, que la mort dont ils font l’aune de leur défaut, peut n’être aussi qu’une représentation, celle que la télévision ou la littérature nous sert à longueur de soirée. En effet, dans le mythe policier pris comme version de l’œdipe, c’est à la mort que revient de conjoindre le symbolique et le réel, provoquant un tourbillon dans l’imaginaire. Cette fonction, était autrefois tenue par le père, comme phalloïdien 6 (Lacan 12/09/56). On peut s’en plaindre. Mais peut-être, paraphrasant les compte rendus psychiatriques actuels, pour beaucoup qui « ont encore fait un œdipe petit-bourgeois », (sic) cette plainte est la seule manière de s’en tirer.
Pour être à la hauteur ce que certains jeunes nous demandent, hurlent dans notre bureau de psychanalystes, comme de praticiens de lieux d’accueil, sans le savoir, évidemment, cette réflexion me semblait nécessaire.
REFERENCES
Freud, Le mot d’esprit , 1905, Gallimard, Paris, 1978
Cinq psychanalyses , 1911, PUF, Paris,1972
Métapsychologie , 1915, Gallimard, Paris,1974
Résultats, Idées, problèmes , 1937, PUF, Paris, 1985,
Lacan, 1966, Les écrits, Seuil, Paris.
Le psychanalyste de l’Ecole, 1968, Scilicet, n°1, 14-30
Conelly, 2001, L’oiseau des tenèbres, 2001, Seuil, Paris
Nazir Hamad, 2000, et Adam devint homme, EFEdition, Paris
1 Le revue Scilicet « tu peux savoir ce qu’en pense l’Ecole Freudienne de Paris, commence avec cet article.
2 Le livre est publié aussi en format de poche.
3 Le texte d’Anouilh, « Antigone », contrairement à ce qu’en dit Lacan, me semble tout à fait actuel. Anouilh déplace le drame sur le sacrifice de Créon qui soutient cette politique « sâle, injuste peut-être » mais nécessaire à la paix, portée au rang de valeur suprême. Antigone est une guerrière de l’honneur, et affirmons que les guerres de l’honneur sont des conneries.
4 Nazir Hamad :…et Adam devint homme, EFEdition, mai 2001.
5 Encore un effet de la mondialisation, le livre est publié en même temps à New York et à Paris.
6 Le terme est de Lacan, dans le séminaire sur la relation d’objet, séance du 12 sept 1956, mais je ne l’ai pas retrouvé dans la transcription qu’en a faite J.A. Miller.