samedi 10 avril 2010
La mort comme origine
Paulette était une femme d’une cinquantaine d’année. La première fois que je la rencontrais elle me tint un discours qui se répétera quasi invariablement, bien qu’au fur et à mesure de nos entrevus quelque chose tendra à s’éclaircir de ce dont elle témoignait. Son discours tournait en rond, à vide, et par là même ne s’inscrivait pas dans sa relation aux autres. Paulette se plaignait de ne pas entendre, mais elle n’était pas sourde au sens où l’entendrait un médecin. Elle s’était rendue sourde à ce monde qui la traversait, qui la dépassait : « le monde va trop vite » me dira-t-elle souvent.
Je finis par comprendre que ses « troubles » s’étaient aggravés à la mort de sa mère. C’est à partir de là qu’elle tomba malade, et cumula toutes les maladies de celle ci (en tout cas dans son discours), et bien d’autres encore…
Ce qui pouvait éventuellement s’entendre comme une indifférenciation entre son corps et celui de sa mère, je le retrouvais de manière très explicite le jour où elle m’expliqua que celle ci lui avait trouvé un homme, et qu’elle poursuivit par le commentaire : « Elle a voulu me séparer de moi-même ».
Ainsi depuis la disparition de sa mère, le discours de Paulette tournait autour de ce réel traumatique, en répétant sans cesse les signifiants qui l’avaient accompagnés face à cette épreuve : « maladie », « docteurs », « mort » et « mère ».
En écrivant quelques lignes plus haut, j’ai fait un lapsus écrit qu’il m’apparaît intéressant d’exploiter ici : j’ai écrit la disparition de sa « mort » à la place de la disparition de sa « mère ». Ceci me fait associer sur l’idée que peut-être Paulette était la mort à défaut d’en avoir inscrit quelque chose.
« Tout est pourrit » disait-elle souvent, et ce en évoquant le monde, disons sa réalité, ou encore son logement insalubre dans lequel se développait selon elle des « mycoses » :
« Je les respire, elles me rentrent par le nez et ça pourrit de l’intérieur ».
Enfin je voudrais raconter un rêve qu’elle fit un jour et qu’elle me rapporta à l’aide d’un dessin, qu’elle accompagna de ce commentaire :
« C’était pire qu’une lumière blanche. T’étais un tunnel, moi j’étais une petite fille. Il y avait un monsieur ça devait être mon grand père. Il y avait des portes. C’était un rêve de l’au-delà, parce que j’étais en train de faire une crise cardiaque, dans la nuit, toute seule chez moi. Il est venu il m’a pris la main, et je suis allée vers la lumière blanche ».
Le dessin figurait un couloir accédant à une sorte de soleil dans lequel Paulette avait écrit « amour incommensurable », « bonheur extra ». Elle y avait ajouté deux personnages, elle même et un grand père qu’elle n’avait jamais connu. Le commentaire « t’étais un tunnel », qui apparaît comme le chemin entre la vie et « l’amour pur », ou la mort, doit il être entendu en tant que le psychologue est le moyen d’un passage d’un état à l’autre ?
La thématique de l’amour, du « faire un », est l’aboutissement de ce rêve. La manière dont Paulette nomma ce rêve m’interrogea également : « un rêve de l’au-delà ».
Mais quel « au-delà » ? Celui d’une jouissance qui aboutit à la mort ? Celui du symbolique derrière lequel gît ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire ?
Voici en quelques mots la rencontre qui, je ne l’ai réalisé qu’il y a peu de temps, m’a redirigée vers cette question : Qu’en est il de la mort ?
Je me souviens d’une œuvre littéraire qui s’achevait par le suicide du héro, et par cette phrase :
« Et avant de savoir ce qu’était la mort, il ne sut plus rien du tout ».
Cette formule résume bien l’impossible inscription de ce réel par excellence qu’est la mort en tant que fin de la vie. Mais la mort peut elle se résumer à la fin de la vie ? Pourrait on l’assimiler à ce néant de l’après et de l’avant la vie, trou fondamental, à la fois ombilic inaccessible du désir du sujet, et héritage tout aussi inaccessible transmit aux descendances ? Mort et vie ont-elles à s’exclure à ce point ? Ne se compléteraient elles pas comme ombre et lumière, comme opposition symbolique tenant lieu d’une seule et même chose, ou encore comme les deux faces d’une bande de Möbius ?
On pourrait éventuellement penser que c’est en partie de ce dont témoigne le psychotique, comme Paulette, qui semble porter en elle, dans son corps même, cette apparente intrication de la mort dans la vie. Au fond l’angoisse de morcellement témoigne peut être d’une réalité, à savoir ce qu’il adviendra du corps dans le réel. Un cadavre qui se morcellera, pour se fondre dans l’Autre « dame nature ».
D’ailleurs ce n’est pas rien le cadavre dans l’apparition de ce que l’on appelle les cultures. Bien des Anthropologues s’accordent sur le fait que les premiers rites funéraires sont la base de ce que l’on appelle la culture, et ce bien avant l’apparition de l’écriture chez les Sumériens. Dans toutes les sociétés, le cadavre est entouré de rituels. A titre d’exemple on peut citer les égyptiens et la momification, les religions monothéistes et les enterrements, les indiens qui brûlaient les corps etc…
Le point commun à toutes ces pratiques, est qu’elles semblent s’orienter vers un effacement du corps. On pourrait en effet se dire que lorsqu’un Homme trépasse en un endroit, que son corps chute, la nature se chargerait très bien du traitement de ce déchet. Mais il y a là un point d’insupportable, une impossibilité de voir les effets de la décomposition, de sentir l’odeur de la mort. C’est comme si le corps ne pouvait se conscientiser comme déchet. Cela est peut être une autre manière de souligner l’attachement de l’homme à son unité, dont il n’a pour seuls « arrimages » le pâle reflet du miroir, et le caractère unitaire du signifiant.
Pour revenir à mon exemple au sujet de Paulette, que dire de cette correspondance que m’a pointée ma clinique auprès de psychotiques, et que le cas de Georgette illustre, à savoir que trois signifiants semblent s’exprimer comme des nœuds centraux du « discours psychotique » : L’amour – La mère – La mort . On peut s’amuser qu’en français ils s’organisent autour d’un même radical phonétique : l’âme. Ça en a fait parler des générations d’Hommes ces trois signifiants, ces mots vides. Je me suis d’ailleurs risqué à l’exercice de leurs définitions, exercice qui s’est avéré interminable. Cependant un point commun est à souligner quant à ce qui apparaît comme une aspiration humaine commune, et que recouvre ces trois termes :
« Faire de l’un ».
Le faire un du discours amoureux ou encore de la proximité narcissique entre les parents et les enfants, celui de la fusion avec la mère, et enfin de la dissolution du corps dans le grand tout, ou dans la lumière comme semble le traduire le rêve de Paulette.
Ainsi de ce signifiant sans signifié qu’est la mort, tend à se dégager l’idée d’un au-delà du langage, de l’unité, du un, et qui parallèlement pourrait faire fonctionner la parole, le désir…
Pour tenter d’en dire un peu plus je voudrais reprendre quelques éléments du séminaire 24. Lacan y affiche ce constat :
Il y aurait donc quelque chose qui ne cesse pas de ne pas s’écrire du langage, ce qui sous tend l’idée que la dimension pleine de celui-ci réside en partie dans un au-delà du signifiant, de points de réels autour desquels se mêlent désir et jouissance. De cet accès partiel à un hypothétique savoir absolu que Lacan place dans le réel, se dégage l’idée de face, une face accrochée à un tenant lieu symbolique se manifestant souvent dans les oppositions, dont la structure poétique joue à merveille dans l’oxymore, et une face où :
« Il se distingue de ce qui lui est noué » (op.cit, page 96) .
Par là même la demande d’un sujet se confronte d’une manière ou d’une autre aux « abîmes », aux « désêtres », dans lesquels la cause énigmatique de son désir pourra lui apparaître à la fois comme ultime point de buttée et de création, dans la mise en parole de cette demande qui s’enroule comme autour d’un tore, d’une face à l’autre, de vide en forme. Baudelaire aurait tiré sa création de ce lien entre la mort et la parole, par le biais de ce qu’il appelle les « abîmes ». Maurice Blanchot dans l’ouvrage parle de cette révélation qu’a connu Baudelaire, à savoir que :
« Tout est abîme et « que tout est abîme » c’est la le fond de la parole, le mouvement à partir duquel celle-ci peut vraiment parler » (Maurice Blanchot, « La part du feu » 1949, Gallimard, 1972, page 136).
C’est peut être de là que l’on accède à cette demande répétitive de ce séminaire de Lacan, à savoir de bien vouloir constater qu’il y a quelque chose qui va mal dans la structure , ou encore dans le nœud borroméen. La question de la mort ressurgit au préalable, dans sa dualité avec la vie, lorsqu’on abandonne le corps vivant (un cadavre), et que naturellement ça se met à grouiller dessus .Ces idées ne sont pas loin de rappeler le poème « une charogne » :
Face à cette question du cadavre s’impose à nous la question de la mort comme ce qui fait surgir la culture comme affirmation de la vie malgré la mort. C’est donc la question de l’origine qui se pose, et qui s’articule à la question de l’éternité, de l’infini…
La tentative de dépasser l’inconscient est mise en tension avec la question de l’un, de l’unité, du trait unaire, cet un qui au fond est un :
« La forclusion du névrosé » se situe peut être là, dans la chute de la dimension d’infinité par essence irreprésentable, inimaginable. C’est peut être en ce point que l’intuition psychotique, dépasse aussi le leurre, n’est pas « dupe », et qu’ainsi comme le rappel Prinzhorn :
« Ces malades, de manière tout à fait irrationnelle, sont en contact avec des vérités les plus profondes et révèlent, sans en être conscients, des visions d’éternité » (cité par Michel Foucault, 1957, « Dits et écrits » volume 1, Gallimard, 2001, page 220).
L’ « une-bévue » (l’inconscient), est peut être dés lors inhérente à cette dimension d’infinité, à laquelle nous ouvrent les reprises métaphoriques, métonymiques, par la voie du lapsus, du sens dans le non sens du witz ou encore dans le rêve. L’ « une-bévue » peut s’entendre comme une fuite de cette infinité, de cet abîme, de ce trou du langage qui régit le discours, par opposition à cet « un-fini » . Cette impasse absolue Lacan la souligne par ce commentaire :
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Mais poursuit par cette question capitale :
« Comment est ce qu’un sujet, un sujet avec toute sa faiblesse, sa débilité, peut tenir la place de vérité, et même faire que ça ait des résultats situables ? » (op.cit page 104).
Ou encore qu’est ce qui fait de la psychanalyse une :
Les « effets de sens » nous montrent bien que le nouage entre symbolique et réel est repérable dans la clinique. Comme dans la poésie, un par delà du sens vient se mêler à un sens multiple, riche des subjectivités qu’elle traverse, et qui l’espace d’une ligne peut laisser entrevoir la trace possible d’un emboîtement réel des altérités que portent les existences des sujets. Ces deux faces du réel ressurgissent dans cette mise en sens de Lacan :
Le symptôme possédant également son ancrage réel, ne pourra s’avérer porteur de création pour le sujet, que si la contradiction fondamentale entre mise en sens et usure du sens fait son œuvre. La parole apparaît dés lors comme la circulation de l’infinité au fini, par le biais du symbolique, du réel et de l’imaginaire.
Cette binarité fini/infini (« un-fini »), vie/mort se rapproche peut être de ce commentaire du séminaire sur la lettre volée :
« Qu’es tu figure du dé que je retrouve dans ta rencontre avec ma fortune ?
Rien, sinon cette présence de la mort qui fait de la vie humaine ce sursis obtenu de matin en matin au nom des significations dont ton signe est la houlette. Telle fit Schérazade durant mille et une nuit, et tel que je fais depuis dix huit mois à éprouver l’ascendant de ce signe au prix d’une série vertigineuse de coups pipés au jeu de pair ou impair » (Jacques Lacan, Les écrits 1, 1955, Points, 1999, page 39-40).
Le jeu du désir semble ainsi poser dans son lien à la mort, et ouvre la circulation entre l’extrême d’un non savoir, et l’extrême d’un sens plein, d’un savoir absolu. Ceci m’amène à la question du discours dominant qui traverse le lien social contemporain. A travers lui la mort se trouve frappée par le déni. Le fantasme d’éternité n’est plus un simple voile, il devient consistant, presque réalité, quand par exemple trois chercheurs en médecine reçoivent le prix Nobel pour leurs travaux spectaculaires sur l’interruption du vieillissement des cellules. Cela a forcément un impact. Les figures de la vie et de la mort sont des points d’ancrages culturels essentiels à la mise en place d’une altérité, de l’Autre. Elles sont le mystère, l’énigme fondamentale. Ainsi répondre à cet endroit par un savoir qui se veut absolu, qui se nourrit des facilités que procurent l’ignorance, vient mettre à mal quelque chose qui touche peut être aux origines même du fait culturel. On ne joue pas avec la mort, on s’en inspire. Le tristement célèbre Staline aurait déclaré un jour :
« La mort d’un homme est une tragédie, la mort d’un millions d’hommes est une statistique » (site Internet Even) ..
On entend bien dans ce propos comment la mort et le symbolique viennent à s’effacer par le massacre de masse, mais aussi dans la production de masse. La multiplication de l’un, la répétition de un plusieurs fois, à l’oreille déjà cela ne colle pas. Une logique morbide s’inscrit déjà dans la structure même de ce fonctionnement.
Toutes les grandes civilisations antiques ont connu une mort. D’ailleurs le terme de langue morte, attribué au latin et au grec par exemple, semble en témoigner. Ces effondrements de civilisations entretiendraient un lien avec l’opulence, ce que l’on pourrait traduire par le passage d’une société du père porteur de loi, à une société de la mère porteuse, source de besoins, rongeant à petit feu le degrés d’altérité vital pour le maintien du culturel, de l’Autre. Ainsi la roue tourne pour les civilisations comme pour les Hommes. Cependant la différence tient en ceci, que les cultures tendent à évoluer vers une culture commune, peut être même une langue, qui en signe inexorablement l’appauvrissement. Faisons nous le dernier tour de roue ?
Peut être pas. Le déni de la mort nous l’avons sous les yeux, quand la destruction même de notre environnement surgit pour nous rappeler ce qui n’est pas, ou plutôt ce qui n’est plus, écrit. La mort est donc de retour dans le réel, et on peut constater que de fait, de plus en plus de sujets cherchent cet extrême de la mort (dans de multiples phénomènes : jeu du foulard, toxicomanie, sports extrêmes…), de cette dernière limite. Voilà peut être donc une occasion de faire ressurgir la parole oubliée. Je voudrais conclure sur cette citation de Gabriel Marcel :
« La mort comme tremplin d’une espérance absolue. Un monde où la mort ferait défaut serait un monde où l’espérance n’existerait qu’à l’état larvé » (site Internet Even) .
Laurent NOYON