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LA PIQÛRE DU SCORPION

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Claude SIBONY

jeudi 23 juin 2011

LA PIQÛRE DU SCORPION

En dire quelques mots, ou plus précisément en écrire quelque chose. Voilà ce qui se travaille depuis plusieurs mois et qui décide de se saisir de cette invitation pour laisser une trace sur une feuille blanche.

Je voudrai apporter ici le témoignage d’un bout de chemin effectué au coté d’un jeune homme, âgé de 19ans lorsque je l’ai rencontré pour la première fois. Cet accompagnement s’est déroulé jusqu’à ces 24 ans.

Le cadre de cette rencontre est l’hôpital psychiatrique, une consultation pour adolescents et problématiques d’addictions. Ce jeune homme, que j’appellerai Paco, vient accompagné de ses parents. Les parents sont débordés par leurs deux enfants. Le plus jeune est suivi en psychiatrie et sera diagnostiqué schizophrène. Les parents se plaignent de leur fils, de son abus d’alcool, de ses crises de violence, de sa désinsertion scolaire. Ils ont peur de lui, de ce qu’ils ressentent comme étrange. Il a été adopté à ses 6 ans, avec son jeune frère, adoption dans un pays d’Amérique du sud, la Colombie.

Paco se montre dès ce premier entretien agressif contre ses parents, il est menaçant. Le temps de cette première rencontre permet un apaisement et j’obtiens qu’il revienne seul en consultation. Il accepte et s’engage dans ce travail, de manière assidue pendant cinq années.

Le signe de souffrance dont il se saisit pour parler est sa consommation d’alcool et de cannabis. Consommation quotidienne et importante. Très vite, la question de l’alcool laisse place à un discours assez plat sur ce qui se déroule de semaines en semaines, laissant parfois échapper quelques pensées ou souvenirs plus intimes.

Il présente bien, toujours tiré à quatre épingles, rasé de près, cheveux gominés, bagues aux doigts et chaîne autour du cou. Ses vêtements sont choisis avec goût et toujours propres, tombant impeccablement. Il investit la dimension de l’image.

Il est d’origine indienne par son père, blanc par sa mère. Ses souvenirs de Colombie sont vagues. Un père qui l’aurait battu lui et son frère, une mère alcoolique. Deux enfants abandonnés, dans la rue, « sans chaussures » précise t-il. Un placement en orphelinat, puis l’adoption. Une amnésie quasi-totale recouvre ces années, amnésie consécutive de la disparition de sa langue maternelle.

Arrivée en France, impression d’étrangeté. Sa langue, l’espagnol disparaît. Il se souvient de l’inquiétante sensation de se retrouver dans une classe ou l’on parle une langue qu’il ne comprend pas. Il suit passivement puis se déscolarise quand le système scolaire ne le porte plus, c'est-à-dire vers ses 16 ans. Le scolaire a été maintenu jusqu’à sa troisième puis s’est délité ; En fait il dit n’avoir jamais suivi en classe. Tout lui paraissait étrange, insensé, ne le concernant pas.

De la Colombie subsiste une impression de luminosité, de couleurs, sensations de chaleur. De son arrivée en France il évoque le froid, d’autres couleurs, d’autres odeurs, de nouveaux parents.

Son discours est courtois sur la forme, pauvre dans le choix des mots, mais avec des formes syntaxiques travaillées même si la grammaire en souffre. Son rythme de parole est rapide, saccadé. Des phrases courtes, espacées de silences au cours des quels nos regards se croisent, cela provoque chez lui un sourire gêné. Certains mots qu’il emploie sont légèrement déformés en leur terminaison; le ton bas qu’il utilise masque cette prise incertaine du coté des mots.

Il énonce une souffrance subjective, évoque sous différentes formes une insatisfaction ou une impuissance à réaliser ce qui lui tient à cœur. Vernis névrotique ; ai-je pensé assez tôt dans ce travail. Aphorismes énoncés en suite, mais discours non habité. Absence de sens, inscription subjective absente dans l’énoncé de son histoire. Discours plat, une image en quelque sorte ; Etre du coté d’une image.

Il passe un temps fou devant le miroir, recherchant à se créer une image parfaite, bataillant rageusement contre un épi rebelle. Il a fait tatouer au bas du cou un dessin représentant un scorpion, esthétique, un rien inquiétant. L’insecte tatoué semble se faufiler sous ses vêtements. Il se parfume, il est très sensible aux odeurs précise t-il, matériau déjà abordé du coté de sa terre d’origine, quelque chose en deçà des mots.

En début d’entretien il entre dans mon bureau et me demande systématiquement : « est ce que je peux m’asseoir ? » rituel de début d’entretien, purement formel, qui le met dans le camp des gens polis, des gens gentils. Il est tout gentil, Paco, il est tout joli, tout gentil, tout poli ; il est lisse. Je ne réponds pas, je souris, il répond lui aussi par un sourire… pas complètement dupe.

C’est tout de même une question essentielle, celle de prendre place, mais lui ne la pose pas métaphoriquement.

Un jour il aborde ce qu’il appelle « les bruits ». Il entend des bruits étranges qu’il ne peut identifier. Cela le plonge dans une profonde inquiétude ; Il se retourne, tente d’identifier l’origine du bruit, ne repère rien ; en demeure une impression d’inquiétante étrangeté. Il n’ose en parler, peur qu’on le dise fou ; puis ça passe tout seul. Difficile d’articuler l’occurrence des bruits à un quelconque événement ou sollicitation internes ou externes.

Le coté lisse et gentil laisse place parfois à de la fureur. Il peut pour ce qui sera considéré par son entourage comme un rien, se mettre en rage et menacer voire casser ou frapper. Un ordre, une contrainte, ou une simple parole mal interprétée. Parfois un simple sourire, qu’il interprète comme une moquerie à son encontre, peut déclencher une violence inouïe. Certaines de ces scènes très violentes se terminent au poste de police et aux urgences en psychiatrie. Les parents prennent rendez-vous avec un psychiatre de l’unité de soins, qui le reçoit une fois par mois et laisse le travail que j’ai engagé se poursuivre.

La boisson a pris place, dès ses 16 ou 17 ans, le cannabis aussi. Les groupes d’ado désœuvrés qui zonent dans les villages, à la recherche d’une aventure, d’un coup de poing, d’une fille. Les filles, il n’y en a pas, de ce que j’entends. Pourtant, un jour, il m’annonce, qu’il a trouvé sa future femme, qu’ils sont bien ensemble, il fera un gentil mari, dit-t-il.. Je suis agréablement surpris, puis dans ce même entretien je comprends qu’il s’agit d’une simple relation via Internet. Il ne l’a jamais vu. Mais elle est présentée comme s’il disait : de ce coté là les choses sont réglées ; passons à autre chose. Du coté relation sexuelle, c’est le néant. Lui semble court-circuiter la rencontre par l’alcool. Il privilégie la belle image qu’il donne par ses habits et aussi par ses capacités à bien danser. Capter un regard sur lui lorsqu’il fait des démonstrations de hip hop devant des groupes de jeunes. Il y a là une prise de jouissance.

Deux ans après le début de cet accompagnement, sa mère adoptive décède. Il est affecté mais ne s’effondre pas. Il me dira : « qu’est ce qu’ils sont venus me chercher en Colombie ? », accentuant par là le hors sens de sa vie, l’étrangeté dans laquelle il se débat.

L’alcool, le cannabis diluent un temps le trop d’être qui l’envahit. Les alcoolisations et les frasques qui s’en suivent opèrent comme une extraction de jouissance, quelque chose en trop est là évacué. De plus, il devient aux yeux des autres un alcoolique, un toxicomane, un voyou, quelqu’un.

Le choix d’un métier occupe une place importante dans son questionnement. Est-ce d’ailleurs le sien, ou se fait il le porte voix du discours social, éducatif, paternel ? De nombreux organismes de formation le prennent en charge. Chaque fois il épouse l’imaginaire du métier, cela tient quelques semaines, puis sur le mode habituel de l’alcoolisation il met un terme à ces différentes tentatives. Je le reçois pâtissier, mécanicien, technicien en espace verts. A chaque fois le cadre social proposé qui lui attribue une place et une nomination, ce cadre, fait effet quelques semaines, puis cela s’éteint et, par un passage à l’acte souvent lié à l’alcool il se fait exclure.

Mais il revient toujours à cette consultation, souriant, bien habillé, lieu peut être ou il dépose quelque chose à un qui atteste, enregistre, reçoit ; le secrétaire pour reprendre une formule connue.

Puis vient sa proposition, sa création Il me dit écrire depuis longtemps et plus encore depuis le décès de sa mère. Il me demande s’il peut me montrer quelques uns de ces textes.

Il vient la fois suivante avec un épais classeur. Sont soigneusement rangés des feuilles manuscrites ; chacune protégée dans une pochette transparente. Il me tend une page, je la lis. Je remarque une belle écriture. Les textes sont écrits avec une orthographe plus qu’approximative.

Il me lit ensuite l’un des textes. Discours d’un fils à sa mère lui demandant pardon pour toutes les bêtises qu’il a faites. Un autre parle de solitude et de « pas de futur ». Textes naïfs mais parfois recelant une certaine poésie. Ces textes constituent son trésor.

Il aime la musique, recherche sur le web des accompagnements pré-enregistrés et y intègre son texte. Il vient à nos entretiens, pose son téléphone sur le bureau, engage la musique et sur le mode d’un chanteur de RAP ou de Slam énonce sa chanson. La voix ne suit pas la mélodie, la musique vient offrir comme un écrin un support à sa parole.

Le bruit devient il son, et est il sujet d’un discours par ce biais ? Ce sont les pistes qui ont orienté mon écoute.

Il s’est crée son petit bout de ficelle qui tient l’ensemble. Ligature fragile mais qui tient dans le temps. D’un coté une prévalence donnée à l’imaginaire, figurine esthétique offerte à l’Autre le regardant, d’un autre, l’écriture. Lacan dans  Lituraterre  précise : «  le sujet est divisé comme partout par le langage, mais un de ses registres peut se satisfaire de la référence à l’écriture, l’autre de la parole  ». (Autres écrits, p19)

La musique, le RAP et le Slam le conduisent à découvrir des auteurs sud- américains. Il se met à écouter en langue espagnole et dit vouloir réapprendre sa langue natale.

Un lundi matin de mars, je l’attends. Son père vient à ma rencontre. J’imagine que Paco s’en grille une avant notre entretien. Le père est devant ma porte ouverte. Je lui tends la main. Il se plie littéralement en deux dans l’entrebâillement de la porte, et, dans une parole entrecoupée de sanglots j’entends, plutôt je déchiffre : Paco est décédé ce samedi. Je fais répéter, mais j’ai déjà compris. Le père entre, s’assoit. Je cherche à endormir la vague d’affects qui menace en moi. Je l’écoute. Il a tenu à honorer le rendez-vous de son fils.

Samedi, son fils est parti rejoindre ses amis. L’un d’entre eux a emprunté une voiture avec toit ouvrant. Il conduisait, Paco se tenait debout, le buste à l’extérieur, saluant le public. Le groupe d’amis applaudissait les dérapages contrôlés. La voiture s’est retournée, il est mort. Ultime parade, ai-je pensé. J’écoute cet homme ravagé de douleur. Il s’en va.

Je reste assis un long moment, sonné… Je me lève ensuite, me dirige vers l’armoire où sont rangés les dossiers, me saisis du sien, le relis. J’inscris au coté de son nom trois lettres : D, C, D et la date du jour. Je range le dossier à sa place.

Ecriture futile, écriture imbécile, mais tentative de border le trou formé par cette effraction de réel.

Ainsi une sortie de route est venue conclure sa trajectoire, trajectoire faite de hors sens, de ruptures, d’exil, d’errance.

Une vie vouée à la recherche d’une nomination qui le positionne dans le monde ; recherche vaine, soumise aux caprices du « Nommer à… » que Lacan qualifie de « dégénérescence catastrophique » dans le séminaire Les non dupes errent  ; recherche soumise aux caprices des identifications imaginaires, là où le Nom du père n’est pas advenu.

Pourtant, du coté de l’écriture, s’était nouée une accroche possible lui permettant de se soutenir d’une parole singulière ; se créant avec ce classeur noir un monde structuré, chaque feuille bien rangée, un monde d’inscriptions, de signes ; un monde sur lequel il avait prise, un lieu où il pouvait s’asseoir, prendre place.

Paco aura eu une courte existence, interrompue dramatiquement par cet accident lors d’une nouvelle parade le mettant en scène comme phallus imaginaire s’offrant à la jouissance d’un Autre primordial, sollicité sur le plan du regard.

Apprendre sa langue maternelle aurait tout au plus facilité un relatif remaniement de son rapport à  lalangue  de laquelle il n’était pas dégagé. Cette prise, cet engluement, dans  lalangue  qui se manifestait par quelques phénomènes étranges et inquiétants, le vouait à tenter de se dépêtrer d’une jouissance hors signifiants ; sujet non exilé au champ du langage. Le bruit était l’une de ces manifestations étranges desquelles il tentait de s’extraire par ses ivresses entre autres.

L’écriture permettait un relatif « ravinement du signifié » pour reprendre l’expression de Lacan dans  Lituraterre , contribuant à transformer ces éclats de réel en mots écrits sur une feuille.

C’est aussi du coté de l’écriture que m’a poussé la fin brutale de cet accompagnement ; une écriture nécessaire, comme si le traitement du réel nécessitait, là, d’en passer par l’écrit plutôt que par le dire.

"Ce sont les hasards qui nous poussent à droite et à gauche, et dont nous faisons notre destin, car c'est nous qui le tressons comme tel"

Jacques Lacan,  Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome , Paris : Seuil, 2005, p. 162.

Claude SIBONY

 

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