samedi 23 avril 2011
Jean BELONDRADE
Lin GRIMAUD
L’ombre d’un regard
(A propos de photographie)
«La photo n’est pas à l’extérieur du photographe, elle est en lui-même, comme la rencontre qu’il attend ». Edouard BOUBAT
Le photographe ne va pas seulement à la découverte d’images. Ou plutôt au cours de son exercice il découvre autre chose qui est la nature de son propre regard : d’où et comment il regarde le monde. Apprendre à se connaître soi-même, finalement, c’est prendre connaissance de cet angle qui nous fixe dans un rapport singulier au monde. Cette connaissance est d’un accès direct impossible. Il faut un détour pour qu’apparaissent la position subjective d’où on regarde. La photographie peut-être ce détour. De ce point de vue, une image s’origine en dehors d’elle-même, mais l’ombre de cette origine y est décelable : c’est l’ombre du regard du photographe.
Un jour, sur mon vélo, en longeant le canal du Midi, je me suis aperçu de la position de mon regard sur le monde : un regard d’en bas, en contre plongée, vers un objet haut, monumental et absent. C’était mon père que je regardais comme une étoile qui s’est éteinte quand j’avais douze ans. J’ai hérité, ou plutôt je me suis emparé de son appareil photo, un Zeiss Ikon avec un objectif de 50mm. Plus tard, j’ai accompagné mon fils Paul, qui voulait apprendre la photographi, voir Jean Belondrade. Jean s’est mis à nous parler. De son discours est né ce texte.
L.G.
1
On a toujours opposé de façon injuste et injustifiée, le peintre et le photographe en évoquant le temps de réalisation de l’image.
Une photographie dure un cent vingt cinquième de seconde. C’est l’acte de photographier qui ne demande aucun effort physique, très peu de temps, et qui maintenant ne demande plus aucune compétence technique particulière. Ce n’est pas comme à l’époque des plaques au collodion humide, il fallait être physicien et chimiste pour être photographe.
Le matériel était lourd et encombrant, c'était très physique.
Malgré cette banalisation technologique qui est un handicap très lourd pour la photo aujourd’hui on produit parfois une image qui a un contenu durable. Pour moi c’est quasiment miraculeux.
Mon premier labo était un placard qui devait faire un mètre carré cinquante. Tous les copains photographes de ma génération ont vécu ça : l’aventure par la bricole.
Avant la photographie, les gens avaient une perception d’eux de face. Ils avaient une représentation plane d’eux mêmes. Depuis la photographie on se voit à l’intérieur du monde, dans la nature, en mouvement, avec des amis en train de parler. On a une nouvelle existence spatiale qui articule autrement que dans les siècles précédents le passage du vécu sensoriel à la représentation.
Je rencontre une scène, un paysage ou une situation qui accumule des sensations. Comme si j’avais un petit rectangle, une fenêtre dans la tête qui me permet de donner un cadre à une émotion.
Par exemple, le lien très fort qu’il y a entre un père et un fils, c’est quelque chose qui, moi, me fait faire une photo n’importe où que je sois.
Je perçois quelque chose, un peu comme quand tu perçois la chaleur ou une odeur : une qualité de relation. Instantanément il y a une espèce de raccourci interne qui me donne le sens de la photographie que je vais faire.
La photo est une passerelle qui permet de me mettre en circuit avec le monde.
En ce moment je fais des photos dans un service de personnes atteintes d’Alzheimer. Ce sont des personnes qui ont perdu la plupart de leurs repères et les situations qui se produisent dans ce contexte nous font perdre les nôtres. J’assiste à la scène suivante : un toubib demande à un résident : comment ça va ? En levant les bras comme un acteur qui entre en scène devant son publique, il a répondu « impeccable » ! C’était magnifique.
La première chose que j’ai photographiée c’était les mains parce que c’était le plus facile. D’abord quelques regards, mais les regards ça ne me plaisait pas, parce que je venais d’arriver depuis vingt minutes et je me sentais déplacé. Alors j’ai photographié les mains. C’est incroyable comme chez ces malades les mains sont actives. Une incroyable présence des mains. Les pieds aussi : les positions des pieds sous la table.
J’ai fait des plans fixes en gardant un peu de contexte autour. Un homme est derrière sa table. On voit la table, le pied de la table, ses pieds. Moi sans bouger, lui dans cette espace là qui est le sien. J’ai senti un temps immobile. Des personnes comme dans un cube, et à l’intérieur de ce cube il y a des déplacements, une contrainte invisible et une forte présence entravée.
Après, on est sorti avec les malades. Cinq femmes se sont installées sur un banc. Elles se sont mises à papoter. A trois mètres, sans entendre le détail de ce qu’elles disaient, on avait l’impression d’une conversation ordinaire.
En me rapprochant je découvre qu’il n’y a aucune communication. Chacune raconte son histoire sans tenir compte de celle des autres.
L’une parlait de chaise trouée à rempailler, l’autre de son fils ; chacune dans son cube avec toutes les apparences de l’échange.
Puis elles se sont levées, se sont donné la main et sont parties, penchées en avant comme si le vent soufflait très fort.
L’image fonctionne comme la scène où elle a été prise. Certaines photographies de guerre nous amène quasiment sur le terrain en prolongeant la représentation à l’intérieur de notre réseau émotionnel.
Ici le cube invisible est une non perception, mais une véritable sensation qui a guidé mon choix du plan fixe.
La sensation d’une inclusion pétrifiante qui s’origine dans cette expérience humaine élémentarisée, faite de mouvements sans liaisons entre eux, comme si les membres parlaient chacun pour soi.
L’expression glisse d’un centre psychique qui n’existe peut-être plus vers les extrémités du corps qui assument cette fonction à leur manière.
Les fragments du sujet se réfugient dans l’archipel de ses extrémités corporelles.
Cette sensation, qui n’est pourtant pas un souvenir, m’évoque l’expérience du bébé pour qui ses mains, ses pieds, comme les divers territoires du corps de la mère assument un dialogue premier. La photographie amène à entrer à nouveau dans cette expérience primitive de cohésion fragmentaire. Faire confiance aux fragments, ce n’est pas évident quand on est ni bébé ni psychotique.
L’expression se dissipe vers les extrémités d’un réel recombiné par le cadrage.
Pour moi, c’est en recherchant le lien invisible d’éléments apparemment sans rapports entre eux, que la photo trouve son sens.
Surtout quand elle s’attache à montrer l’échec de ce lien au travers de la détresse que cette situation engendre.
Pour cette raison les images de la souffrance, de la fragilité et de la rupture font de celui qui les regarde un témoin direct : un porteur d’histoire découvrant que dans l’autre il y a la même humanité qu’en soi ; vis-à-vis de la victime comme du bourreau.
Il y a du meurtre à l’origine de l’humain et du massacre à l’intérieur de soi. C’est la suite, moins connue, de l’épisode du meurtre d’Abel par Caïn : Caïn par sa descendance est l’inventeur de la civilisation.
Ce paradoxe du meurtre et de la civilisation peut se condenser dans la photographie d’un groupe, d’un visage, d’un regard ou d’une main.
Aussi, pas une image de la dégradation physique, mentale ou sociale, qui ne devienne un autoportrait pour celui qui la regarde.
Toujours dans ce même service de patients atteins de la maladie d’Alzheimer je vois un monsieur d’une soixantaine d’années avec un petit ours en peluche. Je fais une photo.
En rentrant je la mets sur mon ordinateur. J’étais mal à l’aise avec cette image et me suis dit que je ne pouvais pas la garder.
Récemment, j’ai cherché cette image et je ne l’ai pas retrouvée, sans retrouver non plus le souvenir de l’avoir supprimée.
Un an plus tard je retourne dans le service. Là je reconnais mon bonhomme. Il avait extrêmement vieilli. Et il n’avait plus son petit ours. Je vais voir la femme de salle et lui demande si c’est bien ce monsieur qui avait un ours. Elle me répond que c’est lui, mais qu’il ne l’a plus, il l’a mangé. Il est polyphage et il l’a mangé.
Il y avait quelque chose dans cette photographie – la visualisation du rapport entre cannibalisme et intimité - que je n’avais pas pu avaler.
2 Au cours d’un reportage sur les pilotes d’avions chez les Inuits, dans le grand nord canadien, je passe quinze jours dans une base de pilotes. Le lendemain de mon arrivée je pars en avion avec un policier, le pilote et un habitant du village. On se pose sur la glace dans un autre village pour ramener un Inuit qui avait tiré au fusil sur sa femme. Ce type, dés qu’il comprend qu’il y a un photographe, lève les mains, très fier. Et moi je ne lui fais pas sa photo, précisément parce que ce n’est pas la mienne. Je garde dans la tête cette photo jamais faite qui fixe une sensation de perte et de regret : j’ai manqué l’occasion d’une image forte qu’adore la presse.
Pour moi, ce n’est pas au photographe d’ouvrir une scène pour que les gens s’y produisent.
L’appareil excite l’exhibitionnisme, confondant le photographe et son sujet.
Je ressens que je dois absolument maintenir un écart pour affirmer ma position d’auteur, quitte à refuser l’image qui s’offre.
Les grands reporters de guerre ont-ils ce frein psychologique, ou bien font-ils tout, au contraire, pour s’en libérer ?
Le photographe se confronte au catalogue invisible de ses photos invisibles qui sont l’envers des photos qu’il peut montrer.
Ces photos disparues, ou bien jamais prises, existent énormément. Elles constituent ma trame narrative au même titre que mes rêveries d’enfant.
Plusieurs cadres sont nécessaires pour que la photo puisse fonctionner à commencer par le cadre vide qui est le « quelque part » de l’image, l’espace mental en creux disponible à sa réception.
Sans ce cadre invisible qui évoque la langue maternelle - celle que l’on ne se voit pas parler - aucune représentation ne pourrait s’inscrire dans une trame de pensée.
Même si on joue à montrer les ficelles de la représentation, comme le fait Truffaut dans « La nuit américaine », on ne fait que déplacer d’un cran le cadre invisible des avants et arrière plans : la machinerie de l’illusion.
L’image renvoie à autre chose qu’elle-même, tout comme le photographe est renvoyé par sa photo à une histoire bien plus large que sa seule histoire individuelle.
Pour revenir à la photo disparue de Monsieur Antoine, si je n’avais pas demandé et appris par la suite qu’il avait mangé son ours, cette image aurait facilement pu quitter ma mémoire.
Cet élément d’information, après-coup lui fournit son cadre, sa condition de fixation, lui permet de fonctionner comme une véritable photographie même si, de fait, elle n’existe plus.
On conçoit habituellement le travail de représentation comme interne à la personne. Le photographe part d’une autre position. Il part de l’idée que la représentation est fabriquée par le monde extérieur ; que le monde produit de la représentation et qu’il suffit de l’attraper, de la capter, de l’extraire en ma cadrant.
Prendre une photo, c’est comme creuser une fenêtre dans notre monde interne pour accéder au monde externe et créer une passerelle entre les deux.
3
Le photographe ne photographie pas ce qu’il croit photographier. Il y a toujours un écart. De surcroît, le spectateur peut s’imaginer une légende complètement différente de celle qui est donnée.
Chacun amène son interprétation, sa légende personnelle qui se superpose à celle que le photographe donne à son image. D’une certaine façon le spectateur est invité à faire confiance à la légende que donne l’auteur, en l’absence de la preuve que ce qui est montré y corresponde.
Une photo que j’ai faite au Pérou présente trois hommes avec des ponchos qui frappent à la porte d’une maison.
Il y a quelque chose derrière cette porte tout comme il y a un fragment de mon histoire derrière cette photo.
Donc là j’arrive par le bus dans ce village. Je suis sur la place. Il est 8 heures du matin, je me demande où je vais aller. Je cherche mes marques. Je vois ces trois types et décrète que ce sont des musiciens.
En vérité ce n’était pas du tout des musiciens. J’ai découvert ensuite au cours de la journée que tous les paysans portaient des ponchos.
Je descends de mon bus, les vois avec leurs ponchos et les baptise, dans ma logique, musiciens.
Ils marchent tous les trois d’un pas décidé, traversent la place. Je les suis à distance avec l’idée de les photographier. Je m’imagine qu’ils vont dans un cabaret. Ils s’arrêtent devant une porte sans signe distinctif et frappent. A ce moment il y a 5 personnages qui attendent. Parce que j’attends aussi de voir ce qui va se passer. C’est à ce moment que je fais la photo. Finalement une femme ouvre la porte et se poste dans l'embrasure. La légende de cette photo pourrait être « l'attente ».
On ne sait pas qui est cette femme, une parente endeuillée, une prostituée…
Le photographe fabrique la légende en se branchant sur son histoire personnelle.
Pour moi, il y a les musiciens que je suivais quand j’étais jeune à Toulouse, en espérant qu’ils se rendent à une fête.
Le photographe porte avec lui sa propre structure d’attention et finalement, comme tout être humain qui n’a pas renoncé à l’espoir, il est en attente d’un signe qui le relie à l’autre humain et par ce détour, à lui-même. C’est le chemin du signe, qu’on ne peut abandonner définitivement sans se perdre soi-même.
Quand quelqu’un dans la rue montre du doigt, tout le monde regarde dans cette direction. Parce que tout le monde est toujours inconsciemment en état d’attention d’un événement qui fasse signe.
La quête du signe est une propriété qui nous relie au vivant en tant qu’être d’attention et de mémoire.
4
J’ai passé toute la semaine avec Igor dans les Corbières. Il a photographié 200 ukrainiens, des personnes connues et des personnes ordinaires, toutes avec un égal traitement : devant une simple bâche de tissu. C’est sa deuxième grande exposition. Pour la première il avait photographié des pains. En Ukraine il y a comme en France toutes sortes de pain.
Pour sa troisième exposition il a photographié des familles dans leur milieu de vie, dans des villages, chez des mineurs, dans des appartements de Kiev.
On peut encore faire ça parce que les générations vivent le plus souvent ensemble sous le même toit.
Son avant- dernier projet montrait la société ukrainienne au travers de grands groupes humains : cinq cents ouvriers devant une raffinerie, mille soldats, huit cents étudiants devant l’université, toutes les victimes de Tchernobyl soignés dans le même hôpital. Trois cents modèles ukrainiennes en maillot deux pièces dans un parc qui domine la ville.
Cette exposition s’appelle « Razom » qui veut dire ensemble.
Pour le dernier volet de son travail il a photographié des bébés entre un et trois jours de naissance avec leur mère ou leur père.
J’ai vu un lien entre ces expositions :
En 1937 ; il y a eu en Ukraine une famine organisée par Staline qui a fait des millions de morts. La Tcheka rentrait chez les paysans, prenait jusqu’au dernier grain de blé. Ils ont organisé une famine dans un des pays au monde le plus riche en céréale. C’était le moyen d’un politique d’extermination. Cette famine est encore aujourd’hui commémorée comme un événement symboliquement fondateur de la nation ukrainienne ; comparable à la Shoah pour les juifs. Igor commence donc sa série sur les ukrainiens en photographiant des pains. Il continue par des gens du peuple mêlés à des gens connus.
Un fil se déroule jusqu’aux photos de bébés.
Il a commencé cette dernière série en Allemagne. Or les pires massacres nazis qu’il y a eu à l’Est au cours de la deuxième guerre mondiale n’ont pas eu lieu en Russie mais bien en Ukraine. Les ukrainiens l’appellent la grande guerre patriotique.
Qu’Igor choisisse de photographier des bébés d’abord en Allemagne, puis en Ukraine constitue pour moi le texte d’un message. Bien que pour lui il n’y a pas de discours préalable : il part directement de l’image. Les discours, s’il doit y en avoir, ce sont les photos qui les tiennent au travers de ceux qui les regardent.
De mon point de vue, l’œuvre photographique réalise un travail de cristallisation d’éléments en flottaison dans une culture ; à ce titre elle assume une transmission. Le discours analyse, l’image catalyse. Les visiteurs de cette exposition sont les descendants des personnes qui ont vécu ces événements historiques terribles au point d’avoir pu faire désespérer radicalement de l’humanité. Igor vient saisir les fragments de cette mémoire et la recompose au travers du cheminement émotionnel produit par les séries du pain, du peuple, des bébés ukrainiens, autrichiens et allemands qui sont respectivement les descendants du peuple victime et du peuple bourreau. Il y a dans ces images juxtaposées de bébés la symbolique d’une alliance nécessaire entre les peuples afin de dépasser le traumatisme de l’horreur vécue qui est toujours en attente de métabolisation. Le photographe prend position, il affirme que la programmation de l’horreur qui a caractérisé la deuxième guerre mondiale n’a pas exterminé le potentiel de ré-humanisation qu’il y a dans l’humain.
Ces photos réaniment en les réorganisant les traces de représentations encore contenues dans le corps collectif ukrainien comme dans le lien de chaque ukrainien à son peuple et à lui-même. La destructivité la plus radicale produit finalement du lien, à condition d’en saisir la mémoire autrement que par du discours répétitif, commémoratif, dont la répétition expulse le sens.
L’œuvre photographique ne dit pas « je vais vous raconter ce que vous avez oublié », elle propose un matériau qui peut ouvrir une voie nouvelle pour la mémoire. La mémoire a besoin d’inédit. Et si tous les chemins mènent à Rome, il reste fondamental que ces chemins soient entre eux infiniment différents.
C’est une particularité de la mémoire de toujours avoir besoin de voies fraîches pour se revitaliser.
Une photographie peut ainsi provoquer des liens de sens très éloignés de nos habitudes de penser et créer une véritable perspective à l’intérieur de notre fonctionnement subjectif qui a tendance à se replier sur lui-même.
Lorsque la confiance en la vie est endommagée, se découvre un réflexe de refus ou au contraire d’agrippement vis-à-vis du passé qui dans les deux cas pétrifie la mémoire vivante. Faire des liens de sens plus ou moins acrobatiques au travers de divers supports artistiques contribue à nous aider à ne pas abandonner de penser devant ce qui apparaît comme définitivement figé. Que cela concerne notre parcours de vie singulier, l’héritage généalogique qui nous échoit ou le destin du peuple auquel nous appartenons. C’est d’affronter cet impensable qui est, au fond, porteur d’espoir. Les artistes sont à ce titre aussi précieux que les psychothérapeutes et les mystiques. Ce sont des gens qui aident à maintenir une transaction entre le monde du dedans et le monde du dehors, le connu et l’inconnu, le présent et le passé.
Le travail d’Igor est sous-tendu par cet de remaillage. Même et surtout s’il n’est pas pensé en tant que tel.
Le désir humain le plus profond est de jeter l’identité par dessus bord, c’est aussi le désir le plus angoissant. Si le paradis est un lieu où le sujet humain ne serait plus condamné à l’identité, l’enfer est un lieu où il serait complètement et uniquement lui – même. Entre les deux se tient le travail sur les régularités, les ruptures et les limites qui caractérisent le bricolage de toute identité vivante.
De quelle identité traite les images de multitude, sur quoi repose son principe de condensation d’énergie ?
Photographier un grand groupe est l’équivalent de photographier un grand chef avec l’avantage que dans le premier cas la figure du pouvoir est masquée par la démultiplication des sujets. Il s’agit par conséquent d’une figuration de l’aspect invisible du pouvoir. Tout pouvoir s’exerce par saturation des subjectivités qu’il tente de soumettre.
Je n’aborde pas ici les choses d’un point de vue moral, mais pour montrer la fonction de l’image dans la diffusion d’un pouvoir social.
L’image constitue le ressort anthropologique de la transformation de la forme sociale de notre espèce peut - être depuis cent mille ans, certainement depuis cinquante mille ans. Il semblerait qu’entre l’espèce Sapiens et l’espèce Neandertal ce soit le maniement de l’image qui ait fait la différence.
L’hypothèse est simple, pour le Neandertal l’organisation du groupe était déterminée par l’activité perceptive, notamment il fallait la présence physique du chef, la perception directe des signes de commandement pour que le groupe y réponde. Pour le Sapiens le maniement social de l’image-signe du pouvoir aurait permis la démultiplication de la fonction de contrôle social et donc de l’efficience normative dans le groupe.
Ce gain d’opérativité a eu pour conséquence la logique d’organisation propre à nos sociétés modernes.
Prenons pour exemple des activistes qui se voient sur internet par l’intermédiaire de leurs téléphones portables en même temps qu’ils agissent. L’intensité de l’action est démultipliée par la résonance qu’en produit l’image universellement diffusée. Rien de virtuel dans ce processus : la numérisation est un procédé concret, tout comme les images qui en découlent sont bien réelles et déterminent des effets tout aussi réels sur les pouvoirs en place comme on est en train de le voir.
Du point de vue de sa logique interne ce phénomène est vieux comme le monde sapiens. La pensée magique y procède par catalyse, le maniement groupal de l’image étant l’outil d’une réaction de massification subjective. Nous somme là dans le prolongement de la psychologie des foules étudiée par l’anthropologue Gustave LEBON à la fin du XIX° siècle. Rien de nouveau donc quant à la logique de base si ce n’est le changement d’échelle qui entraîne un véritable saut dans l’inconnu. L’accélération de la production et de la transmission des images associées aux déclarations et commentaires entraînent un type de dynamique sociopolitique dont personne ne détient la régulation.
Les récents événements concernant le piratage des informations diplomatiques confidentielles ainsi que le rôle majeur qu’a pris Face Book dans les révolutions qui viennent d’éclater doivent stimuler notre analyse.
Est en train de se développer une fabrique de l’image qui finit par absorber la singularité de ceux-là mêmes qui la mettent en œuvre, l’événement étant récupéré de toute part dés son avènement. Cet effet de réverbération illimitée dont se constitue une foule donne l’impression qu’il n’existe pas de point de vue qui lui soit extérieur, plus de hors champ donc plus de cadre, seulement un système d’images produisant une auto captation d’elle-même d’une telle intensité que toute conscience contextuelle en est dissous par avance.
Redonner du cadre à l’image, retrouver la place qu’elle occupe dans son système de référence permet d’en faire à nouveau un objet de sens. Tel est probablement l’enjeu de la photographie aujourd’hui : que l’image vienne interroger autre chose qu’elle-même et, particulièrement, ses modalités de fabrication et de diffusion.
Petit exemple anodin : en feuilletant n’importe quelle revue de mode chez le dentiste ou ailleurs, je regarde toujours dans les yeux du modèle comment a été faite la photo. Dans la pupille on voit si l’image est faite dans la nature ou en studio, s’ils ont utilisé des boites à lumières, un flash direct ou indirect. Ça m’amuse d’un point de vue technique, mais aussi pour décrypter la qualité de regard que le modèle adresse au photographe. En rentrant de cette façon dans l’histoire d’une image particulière, je m’introduis dans ses arrières plans et elle prend aussitôt une densité d’objet réel.
Mais, paradoxalement, plus je soumets une image à l’analyse plus elle devient réel et plus elle semble cacher de choses. Comme si le sens dernier d’une photographie était de créer des lignes de fuites destinées à rendre invisible sa propre origine, son motif profond.
Qu’est – ce que la photo a à voir avec l’origine ? La question renvoie à ce que dit Blanchot du sujet humain qu’il se tient entre deux non êtres, celui d’avant la naissance et celui d’après la mort. L’être tout comme la représentation, sont circonscrits à cet espace bref entre deux irreprésentables. La saturation par l’image semble une tentative de notre civilisation pour faire oublier l’énigme radicale de l’avant et de l’après de notre existence. L’impensable reste de tous côtés notre horizon et nous n’avons pas autre chose à lui opposer que le minuscule segment de visible qui nous est accessible. Pas étonnant en conséquence qu’il fasse l’objet d’un récit infini.
5
Toute communauté consent à une part de falsification pour établir son prisme d’interprétation du monde. Les enjeux de représentation sont par conséquent aussi des enjeux de pouvoir.
Dans son livre « Kant et l’ornithorynque » le sémioticien Umberto Eco s’appuie sur le fait suivant : la découverte de l’ornithorynque en Australie au début du XIX° siècle a plongé les biologistes et les zoologues dans une crise de catégorisation qui a duré plus de soixante ans. L’animal venait brouiller les repères du fait d’être à la fois mammifère et ovipare. L’élément intéressant de l’histoire est que cette crise d’identification a eu pour effet de modifier la perception des scientifiques. Ceux-ci ont pendant plus d’un demi siècle vu sur l’ornithorynque des traits anatomiques qui n’existaient dans la réalité, et n’en ont pas vu d’autres qui se trouvaient pourtant bien là.
Chacun perçoit en fonction de ce qu’il est formé à penser et de ce qu’il cherche par conséquent à retrouver.
Loin d’être une activité naturelle et spontanée, la perception reproduit un modèle, un point de vue communautaire.
La crise actuelle des représentations dans le monde occidental en est un bon exemple. Les conséquences de la mondialisation produite par eux-mêmes ne permettent plus aux occidentaux de se penser comme modèle de civilisation à vocation universelle au titre de la référence humaniste.
Les Français, par exemple, tentent de résister à l’inéluctable processus de déclassement international qui les affecte en s’accrochant à cette tendance qui les caractérise encore et que Paul Morand appelait leur « idéalisme moralisateur ».
Evidemment ça ne colle plus dans le paysage, mais on n’a semble-t-il rien trouver en remplacement.
Quelques exemples : un village vacances apparaît sur les photos de son dépliant publicitaire sous un angle qui masque systématiquement l’usine de ciment qu’il y a juste derrière. Presque personne ne va y voir une falsification, ni du côté des gens du coin qui vivent du tourisme en plus de vivre de l’usine, ni finalement du côté des vacanciers qui veulent se donner à eux mêmes, ainsi qu’à leurs proches auxquels ils envoient des cartes postales, l’impression qu’ils passent de super vacances.
Décidément, l’humanité est amarrée de l’intérieur à la manipulation infinie des images. Constat qui a sans doute fait choisir au photographe Denis Roche le beau titre d’un de ses livres « La photographie est interminable ».
Je n’ai pas du tout photographié de la même manière une usine au Maroc qu’une usine en France du même groupe industriel produisant pourtant exactement la même chose.
En France j’avais choisi d’utiliser des flous, des bougés et des gens seuls. Au Maroc j’ai utilisé la profondeur et les gens en relation. En ne choisissant pas les mêmes options techniques j’ai raconté des histoires différentes, alors qu’il s’agit dans les faits de deux entités jumelles.
A partir d’une même situation on peut, en créant l’illusion par l’image, évoquer des univers chargés de sens différents. J’ai pris un cliché sur les escaliers d’Odessa où Eisenstein avait filmé la fameuse scène du landau qui dévale les marches dans « Le cuirassé Potemkine ». Un petit garçon y joue au ballon. J’attends que le ballon dégringole les marches comme la poussette dans le film. Bien sûr, il ne dégringole pas. Mais sur un des paliers de l’escalier le garçon prend le ballon dans ses mains pour le faire rebondir et le place à contre-jour exactement entre le soleil et moi, créant l’impression qu’il prend dans ses mains le disque solaire.
En retrouvant cette photo j’ai immédiatement pensé à une phrase de Dostoïevski, après la révolution russe où il dit « Je vois le soleil ». Une même image établit un lien potentiel entre une infinité d’histoires comme un ciel fait le lien entre tous les ciels possibles. La véritable position d’auteur est en fait celle de témoin. Quand on accepte de donner la parole à ce qui se passe en nous et autour de nous on se met à recueillir des formes.
Les américains disent : une bonne photo raconte une histoire. Mais l’histoire de qui ? – du sujet de la photo ? De celui qui l’a prise ? Ou bien de l’histoire de leur rencontre ?
Dacha, une jeune photographe ukrainienne me montre dans son book des séries qu’elle avait imaginées et composées de deux adolescents sur le bord de la mer noire. Ils sont assis sur des valises. On a l’impression qu’ils attendent un bateau qui ne va jamais venir. Dix jours après je reçois sa photographie de l’enfant des rues dont le regard parle d’abandon et d’espoir.
En prélevant des images du monde le photographe fait son autoportrait et découvre avec étonnement qu’il est recouvert d’une ombre : la sienne.
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