mercredi 18 janvier 2006
Les vieux démons réapparaissent lorsque nous n’y attendons plus. Ils retiennent nos élans de vie, interdissent l’expression de notre envie, de notre amour, de notre inventivité et peuvent même nuire à notre santé.
Il faut les détecter afin de ne plus avoir à les craindre. Nous avons besoin de savoir quand et comment, dans notre enfance, est apparue cette tristesse qui nous empêchait d’agir. Nous sommes ce que nous pensons !
Certains souvenirs d’enfance réveillent la sensation d’un ennui mortel ou d’une grande langueur. Telle personne se souvient d’être restée des heures sur son lit à rêvasser, telle autre d’être demeurée, enfant, longtemps à contempler les allées incessantes des voitures ou des gens, une autre étouffait et ressentait une pénible sensation d’enfermement même dans une vaste demeure, même entourée de ses frères et sœurs. Qu’importe, ils se percevaient tous et toutes isolée du monde. On peut se sentir coupé de la vie, sans que rien, en apparence, ne le justifie. La souffrance est là. Souffrance qui se manifeste par différents symptômes : asthme, crises d’angoisse, claustrophobie, échec scolaire,… Comment dire autrement une insuffisance d’air, d’espace et de liberté ?
Ceux qui sont insatisfaits de leur vie voient en celle des autres tellement plus d’exaltation. Ils contemplent les autres familles. Ils regrettent de ne pas en faire partie. Ils ont l’intime conviction que la vie des autres est bien meilleure que la leur. Les autres ont une vie, pensent-ils ; eux n’en ont pas.
Quand on croit les autres propriétaires d’une vie que l’on n’a pas, on attend d’eux qu’ils nous la transmettent et on ne fait rien. Nombreuse sont les personnes que je reçois dans mon cabinet qui me disent, surs d’eux que la vie, ce n’est pas pour eux. Comme si, une fois pour toute, elle était donnée à certains et refusée à d’autres. La vie ça se crée. Quand on ne croit pas à la vie pour soi, en soi, la vie ne peut rien nous donner.
Nombreux sont ceux qui espèrent avec impatience les jours de vacances et voient ensuite le temps s’écouler sans que rien ne se passe. Le « syndrome du dimanche » n’est pas purement dû à la monotonie de retrouver des horaires stricts et les obligations de la semaine. Il est résultant surtout de la pénible impression de n’avoir rien fait de ses heures de liberté.
L’ennui se perçoit principalement dans les rituels de la vie partagée, ou le partage existe si peu. Dans ces dimanches, vacances et jours féries qui s’étirent éteints et longs. Dans ces repas aux silences chargés de non-dit : dire ce serait ne pas être entendu, ne pas être reçu, ou entrer en conflit. Parler serait rompre avec une apparente harmonie. Chacun reste dans sa solitude. On prend l’habitude de tout garder pour soi.
D’où vient l’ennui ? De notre inaptitude à faire selon notre bon plaisir ou de l’incapacité du monde extérieur à nous apporter ce qui peut nous réjouir ? Ennuyer vient du latin inodiare , de oduim , la haine. Je m’ennuie donc j’ai moi-même en haine. Une chose est tout a fait authentique : quand je m’ennuie, je méprises ma vie et je la haie parce qu’elle ne me procure aucun plaisir. Ou bien est-ce parce que je la hais, qu’elle ne me donne aucun plaisir ?
Très souvent, chez les personnes que je rencontre, les souvenirs d’ennui sont associés à des sensations de haine. La haine pour une enfance sombre, dans une triste maison. On n’y ressent que platitude, solitude et tristesse.
Ils sont nombreux à penser ne pas être là où ils devraient être. Quel que soit leur lieu de naissance, un espace de rêve demeure inaccessible. Ils ont la sensation de façon épisodique ou persistante, que la vie n’est pas là mais ailleurs. Comme si ils étaient condamnés à demeurer en périphérie de la vie, de là ou la vie se fait.
« J’ai toujours eu honte de me parents » me disait une jeune femme qui n’avait jamais acceptée ses parents tels qu’ils étaient. Elle vouait tous ses efforts à sortir d’une condition qu’elle jugeait indigne d’elle, et indigne d’eux. Ceux qui éprouvent une telle pensée, chassent un tel sentiment. Ils s’en veulent, autant qu’ils m’en veulent d’avoir éveillé ce genre de pensée, ils ont honte d’avoir honte.
Tout enfant vit mal ce que ses parents ont mal vécu. L’image qu’il a de lui-même est conditionnée par l’image qu’il se fait de leurs vies. Il pense bien souvent que ses parents auraient pu, ou dû faire autrement. Ce qu’ils leur reprochent n’est pas tant leurs mal-être ou leurs échecs, que l’acceptation trop docile et trop facile d’une réalité difficile. Un enfant n’accepte pas de voir son père ou sa mère subir toute sa vie.
Peut-on être poussé à mieux faire quand les parents ne font pas preuve de courage ? Le regard d’un enfant est implacable, intransigeant. Comme l’est le regard qu’il porte sur lui-même. Le regard que l’on porte sur soi est inhérent au regard que l’on porte sur ses parents.
La brutalité de ce jugement tient surtout à la violence dont on subit le comportement de l’un des parents. Nous lui en voulons d’être ce qu’il est et nous ne pouvons lui pardonner ce qu’il n’est pas. Par son comportement c’est à nous qu’il porte atteinte, il est faible et nous sommes faibles. C’est un incompétent et nous sommes des incompétents. Il n’a jamais réussi et nous ne pouvons jamais réussir. On ne se donne pas le droit de vivre bien ce que nos parents ont mal vécu.
L’enfant fait retomber sur ses ascendants la responsabilité de ses comportements. Il leur reproche d’être malheureux, et ainsi de le rendre malheureux.
Mais est-on en droit d’accuser quiconque de ne pas être heureux ? L’enfant se sent coupable de ses propres reproches. Et cette culpabilé est une chaîne à son bonheur. Elle s’ajoute à la difficulté d’être heureux quand ses parents ne le sont pas. Le malheur de l’enfant vient de son inaptitude à admettre le malheur de ses parents. Jusqu'à quel point la famille est elle coupable de ces propres souffrances ? Est-ce toujours et uniquement de sa faute ? Car cette faute que l’enfant impute aux parents rejaillit sur lui. Il la porte en lui.
Plus il en veut à ses parents d’être ce qu’ils sont, plus il s’en veut à lui-même d’être ce qu’il est. Plus il veut prendre de la distance avec ce qu’ils lui ont transmis, plus c’est de lui-même qu’il s’éloigne. Il n’est vraiment pas facile de s’éloigner d’une vie qui est la notre, ou tout au moins qui l’a été.
L’ennui et la morosité retrouvent vite ceux qui voudraient les fuir. Ces sensations ne sont certainement pas liées à un endroit ou à des conditions de vie. Elles font partie d’une histoire. On ne peut pas s’en séparer comme d’un habit, elles collent à l’épiderme. Les souvenirs torturent. Le rejet de notre vie, avant de nous renvoyer à l’autre, aux autres, aux conditions extérieures à notre vie, nous renvoie à nous-mêmes. Au refus de ce que l’on est.
Dans l’incapacité de se fuir, il faut fuir. Mettre une distance entre soi et son passé, entre soi et soi. Se découvrir autre que celui ou celle que nous ne voulons plus être : libre des contraintes qui nous ont empêchées de vivre comme nous le souhaitons. On veut une vie autre que celle qui nous a été donnée en exemple, alors donnons-nous les moyens de l’obtenir.