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L’acte éducatif.

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Joseph Rouzel

jeudi 14 août 2003

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« L’acte éducatif » voilà un terme qui navigue dans le sillage d’une série sémantique qu’il nous faudra éclairer : les actes d’un médecin pour la Sécurité Sociale, les passage à l’acte, un acte notarié, les actes… du colloque de M.A.I.S. …

Une petite histoire.

La scène se passe dans un centre de post-cure pour malades mentaux. Les éducateurs accompagnent les personnes dans leur quotidien. Il s’agit de les aider à retrouver leurs marques dans les gestes de tous les jours, se lever, se laver, faire les courses et la cuisine, faire une activité, aller à des RV, prendre le bus, participer à des loisirs, aller au ciné, voir des amis etc. Le BA ba du quotidien, mais il faut bien se dire que certains ont perdu ces repères, ou en ont construit d’autres qui paraissent trop délirants pour la société. Une jeune éducatrice suit depuis plusieurs mois un homme d’une quarantaine d’années, ancien marginal, appelons le Michel. Il a fait plusieurs séjours en psychiatrie. Dans ce centre de post-cure il vient régulièrement. Il ne demande pas tellement de l’aide, mais de l’écoute. De l’écoute pour des histoires qu’il invente. Certains disent que c’est un mythomane, d’autres, un mythologue. Tel Homère il invente des épopées, mais ça finit par lasser. Un beau jour cette éducatrice, excédée de ses inventions et préoccupée par la somme de travail qu’il lui reste à accomplir dans la journée, se fâche, le reconduit à la porte et lui dit de revenir quand il arrêtera d’affabuler. A peine a-t-il franchi la porte qu’elle se mord les doigts, se précipite dans le bureau d’une collègue et dit qu’elle vient de faire un passage à l’acte, elle a mis un client à la porte, qu’est-ce qui lui a pris, elle n’a pas su l’écouter dans sa souffrance etc. La chef de service qui a, comme ont dit, de la bouteille, ne saute pas à pied joints sur l’argument de la faute professionnelle, au contraire, elle rassure et soutient l’éducatrice et lui dit de laisser venir, il faut, dit-elle, juger l’arbre à ses fruits. En effet, on pourrait même dire en effet en retour, le lendemain Michel revient, demande à parler à l’éducatrice et s’excuse : c’est comme ça, parfois, je vais trop loin, merci de m’avoir ramené les pieds sur terre. Dont acte. Car c’en est un. Deux indices en témoignent : d’une part que cet acte sur le moment échappe à son auteur ; d’autre part qu’il produit un effet de coupure. Loin d’un passage à l’acte, c’est un passage par l’acte. On pourrait presque parler là d’acte de passage.

Qu’est-ce qu’un acte ?

Cette question étreint tout un chacun avec un arrière-fond d’idéal : y aurait-il un acte parfait, un produit enfin fini, homologué, reconnu de l’action ? Si l’on savait enfin répondre à cette question, on pourrait en produire, des actes, à la pelle et sur commande. Or nous avons beau faire des projets, des programmes, des prévisions, des prédictions, surgit au détour de l’action, de toute action - ce n’est pas spécifique au champ social - de l’imprévu, de l’inouï, de l’insu. Visiblement il y a quelque chose qui cloche dans nos conceptions d’un acte découlant de façon programmatique d’intentions rationalisées. L’obsession gestionnaire et managériale qui empoisonne aujourd’hui le champ de l’intervention sociale, accompagnées de leurs retombées techniciennes (démarche qualité, norme ISO etc) sont, me semble-t-il, à verser au compte des défenses contre ce fait : nos actes ne répondent pas et pourtant il nous fait en répondre. Un projet ne se mesure-t-il pas aux capacités des acteurs à en accepter une certaine dérive par rapport aux objectifs fixés. Sans cela jamais Christophe Colomb embarqué pour ouvrir une voie par l’ouest vers les Indes Occidentales, n’aurait découvert un nouveau monde. Fondamentalement c’est justement ce qui nous échappe qui signe et qualifie un acte en tant que tel. L’acte se produit lorsque le sujet est hors de lui. Colère, passage à l’acte, acte manqué, suicide… se révèlent alors paradoxalement comme la quintessence d’actes réussis. Comment alors rendre compte d’un acte, comment prendre acte de ce qui nous échappe ? Car l’action n’est pas l’acte. L’acte n’est visible que dans l’après-coup et demande un dispositif et une élaboration pour apparaître en tant que tel. Il est déterminé par trois points de repères :

D’un point de vue théorique, nous emprunterons à la topologie la figure dite « bande de Möbius » pour donner à voir la structure d’un tel acte.

Pour illustrer ce repérage nous prendrons appui sur deux actes historiques : le franchissement du Rubicon par Jules César ; l’appel du 18 juin de Charles de Gaulle. 2 Jules césar tout d’abord. En ces temps anciens, César est général en chef de l’armée romaine. Une loi veut que l’armée reste cantonnée au-delà d’une frontière naturelle représentée par un petit ruisseau, le Rubicon. Toute transgression visant à déborder cette frontière ne peut être interprétée que comme un passage à l’acte, une menace contre la cité romaine. Un beau jour – notons comme cette expression va comme un gant à ce qui se profile à l’horizon comme acte - César, sans comprendre vraiment ce qui lui prend, pousse son cheval dans la traversée du ruisseau-frontière, il jette ces quelques mots qui ont eux aussi traversé l’histoire : « alea, jacta est », les dés sont jetés, autrement dit son sort est scellé. Comme on dit passé les bornes, il n’y a plus de limite. Il marche sur Rome, prend le pouvoir. La face du monde et sa propre histoire d’homme s’en trouvent à jamais bouleversés, sans retour possible à un état initial du monde ou de sa vie d’homme.

De Gaulle présente un tableau un peu semblable. Petit général de brigade il fuit la France, où le Maréchal Pétain vient de le condamner pour rebelle. Il arrive en Angleterre, il est seul, et là aussi sans se rendre compte de ce qu’il fait, il délivre à la radio un message le 18 juin 40 qui modifie radicalement la trajectoire de sa propre vie comme du peuple de France. Lorsqu’on lit ses Mémoires on a bien l’impression que, tel Jeanne d’Arc, il est guidé par une voix.

Fort de cette avancée nous pourrons alors nous poser la question suivante:

Qu’est-ce qu’un acte éducatif ?

Il nous faudra d’emblée battre en brèche une illusion qui pointe, tenace, au détour de cette expression si répandue chez les éducateurs : poser un acte. En effet un acte ne saurait être programmé, c’est un mode de création inédite, une pure invention jaillie ex nihilo, ce que toute les cosmogonies ne cessent de mettre en scène : la création jaillit du néant. Par contre il revient aux éducateurs de poser les cadres, d’assurer les dispositifs qui permettent qu’un acte prenne naissance et de construire les appareils d’évaluation pour en prendre la mesure. Il s’agit de se rendre compte qu’un acte produit un sujet qui peut prendre acte de ce qu’il a, et de ce qui l’a, produit. L’acte sera donc et du coté de l’éducateur et du coté de l’usager. Dans l’avant de l’acte on pourra envisager ce qui dans l’action éducative et l’agir vient favoriser une mise en acte. Encore convient-il d’éviter de plonger dans l’activisme ou l’inertie. Un des empêchements majeurs pour produire un acte consiste à en faire soit trop, soit trop peu. L’agitation ou l’attentisme renvoient dos à dos à la même impasse. Attendre dans un bureau, comme on le voit malheureusement parfois, en espérant que vienne s’y déposer la vraie demande de l’usager, ou courir partout dans l’institution, en proposant à tour de bras des activités pour qu’il n’y ait pas de vide … participent de la même résistance : empêcher que ce qui nous échappe se produise, freiner la production d’un acte qui ne peut que bouleverser l’existant. Ce sont autant de tentatives de maîtrise. Et ce d’autant plus que, les politiques sociales, gouvernées en sous-main par une idéologie scientiste, poussent à ce mode d’instrumentalisation de l’action éducative.

Dans la foulée de l’acte, vient l’idée d’acteur « L’usager acteur de son projet » est un leitmotiv présent dans tout projet institutionnel, réactivé par la loi de Rénovation sociale du 2 janvier 2002 ou encore la loi de Réforme de l’assistance éducative du 15 mars 2002. La tentation serait glissante alors, et digne de la méthode Coué, que de répéter sous forme d’injonction et sur tous les tons, y compris les plus pervers : sois acteur de ton histoire, c’est un ordre, car c’est écrit dans les textes ! Belle double contrainte s’il en est ! Il faudra envisager comment d’un point de vue de l’éthique du sujet, une telle position est soutenable pour un éducateur. Sans doute que la seule voie praticable pour un éducateur pour accompagner un usager en position d’acteur, consiste à se situer soi-même comme acteur, ce qui n’est pas sans entraîner une série de questions sur la plan institutionnel. En quoi les éducateurs sont-ils considérés (et se considèrent-ils) comme les acteurs de l’action éducative ? Même question pour toutes les catégories de personnel, des services généraux aux cadres de direction. Qu’en est-il d’une action dont la responsabilité est subjectivement et collectivement partagée ? Quel mode d’organisation requiert une institution qui inscrit une position d’acteur au centre de ses dispositifs ? Quelles valeurs, quels totems érigés, quels signifiants maîtres, comme disait Lacan, soutiennent chacun dans sa position d’acteur, c’est à dire de sujet responsable de ses actes ? Sans doute faudra-t-il retrouver les voies anciennement frayées par la psychothérapie institutionnelle, pour (re)commencer à répondre à ces questions. 3 Ce n’est guère au goût du jour. Mais il y a là un paradoxe : l’institution des acteurs ne peut découler que des acteurs de l’institution. Autrement dit il y faut certaines conditions pour qu’un acte éducatif puisse émerger. Si l’acte éducatif engage le seul sujet, sa production par l’action éducative est l’affaire de tous. C’est pourquoi j’ai produit, il y quelque temps, le concept d’ « institution permanente ». 4

Si un acte peut se produire chez un sujet dans l’action éducative, donc, je le rappelle, chez l’éducateur, comme chez l’usager, il est conditionné par quatre repères :

Des lieux pour rendre compte de leur pratique, non seulement en intra, ce qu’on nomme à juste titre évaluation, mais aussi en externe. Tant que des éducateurs n’investiront pas des espaces publics de mise en scène de leurs actes, comme les colloques, journées de réflexion, colonnes des revues du secteur, etc, on ne saura pas ce qu’ils font. L’orientation logique de l’acte, je le tire jusqu’au bout : il s’agit de produire un savoir qui donne, seul, les coordonnées et la mesure des actes. Chaque acte produit dans le travail éducatif fait l’objet d’une création, d’une invention, d’une trouvaille, qu’il faut faire savoir à la communauté restreinte à l’institution, mais aussi élargie à la dimension de la société. D’où l’aboutissement de l’acte comme politique, en bout de course. Un exemple tiré de la pratique permettra de cerner plus précisément les entours de l’acte éducatif en situation.

Approche d’un cas clinique. 5

Je partirai d’un texte paru dans le numéro 3 de la revue Terre du CIEN sous la plume de Violaine Mouthon. Cette revue rend compte des diverses expériences du Centre Interdisciplinaire de l’Enfant créé par Judith Miller, la fille de Jacques Lacan, au sein du Champ Freudien. Le CIEN tente de croiser dans des espaces de rencontre entre divers intervenants sociaux et des psychanalystes, ces deux champs que constituent la réalité sociale et la réalité psychique. L’idée n’est pas de faire de la psychanalyse appliquée, mais d’ouvrir dans le champ du social, un questionnement pratiquement inédit, si ce n’est pas des pionniers comme Aïchhorn, sur la pace du sujet dans les relations humaines. Evidemment dans un moment de la civilisation où l’où fait tout pour gommer cette place de sujet de l’inconscient dans les relations interhumaines, il s’agit à d’une position subversive, tout à fait dans le fil de ce que Lacan annonçait : dialectique du désir et subversion du sujet. Notons au passage que cet article clinique se présente comme un petit bijou de style et de sensibilité. Une des hypothèses quant au maniement du transfert, se trouve ainsi vérifiée. Une des voies pour faire avec le transfert, c’est de le transformer en écriture, ce qui produit, non seulement ce que le jargon éducatif nomme « la bonne distance », mais de plus fait basculer dans la communauté éducative un savoir en cours de construction. Transférer le transfert, trans-faire, il s’agit pour les éducateurs de la seule approche du transfert qui leur est accessible, à partir du lieu où ils exercent : le champ de la réalité sociale.

La scène se situe à Paris, dans le quartier Saint Michel, rue Marengo. Dans un local ouvert à tous les vents et toutes les rencontres imprévues, des éducateurs accueillent les jeunes qui se présentent. C’est un peu « le foutoir », mais cet apparent désordre favorise « les jeux de regards, les transferts affectifs, les transports amoureux ». Dans ce local les jeunes peuvent discuter, écrire, préparer des devoirs, demander un coup de main aux éducateurs pour divers problèmes. C’est un lieu ouvert. Un jour un jeune se présente : il vient chercher son petit frère. Un peu plus tard dans l’été il pousse la porte du local, alors que seules deux éducatrices sont présentes. Il veut écrire une lettre mais n’a pas de matériel. En fait, c’est un prétexte pour parler à une des éducatrices qui « est tendre et un peu enfant. C’est mieux quand on a peur de parler ». Passé l’été, à la rentrée des classes, le jeune homme revient. Il tombe au beau milieu d’un brouhaha. L’éducatrice qui raconte cette histoire se trouve aux prises avec un groupe de filles et des demandes qui fusent tous azimut. Le jeune se coule habilement aux cotés de l’éducatrice et glisse quelques mots. Son juge lui a trouvé du travail comme apprenti peintre en bâtiment. « C’est facile la peinture ». L’éducatrice relève que rien n’est facile, si l’on veut que ce qu’on fait ait du sens et de la valeur. Ce jeune passe souvent son temps dans la rue. Il se bagarre pour se faire respecter. Mais il a un angiome sur le visage que les rixes rouvrent à chaque fois. Alors il erre dans divers hôpitaux sans personne à qui parler. Il parle avec beaucoup de regret du temps où il allait à l’école : il aimait apprendre et avait de bonnes notes. L’éducatrice l’écoute, de cette écoute étrange que Freud décrit comme flottante, elle perçoit les intonations, la musique et le timbre de la voix, se laisse aller à ses associations. Et vu le bruit ambiant, rate quelques mots. C’est dans ces échancrures de la langue, dans ces ratages du sens qu’elle entend le jeune dire qu’il veut faire de l’anglais, parce que pour la peinture il en aura besoin. L’assertion est étrange : quel besoin de savoir l’anglais pour faire de la peinture en bâtiment ? Un éducateur un peu trop réaliste aurait saisi l’occasion pour asséner une bonne leçon de morale en montrant au jeune qu’il n’avait pas de temps à perdre pour apprendre des choses inutiles. L’éducatrice ne l’entend pas de cette oreille. Ce qu’elle entend dans le transfert, c’est un jeune en train de se projeter dans l’avenir. « Il ne voit pas ça, lui, une sorte de rareté, de délicatesse qui s’est révélée dans l’épreuve, juste la trace de son être intime qui trace son issue. ». L’éducatrice saisit le signifiant au pied de la lettre. Ce jeune veut faire de l’anglais : toute formulation du désir est à prendre au sérieux et c’est le génie d’un éducateur de ne pas le laisser passer : le lion ne bondit qu’une fois aimait à dire Freud. Elle va chercher un dictionnaire anglais et lui conseille de regarder au mot : lonely . Elle présente le dictionnaire comme un grimoire. Les jeunes autour sentent qu’il se passe quelque chose : ils se sont tus et observent attentivement. L’éducatrice, dans une sorte de cérémonie d’initiation et de transmission passe le dictionnaire en disant « tu dois le faire » avec le même air de mystère qu’Obi-Wan Kenobi à Skywalker dans Star Wars . « Il tient le dico comme un objet laqué, précieux. Il tourne les pages qui font un petit bruit de billets de banque. Il le fait avec lenteur, comme on manie un sabre, transmis à cause d’un don particulier. La passation effectuée, il goûte sa propre puissance, la promesse de son devenir. Il aime les mots. Il aime étudier. Il a soif que l’on croie en lui, et cela se donne à voir. Lonely veut dire solitude en anglais ».

Le lendemain l’éducatrice peut reparler avec ce jeune de son avenir et de projets, c’est un mot qui prend sens : parce qu’il lui a été transmis. « L’émotion le gagne, elle a creusé une galerie insoupçonnable à l’intérieur. Personne ne lui a jamais parlé comme ça. On dirait que ce qui était fixe se remet à circuler. Etre désiré conduit à désirer et au-delà. » Cette situation est tout à fait emblématique d’un acté éducatif opérant sous transfert. L’éducatrice s’est laissée toucher par la détresse mais aussi le désir de vivre de ce jeune, qui vient chercher dans ce local il ne sait trop quoi pour avancer dans sa propre vie, peut-être simplement quelqu’un à qui parler, une forme de reconnaissance. Inconsciemment le jeune suppose à l’éducatrice un savoir-faire dans la vie et dans les relations aux autres. D’une certaine façon l’éducatrice croie en lui. Mais elle évite en permanence deux écueils : la pitié face au handicap et à la souffrance, et la morale où elle essaierai de lui « refiler » ses valeurs, sa façon de faire, ses modèles. Elle se tient au plus près de l’expression de son désir, aussi mystérieux soit-il : quel intérêt en effet d’apprendre l’anglais quand on est en apprentissage de peintre en bâtiment ? C’est dans l’étrangeté de cette assertion qu’elle capte inconsciemment le signe que lui adresse ce sujet. Elle se laisse enseigner la marche à suivre par le sujet qui, comme chaque sujet, avance à l’aveuglette. Dans le mouvement du transfert, elle construit un petit dispositif de transmission improvisé, une médiation vivante parce que en plein accord avec la situation qui se présente. Et dans cet espace ce qu’elle nomme « une passation » à lieu. Quelque chose est passé dans ce jeu impromptu entre cette éducatrice et ce jeune, parce que c’était elle, parce que c’était lui, pour parodier ce que dit Montaigne à propos de son amitié avec La Boétie. Une forme de reconnaissance d’un humain pour un autre humain est advenue. Mais sans faux-fuyant, sans prise de pouvoir. L’essence de l’humain, lui transmet cette éducatrice, est solitude. Elle le fait sans discours, sans pédanterie, dans un jeu, où chacun peut entendre le sérieux dont il s’agit lorsqu’un être s’interroge sur son existence. Elle ne se place pas en position de sujet supposé savoir y faire dans la vie, elle ne dispense pas un savoir, ni un savoir-vivre. Elle lui remet en main propre la question que ce jeune était venu, sans le savoir, confier dans cette institution : comment faire avec la vie, le manque, l’incomplétude, l’imperfection ? Du coup ce jeune se trouve autorisé à construire ses propres réponses. Rien ne vient sans effort. « Là juste à mi-chemin entre inquiétude et désir, sur la lame du rasoir, on peut être seul et heureux. » Entre ces deux là il y a eu une rencontre humaine qui a produit ses fruits. « Absorbée par ce qu’il raconte, je suis traversée par un sentiment d’admiration et de profond respect. Lui semble soulagé d’être entendu et considéré. », conclue-t-elle. C’est sans doute ce qu’on peut attendre de mieux en matière d’acte éducatif. Bien entendu ce qui est visé ici n’offre rein de transcendant. Il n’y a pas de changement fracassant à attendre d’un tel l’acte éducatif, contrairement à ce que certains, éducateurs ou direction, tentent de faire croire de façon illusoire. L’acte éducatif sous transfert agit dans ce que Gilles Deleuze nommait « une révolution moléculaire », à petit échelle, dans la rencontre d’un sujet, au cas par cas, un par un. Ce travail dans l’infra-ordinaire dont parle Georges Perec, cette mutation dans le quotidien, 6 constitue l’essence même de l’action éducative. On peut même faire le pari que ce jeune, parce que ce jour là, dans la rencontre avec une éducatrice, il s’est passé quelque chose de digne et de précieux, en fera bon usage dans sa vie, quel que soit le chemin que les alea du destin l’amènent à prendre. Ce qu’il en fera lui appartient. Ici s’arrête le travail d’éducateur. Il ne s’agit pas dans ce travail subtil de viser à mouler l’autre à sa convenance ou selon ce qu’on pense des normes sociales, mais de le toucher - au vif du sujet -, afin que n’étant plus tout à fait le même, il puisse s’engager sur sa propre voie, et répondre à (et de) ses questions en son propre nom. Dernier point du commentaire : la réponse à la situation ne saurait être dupliquée. Chaque rencontre est unique, chaque acte éducatif est unique et non renouvelable. Pas de clonage possible de l’acté éducatif ! Dans un autre situation, même et d’autant plus si elle apparaît semblable, il faudra à l’éducatrice inventer une autre procédure. Ce n’est pas à la situation qu’elle a à répondre, mais au sujet et à ce qu’il est venu déposer, « à même son corps » pour embrayer sur l’expression de Freud, dans le transfert. Chaque rencontre éducative relève alors de l’inédit et exige à chaque fois une création nouvelle. Le savoir de l’éducateur ne peut donc relever de la reproduction de recettes ou de trucs de métier, il exige une mise au travail permanente de ce qui, dans le vif de la relation, travaille au corps l’éducateur. Nous l’allons voir un peu plu avant, c’est là que réside tout l’art du maniement du transfert. Mais qui dit maniement, ne veut par dire manipulation, comme se l’imaginent naïvement certains qui courent avidement après des recettes et des idées prêtes-à-penser applicables dans toute situation. Le travail éducatif est habité par un non savoir constitutif, c’est autour de ce non savoir que peut s’élaborer une réelle connaissance du (et dans) le métier. Mais avant d’aborder le maniement du transfert, il nous faut faire un détour par l’histoire de la psychanalyse pour comprendre comment Freud a élaboré ce concept tout au long de sa pratique. Après quoi nous pourrons en tirer les conséquences en matière de relation éducative. 7 Enfin notons que le travail d’élaboration que produit cette éducatrice par l’écriture de cet article, corrobore bien mon dernier point de repère, à savoir qu’il y a à faire savoir ce que l’on fait, c’est la seule voie pour produire dans l’après-coup un savoir sur ce que l’on a fait. Prendre acte de ce qui s’est « acté » à travers elle et à travers ce jeune, tel est le pari de cette éducatrice. Ce faisant elle nous donne une bonne leçon sur la nature complexe de l’acte éducatif.

A la différence du théâtre, ici le rôle de l’acteur n’est pas écrit. L’acteur se produit de l’acte. Seules les places sont prédéterminées. Mais ce qui n’est pas écrit ne cesse d’interroger, c’est ce qui permet la prise de l’acteur sur son acte, dans un effet de reconnaissance, dans l’après-coup, de ce qui le traverse. Se pose à l’issue de cette réflexion la question éthique par excellence : comment être responsable de ce qui nous échappe ? Responsable, pas coupable ! Comme l’énonçait, au sortir de son jugement pénal, une de nos anciennes ministres de la santé. Comment « épouser son destin », pour reprendre les mots forts du poète carcassonnais, Joë Bousquet ? 8 C’est tout le paradoxe introduit par la psychanalyse qui se profile ici.

Joseph ROUZEL, Montpellier, le 1er mars 2003

Biographie sommaire

Après avoir exercé de nombreuses années comme éducateur spécialisé, Joseph ROUZEL est aujourd'hui psychanalyste en cabinet et formateur. Diplôme en ethnologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, DEA d’études philosophiques et psychanalytiques. Il est bien connu dans le secteur social et médico-social pour ses ouvrages et ses articles dans la presse spécialisée. Ses prises de position questionnent une éthique de l'acte dans les professions sociales et visent le développement d'une clinique du sujet éclairée par la psychanalyse. Il intervient en formation permanente, à la demande d’institutions, sur des thématiques, en supervision ou régulation d’équipes. Il intervient dans des colloques et anime des journées de réflexion, en France et à l’étranger. Il a créé et anime l’Institut Européen «Psychanalyse et travail social » (PSYCHASOC) dont les formateurs dispensent des formations permanentes en travail social et interviennent à la demande dans les institutions sociales et médico-sociales.

Ouvrages de Joseph ROUZEL

handicapées, érès, 1997.

1 Intervention de J. ROUZEL aux journées nationales de M.A.I.S. à Pau du 3 au 5 juin 2003.

2 On pourra consulter, d’un point de vue théorique, dans mon dernier ouvrage paru chez Dunod en 2002, Le transfert dans la relation éducative , le chapitre 14 : « L’acte éducatif ».

3 J’ai republié les Cours aux éducateurs de François TOSQUELLES en février 2003, aux Editions du Champ Social.

4 Voir le chapitre 13 de mon ouvrage Le transfert dans la relation éducative , Dunod, 2002. Chapitre intitulé : « L’institution : soutien du transfert ».

5 Ce cas clinique est tiré de mon ouvrage Le transfert dans la relation éducative , Dunod, 2002.

6 Sur le quotidien voir mon ouvrage Le quotidien dans les pratiques sociales , Théétète, 1998. Ainsi que Le quotidien en éducation spécialisée , Dunod, 2004.

7 Sur ce détour, voir mon article : « Le transfert et son maniement dans les pratiques sociales. »

8 Joseph ROUZEL, « De sa vie faire œuvre », chapitre consacré à Joë BOUSQUET, in Psychanalyse pour le temps présent. Amour obscur, noir désir, érès, 2002.

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