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L'Église Freudienne de Paris

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Jean Clavreul

lundi 29 janvier 2007

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C'est à la lettre qu'il faut lire Lacan, comme il nous a appris à lire Freud. Il faut lire sa lettre de dissolution. Il est vrai que l'École Freudienne était devenue une Église. Elle avait ses messes, blanches et noires, ses dévots et ses théologiens contestataires, ses inquisiteurs et ses sorcières. Le dogmatisme de certains transformait les analyses en confessions des péchés antilacaniens : on y pratiquait ouvertement la direction de conscience. À l’École même, c’est le catéchisme qu’on y enseignait. On y répétait Lacan comme ailleurs on répète Freud, Marx ou l'Évangile. On y attendait moins que la Vérité s'y révèle que d'y recevoir un enseignement sur la. Vérité révélée.

Le religieux ne vient pas de ce que certains parmi nous témoignent de leurs liens avec leur religion d'origine. Le religieux ne vient pas non plus de ce que certains d'entre nous conservent les mêmes attitudes qu'ils avaient auparavant dans leur parti politique.

Ce qui nous rapproche du religieux, c'est plutôt que nous disons que l'homme n'est pas ce qu'il croit, qu'il est traversé par le langage, comme ailleurs on annonce le primat du Verbe. On pourrait dire cela aussi du marxisme qui dit que l'homme se détermine pour d'autres raisons (matérielles) que ce qu'il croit dans son idéologie. Quand on a reçu une telle révélation sur soi-même, quand on a été dépossédé de ce qu'on croyait savoir sur soi, on se concocte avec ceux qui ont eu la même révélation... Le «Moi» étant cassé, on le reconstitue dans l'unité du groupe et on s'emploie à ce que le groupe, lui, tienne le coup : cela donne une Église.

Quand on a reçu la psychanalyse comme Vérité révélée, on entre en analyse comme ailleurs on entre en religion ou au parti communiste. On jure fidélité à la Vérité révélée, et on refuse de s'interroger sur l'auteur de la Révélation, Dieu, Marx, Freud ou Lacan. On n'oserait faire autre chose que de répéter. C'est le rôle de l'Église. C'est aussi la fonction de l'Université que de répéter. Elle est héritière des facultés de la théologie.

Les psychanalystes de l'École Freudienne sont allés à l'Université et ils s'y sont très mal conduits. Car, pour les psychanalystes, pour Freud, la répétition, Miller a repris en main le département de psychanalyse à Vincennes et tout y va pour le mieux. J.-A. Miller est un excellent universitaire et il a mis son talent au service de Lacan en se faisant le curateur de ses séminaires : i1 a droit à notre respect et il avait sa place à l'École freudienne. Mais, il traîne l'Université partout où il met les pieds. Aussi s’est-il attiré l’animosité des psychanalystes de l’École Freudienne. Quand il dit que Lacan « a toujours été idéologiquement minoritaire dans son École », il se trompe, c'est lui qui est minoritaire. Et, surtout, c'est lui qui prend Lacan pour un idéologue. C'est normal : c'est parce que pour lui la psychanalyse fonctionne comme une Vérité révélée par Lacan.

Ainsi croit-il que les psychanalystes ont « horreur » de leur pratique : « La réalité de leur opération professionnelle est si évanescente qu'il faut l’Autre, supposé psychanalyste, qui les rassure au moins sur le fait qu'il n'en sait pas plus long... d'où la fonction de l'Autre qui se présente comme de bonne foi et fait preuve pour toute la compagnie. »

Eh bien, non ! Tout cela fait lacanien parce qu'on croit y reconnaître quelques mots, quelques formules, mais cela ne l'est pas. Qu'est-ce qui pourrait « faire preuve pour la compagnie » quand Lacan nous a dit « le psychanalyste ne s'autorise que de lui-même » ? Et qu'en est-il de ce concept; de « bonne foi » ? Il est vrai que Melman dans son sermon au directoire d'octobre 1979 avait parlé de « bonne foi » et de « mauvaise foi » pour distinguer les bons des mauvais lacaniens. Mais cela ne nous garantit pas qu'il s'agisse d'un concept psychanalytique, alors que cela nous renvoie à l'évidence au religieux.

Et puis, surtout, les psychanalystes ne peuvent entendre sans hurler - ou rigoler - que la « réalité » de leur pratique est « évanescente ». C'est sans doute nécessaire à J.-A. Miller de le croire pour établir que la théorie psychanalytique est Vérité révélée par Lacan. Mais Lacan dit tout le contraire et « père sévère » dans sa lettre : ce qu'il sait, il ne le doit qu'à son « expérience » qui n'est sans doute pas si évanescente que ça ! Cela explique pourquoi on pouvait être à l'École réticent à l'égard de J.-A. Miller, justement parce qu'on est lacanien.

Sur cette expérience, j'ai eu la chance de travailler avec Lacan, non seulement dans une analyse et un contrôle personnels mais aussi en contrôle collectif chaque semaine de 1953 à 1956 et au jury d'agrément depuis onze ans. Pourquoi Lacan aurait-il consacré tant de temps et d'énergie pour construire et protéger de tels lieux de travail s'il n'y puisait la source de son élaboration théorique ? J.-A. Miller nous assure que le psychanalyste, après son travail, « raconte des histoires, fait de la littérature, est visité par des visions ». Lacan, à l'évidence, témoigne qu'il entend tout autre chose des analystes.

Il est vrai qu’il est difficile de rendre compte d'une psychanalyse, mais cela tient au fait que c'est la théorie qui est toujours insuffisante et insatisfaisante. Par exemple, je ne peux rendre compte que maintenant du fait que ma toute première patiente a été «guérie» par la psychanalyse, alors qu'elle ne pouvait qu'être enfoncée par les psychiatres dans la « schizophrénie» qu'ils avalent diagnostiquée. Et cela tient à ce que je ne possédais pas en 1953 les développements théoriques donnés depuis par Lacan. Des faits de cet ordre, tous les analystes les rencontrent, par exemple en contrôle où ils interrogent après coup ce qui a été opérant dans ce qu'ils ont fait. C'est ça le rôle de la théorie, qui ne peut alors aucunement apparaître comme vérité révélée. Quand on fonctionne ainsi, on ne risque pas d'être lacanien par référence idéologique comme le dit J.-A. Miller ou par fascination pour le Maître comme le dit Roustang. On est à la fois émerveillé par l'outil théorique et on le trouve insuffisant. C'est pourquoi Freud et Lacan n'ont cessé de le perfectionner.

Lacanien sans le savoir

Ainsi on peut être lacanien sans le savoir ou sans savoir ce que cela veut dire (comme moi en 1953). Ainsi Lacan a pu dire de Freud qu'il était lacanien. Il l'a dit aussi de Françoise Dolto. Cela explique qu'il ait laissé paraître au « Champ freudien » des auteurs très discutables sur le plan théorique, mais il ne l'a pas fait pour les mêmes raisons (de copinage) qu'invoque pour lui-même J.-A. Miller pour sa trop tolérante (?) direction d'Ornicar. Si Lacan se déclare contre toute censure, ce n'est pas par vain libéralisme, mais parce que cela appartient à l'éthique même du psychanalyste : c'est parce qu'on sait que chacun en dit toujours plus qu'on ne croit et qu'il ne croit lui-même. Sinon on se retire toute possibilité de pratiquer l'analyse !

Il est vrai que Lacan nous libère en proclamant la dissolution de l'École. Personnellement, je suis libéré de la position de curé de gauche où j'étais coincé, pestant contre le Sacré-Collège et le Saint-Office presque autant que contre ceux qui nous mettent des bâtons dans les roues quand on veut préserver au Jury d'Agrément un lieu où il soit possible de parler de psychanalyse.

Chacun se demandait si Lacan allait parler car il parlait de moins en moins. Pour être cohérent avec sa propre théorie, il vaut mieux se demander d'où il peut parler. Il n'y a plus de possibilité de parler de cette place où nous l'avons mis, celle d'un pape « avec ce que cela comporte d'infaillibilité » : mais de la place où il s'est mis, celle de la dissolution, il peut dire : « Je parle, avec ce que cela comporte d'inconscient. » Personne ne peut douter que dans sa lettre, Lacan ne parle, et de façon terrible : « Je parle sans le moindre espoir de me faire entendre notamment. » Dès le lendemain, ses dévots se précipitaient auprès des médias pour expliquer qu'ils avalent compris. Quoi ? Qu'ils étaient les élus et les autres les damnés. Mais quel groupe veulent-ils former sur la haine de cette expérience « évanescente », la psychanalyse ?

Les autres, les damnés, avalent aussi compris. Quoi ? Qu'il y avait derrière tout cela une opération machiavélique. Mais quel groupe peuvent-ils former sur la base d'une exclusion de Lacan et d'une soumission de la psychanalyse au juridique (qu'il n'est nul besoin d'être psychanalyste pour en connaître le dérisoire) ?

Lacan « ne se plaint pas des dits membres de l'École freudienne : «Plutôt les remercié-je d'avoir été par eux enseigné d'où moi, j'ai échoué, c'est-à-dire me suis pris les pieds. »

Espérons qu'il n'aura pas à se plaindre des membres « dissolus » de l'École freudienne.

Jean Clavreul

1 Cet article parus dans Le Monde daté du 19 janvier 1980, est tiré du site Oedipe . Nous remercions Laurent Le Vaguerèse, animateur du site, de nous réveiller la mémoire, peu de temps après la disparition de cet analyste à l’esprit libre qu’était Jean Clavreul. On pourra mettre ce texte en perspective avec ce que j’énonçais d’une Psychanalyse Sans Frontière… (Note de J. Rouzel)

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