mercredi 10 mai 2006
Suivi débuté en septembre 2003 pour se terminer tragiquement en Mai 2005.
Jeanne vient de fêter ses 69 ans. Sa mère a été déportée en 1944. Jeanne, alors âgée de 8 ans est placée par l’Assistance Publique de Versailles dans un orphelinat puis dans une famille de paysans chez qui elle a travaillé jusqu'à ses 21 ans, âge auquel elle est partie sur la route 100 Frs en poche.
Sarah, c’est le prénom de cette mère dont on ne sait rien sinon qu’elle est montée dans un camion de la Gestapo en janvier 1944 en direction de Drancy, elle a été directement transférée vers Auschwitz. Depuis, on s’en doute…rien. Sarah n’est pas une rescapée. Elle n’est ni Martin Gray, ni Primo Levi, ni une juive de Schindler. Du camion aux douches, elle est de ses juifs dont personne ne racontera l’histoire et encore moins Jeanne, sa fille.
On peut néanmoins témoigner de l’histoire de cette fille non moins tragique.
Après ses 21 ans, Jeanne a travaillé en tant que gouvernante dans une famille dont elle a épousé le cousin. Elle a eu 3 enfants, 2 filles et un garçon qu’elle a « élevé jusqu’à leur majorité ».
Puis elle divorce de ce mari alcoolique dont elle cache les bouteilles d’alcool sous le lit. Il mourra peu de temps après d’une cirrhose. C’est ainsi que le fils prend la place du père et achète avec sa mère une maison dans laquelle ils vivront plusieurs années.
Un jour Jeanne rentre chez elle, son fils et sa fille l’attendent avec des infirmiers. Elle sera internée pendant 3 mois. Jeanne se souvient douloureusement de sa fille qui hurlait « amenez la, amenez la elle est folle ». Internement abusif selon Jeanne, « vous ne savez pas ce qu’on m’a fait là bas », raconte-t-elle sans rien raconter du tout finalement. Enfermée de force, elle sort en disant avoir vécu l’horreur et intente une procédure judiciaire qui n’aboutira jamais de par la bienveillance de l’avocat. Et oui, Jeanne est folle. C’est plus tard lors d’un entretien avec cet avocat, que j’apprends le diagnostic qui tombe comme un couperet : schizophrénie caractérisée. J’avais pensé à tout du côté de la psychose mais pas à ça. Que s’est-il passé ? Quand a t elle décompensée ? Dans quelles circonstances ? Nous n’en savons rien…Mais quand on connaît Jeanne, on n’a aucune difficulté à penser que son entourage a du en baver.
Peut-on faire un lien entre la déportation de sa mère et l’internement vécu comme abusif de Jeanne ? Je n’en sais rien. Toujours est-il que c’est à partir de ce moment là que Jeanne erre d’associations en associations. Elle perçoit une petite retraite mais interdiction d’en parler. Cet argent elle a travaillé dur pour le gagner, elle l’a mérité. Il n’est pas là pour la faire vivre. Donc elle ne l’utilise pas. Y’a un petit magot sur son compte, croyez moi…Elle connaît tout et elle est connue partout. Elle épuise le système social et le tissu associatif.
Autant dire qu’elle ferait une excellente assistante sociale. Autant dire que ce n’est pas possible parce que Jeanne écrit comme elle parle. Autant dire qu’elle ne parle pas parce qu’elle délire et qu’elle répète incessamment les mêmes discours identiques jusqu'à la virgule.
Autant dire que ce n’est pas possible parce que Jeanne se méfie de tout, qu’elle ne fait confiance à personne. Ce n’est pas possible parce que Jeanne a des demandes incohérentes. Ce n’est pas possible parce que Jeanne est une plaie ouverte et malheur à quiconque tente de la soigner, malheur à elle surtout…
Signalée à notre service par une personne qui l’a prise en stop, on nous explique qu’elle n’a rien pour vivre. Sa maison est une ruine dans laquelle elle entasse des objets apparemment sans valeur (syndrome de Diogène). Elle n’a pas l’eau courante, pas de chauffage ni de téléphone, un mobilier sommaire et un escalier à moitié écroulé au milieu duquel elle a mis une échelle pour accéder à l’étage. Bref, Jeanne est semble en danger. Après plusieurs coups de téléphone donnés d’une quelconque association, elle se décide à venir nous rencontrer. Elle est très agressive et déçue. On lui avait parlé de Mme M., la responsable du service et il n’y a que moi. Cette petite bonne femme de 70 ans qui a des plaintes plein la bouche pète la forme et est prête à me péter la mienne. Dans mon bureau, j’ai l’impression d’avoir à faire à un animal sauvage qu’on vient de mettre en cage, affolé et prêt à mordre. Elle tourne en rond, le regard noir fuyant ou me fusillant, n’écoute pas et ne cesse de parler. Alors je caresse longuement et j’apprivoise. Heureusement, elle avait une panne d’électricité qui menaçait de faire pourrir les 2 darnes de saumon qu’elle avait mis au congélateur la veille, j’ai fait réparer dans l’urgence. A partir de ce moment, je serai pour Jeanne la secrétaire de Mme M., son sous-fifre, celle qui exécute les ordres de la chef. Mme M. sera toujours longuement remerciée pour ce qu’elle fait, mais Mme M ne verra que rarement Jeanne.
De son enfance, Jeanne ne pourra en dire qu’une chose : « J’ai vu ma mère monter dans le camion devant mes yeux quand j’avais 8 ans. Si je suis vivante aujourd’hui c’est grâce D…, j’ai été cachée avec mon frère ». Et je me dis « Mon Dieu, elle croit encore en Dieu… ».
Jeanne est une plaie vivante, une plainte vivante. Elle a froid, elle a mal, elle a faim, elle est fatiguée, elle est persécutée. Jeanne ne dit jamais qu’elle est juive, elle ne se vit pas juive, elle croit que les juifs ont des volets bleus parce qu’elle l’a lu un jour dans Anne Frank et quand elle sonne à la porte elle se présente avec un faux nom aux consonances plus judaïques que le sien de peur qu’on ne lui ouvre pas…
Ses demandes nous paraissent tout à fait incohérentes : pas question de rétablir l’eau dans sa maison tant que l’on n’a pas placé, dans son jardin, la jolie boîte aux lettres identique en tous points à celle de ses voisins, qu’elle a acheté il y a 3 ans et qui trône, depuis, sur la table de la salle à manger. « Mais attention, nous prévient-elle, il ne faudra pas couper mon grillage pour la poser. Et puis je veux que ce soit fait par un ouvrier qualifié qui me laissera sa carte avant de partir. Et puis il faudra qu’il vienne avec une échelle car il reste de la vigne vierge de mes voisins contre le mur. Et mes voisins quand ils ont construit leurs murs ils ont fait tomber 3 morceaux de pierres dans mon jardin, il faut les voir. Ils se sont déjà plaints de moi au bureau de l’urbanisme, place des Carmes, il faudra venir avec moi là-bas, Madame. Oui des plaintes avec autorisation de planter des arbustes et de tailler la pelouse en biais, à leur convenance, sur le bout de terrain qui appartient à la Mairie ! Car une année le maçon d’à côté m’a embarquée mon antenne télé. Et ma cheminée hein ! Ils me l’ont faite démolir sans rien signer. Aussi, j’ai eu l’eau dans la chambre. J’ai trouvé un couvreur et payé pour le travail et le déplacement 500F. pour la tuile. C’est leur maçon qui m’a occasionné ce dégât. Pour me détruire la cheminée la dame qui m’aidait auparavant pour mon linge elle avait avancé 200F, soit disant qu’elle allait tomber…Ce n’est pas vrai car elle était d’origine collée à leur mur et ça, ça ne leur plaisait pas. Ah oui, elle s’appelait Mme Michel à Rangueil et moi (con) je lui ai rendu. Un espagnol m’a dit que j’étais con de lui avoir rendu. MR Z. m’a promis la télé. Ce matin, l’accueil des douches fermé, les sœurs à gauche de Rangueil, fermé. J’ai tant de choses à faire. Pensez à me donner deux paquets d’étiquettes et de café tradition, c’est le meilleur et le moins cher. Pour les travaux c’est surtout les robinets, mais pas tout à la fois, j’ai trop de choses à faire… Pensez au café s’il vous plaît, il faut l’acheter à Leclerc, soyez généreuse et bon cœur..».
Qu’est ce que je suis censée faire là ? Il y a la demande de l’institution : éviter qu’elle meure de froid ou que sa maison ne s’écroule sur elle. Les demandes de Jeanne qui sont ce qu’elles sont (ou qui n’en sont pas finalement…). Et mon éthique : respecter son mode de vie et ses priorités.
En tant qu’enfant cachée et victime de la Shoah, Jeanne a des droits financiers. Je récolte des fonds, beaucoup, qui doivent servir à faire des réparations dans sa maison. Mais Jeanne n’est jamais chez elle. Elle part le matin à neuf heures traînant son caddie plein de vaisselle, de linge et de papiers, fait le tour de la ville et des associations ( « moi je vais partout où on mange le pain frais, à cause de mes dents » ) et rentre chez elle le soir en stop( « je demande poliment et avec le sourire » ). Pas facile de trouver un ouvrier qui veut travailler après 18h, dans une maison mal éclairée, jonchée de détritus, habitée par une vieille folle agressive. Elle honore un rendez vous sur 10, claque la porte au nez des ouvriers, les insulte, déchire les cartes professionnelles qu’ils tendent pour prouver leur bonne foi…
En deux ans, nous avons tout de même réussit à réparer l’électricité, une fuite de gaz, à tailler la haie, changer un robinet, changer la monture de ses lunettes et à poser la fameuse boîte aux lettres exactement comme elle la voulait…Il restait les escaliers écroulés. Mais Jeanne avait décidé que ce n’était pas les deniers récoltés qui devaient servir à réparer cet escalier. Parce que son ancien voisin avait arrosé contre son mur rien que pour l’embêter et que l’escalier attenant au mur s’était écroulé à cause de l’humidité. Mais personne n’a voulu témoigner dans ce sens…
Voici quelques mois que nous nous côtoyons. J’ai appris les mots à ne pas dire au risque de la voir me claquer la porte au nez. Service social, commission, banque alimentaire, tutelle, combien gagnez-vous madame ? Autant de mots interdits à ma bouche de travailleur social. Tant pis, j’en trouverai d’autres. Je vais souvent chez elle, je la trimballe en voiture et c’est là, confinée dans la tôle, qu’elle se livre différemment, qu’elle pleure sa mère et qu’elle explique que si elle demande tout ça aujourd’hui c’est un peu pour compenser…Jeanne semble enfin se détendre dans la relation. Elle me pose parfois quelques questions sur moi. Je livre avec parcimonie. C’est de bonne « guerre », je me dis…Parfois, Jeanne s’emballe, devient violente et agressive, elle m’insulte. Je reste calme et plus tard elle s’excuse. « Ne m’abandonnez pas… » .
Finalement, c’est une petite fille que j’ai rencontrée. Comme si l’horreur de la guerre n’avait jamais laissé grandir cette gamine qui a vu sa mère monter dans un camion devant ses yeux.
De cette petite fille, j’ai cru pouvoir apaiser la souffrance et mettre du baume à l’âme quand je lui ai appris qu’elle avait droit à une rente de 3000F/mois en tant que victime. Jeanne n’a jamais voulu signer ce dossier, elle n’avait pas confiance car il fallait donner un RIB et puis parce que « 3000 frs par mois pour une mère partie en déportation c’est rien du tout. Et puis, le retard de toutes ces années en arrière, il est où ? ».
Quelle audace de ma part d’avoir pensé réparer l’irréparable ! Pour Jeanne, s’il n’y a plus de plainte, il n’y a plus de vie. Une plaie soignée ouvre aussitôt une nouvelle…
Difficile dans une telle situation de se positionner professionnellement et humainement. Difficile de répondre à la demande, difficile de ne pas y répondre, impossible de la décaler comme l’exige les préceptes du travail social.
Un jour Jeanne a demandé à ce que le jardinier revienne tailler ses arbres. Il était très compréhensif cet homme. Aussi, quand il a vu que Jeanne n’était pas chez elle malgré ce qui avait été convenu, il a escaladé le grillage, est rentré dans le jardin et a fait son travail. Cette intrusion a mis Jeanne dans une rage folle. Elle m’a traité de voleuse et a voulu porter plainte contre moi. J’ai fait avec elle un récapitulatif de ce qui avait été récolté et dépensé, factures à l’appui. Un moment j’ai cru qu’elle se calmait puis à notre prochaine rencontre, elle a touché le point de non retour. Cette fois-ci elle m’attendait. Elle m’a hurlé dessus, m’a traité de putain, de sale juive qui aime l’argent « oui tout le monde le dit que les juifs sont comme ça, même les policiers me l’ont dit » . Ses mots de nazis dans la bouche de la petite fille qui avait vu sa mère monter dans le camion de la gestapo, c’en était trop, je n’ai pas supporté. Je le lui ai dis et je suis partie. Elle s’accrochait à la fenêtre de ma voiture et continuait à m’insulter. Jeanne m’a donné des envies de violence que j’ai mis des mois à apaiser. A mon tour de me sentir persécutée…
Pendant ces mois, je n’ai plus voulu la voir et j’ai passé le relais. Je le signifiais à mon service. L’argent restait à disposition. Je mandatais les multiples associations qui la connaissaient pour tenter de poursuivre l’amélioration de son logement. Pendant des mois rien. Puis un jour, un devis de plomberie dans la boîte aux lettres. Un nouvel espoir. Ma colère s’apaise. Je prends contact avec l’association qui a réussi ce miracle. Devis en attente, Jeanne ne s’est pas manifesté depuis quelques jours.
Pourquoi ne me suis-je pas contentée de lui donner ses 2 paquets de café qui lui faisaient tant plaisir ? Je ne peux répondre. Mais je me dis que si je l’avais fait, je n’aurai peut-être pas vécu, l’espace d’une seconde, la culpabilité aidant, le fait qu’elle soit morte tombée dans les escaliers comme son ultime moyen de me casser les pieds.
Comme nous n’avons pas retrouvé sa famille, c’est mon service qui a pris la responsabilité d’organiser ses obsèques, au cimetière juif. C’est moi, celle qu’elle avait traité de putain et de sale juive qui ait écrit le discours funèbre. C’est avec l’argent qui aurait du servir à réparer son escalier que nous avons payé le simple cercueil orné d’une simple étoile jaune. La boucle était bouclée…
Cela fait un an que nous avons enterré Jeanne et je ne sais toujours pas quoi penser. Je ne connaissais de la shoah que l’horreur contée et le poids de l’histoire sur mes épaules. Mais, bon on le dit : « pas besoin d’être toxicomane pour avoir une idée de ce qu’est la dépendance …».