samedi 25 octobre 2003
« … tout le processus de l’usage des mots se trouve dans l’un de ces jeux au moyen desquels les enfants apprennent leur langue maternelle.» Investigations philosophiques, P118, Ludwig WITTGENSTEIN.
Cette réflexion est motivée par deux séries de phénomènes cliniques auxquels me confronte la pratique en IES. La première concerne le rapport au discours de certains enfants aveugles, malvoyants ou agnosiques. Plusieurs enfants que j’ai suivi, ou que je suis encore, présentent un discours très développé, sophistiqué même, mais étrange dans sa thématique et comme étranger à la réalité. L’entourage professionnel est à la fois inquiété et fasciné par ces modalités discursives évoquant le délire. Faut – il laisser faire ou bien donner des limites ? Comment aborder cette question avec les parents ? Cet enfant fait – il du verbalisme ? Est – il psychotique ? Manifestement il est intelligent, comment pourrait - on le faire « atterrir » ?
La deuxième série de phénomènes concerne le rapport au discours de certains parents à propos de leur enfant handicapé. Les professionnels sont amenés à se demander si ces parents attentionnés et plein de sollicitude pour leur enfant le voient pourtant tel qu’il est. Ils se demandent si les parents ne s’adressent pas à l’enfant imaginaire car nous avons parfois l’impression à les entendre qu’il est question d’un autre enfant que celui que nous connaissons.
En somme cette clinique fait ressortir des difficultés, de compréhension, d’échange et de reconnaissance qui imprègnent souvent les interrelations autour de l’enfant handicapé sensoriel. Je formule l’hypothèse que le registre psychique directement menacé dans ces situations est le processus de la connaissance entre les protagonistes - en terme technique : la sémiose. Pour le sujet humain, être au monde sans pouvoir s’approprier de façon adéquate l’instrument de connaissance qui organise son groupe de référence constitue une cause de douleur psychique surajoutée. En effet, nous pouvons supposer à la suite de FREUD et, plus récemment, des études sur l’épigenèse interactionnelle, que l’activité psychique humaine s’étaye toujours sur le vécu de détresse primaire. Le nourrisson vient au monde dans un état de prématuration qui le laisse démuni face à toutes stimulations de l’extérieur comme de l’intérieur du corps. Il y a donc de la douleur avant même un psychisme pour la penser. Mais il importe de préciser que le trauma survient en tant que tel lorsque la tension due à la détresse primaire ne rencontre pas les conditions interactionnelles favorables à sa résolution. La condition principale, indiquée par BION, est pour le bébé d’avoir été pensé, ressenti, rêvé de façon adéquate par sa mère. Le rôle du lien précoce est de rendre vivable la douleur d’exister. Ce lien constitue à la fois les prémisses du sens commun et les prémisses du sens propre. Lorsque l’accès primaire au sens commun est troublé, la conscience de soi peut demeurer fragmentée, dans un espace dépourvu de sens.
Le traumatique.
Dans le processus de ce qui a été appelé traumatisme de l’annonce du handicap , Il convient de distinguer entre le trauma qui est l’événement déterminant, le traumatisme qui en est la suite de conséquences symptomatiques et le traumatique qui serait l’effet de distorsion psychique produisant, en deçà d’une répétition, ce qu’on pourrait appeler une revenance ( cf. les travaux de Nicolas ABRAHAM et Maria TOROK ). Le traumatique met en jeu un mode d’appréhension tel que le monde extérieur apparaît désormais marqué d’une expression menaçante. Comme si un mécanisme de forclusion partielle ouvrait à un vécu imprégné de hantise . Que se passe t – il lorsque des parents se trouvent face à cette réalité telle que leur enfant ne dispose pas d’une organisation sensorielle correspondante aux membres de sa communauté d’appartenance, et au - delà, de l’humanité dans sa grande majorité ? Les parents parlent d’un intense vécu d’isolement correspondant au sentiment d’avoir à faire à un enfant en position de triple « minorité » : premièrement, parce qu’il est un enfant il est mineur, deuxièmement parce qu’il fait potentiellement partie d’un groupe humain minoritaire ( en l’occurrence le groupe des personnes malvoyantes), troisièmement parce qu’eux mêmes, les parents, ne font pas partie de cette minorité. La tâche de faire grandir un enfant indexé d’un tel « coefficient de minorité » apparaît pour les parents d’emblée écrasante. Le sentiment premier mêlé d’échec, d’impuissance, de culpabilité et d’injustice va mobiliser dans l’entourage immédiat de l’enfant handicapé une série de représentations traumatisantes qui portent sur sa filiation, son appartenance, son futur. Ces représentations reposent sur les craintes d’avoir un enfant qu’on ne comprend pas, duquel on est mal compris, ne se développe pas dans la dimension sociale, ne « devient pas comme » du fait de ne pas correspondre à la référence de l’Idéal du Moi. Ces représentations inscrivent incertitude et vacillation dans la construction parentale. Aux question qui est – il cet enfant, que va – t – il devenir, en répond une autre : qui sommes nous comme parents ? Le lien parents – enfant se présente marqué d’une interrogation anxieuse qui peut restée informulée produisant ses effets de cloisonnement et d’étanchéité psychique. Comme si l’annonce du handicap restait à faire, comme si paradoxalement, il s’agissait d’un événement terrible à venir. WINNICOTT décrit ce phénomène dans un article de la fin de sa vie : « La crainte de l’effondrement ». Ce sont les conséquences à long terme de cet effet de structure dans le mode interactionnel parents – enfant – soignants qui vont attirer ici notre attention. Parmi celles – ci, le fait que l’enfant handicapé se sent porteur d’une menace non parlée envers ses parents. Il craint confusément de déclencher lui - même une catastrophe par ses questions et ses tentatives d’organiser un récit de ce qui se passe entre ses parents et lui. Son rapport au récit s’en trouve hypothéqué et de là sa construction identitaire. Pour autant, comme le dit le philosophe Paul Ricoeur, que « l’histoire racontée fait l’identité du sujet ». Ces quelques éléments orientent déjà le type de réponse thérapeutique à apporter dans ces situations.
A propos de la fonction thérapeutique.
Comment penser la douleur d’être, l’inadmissible, l’indicible ? Comment intervenir pour aider les échanges intersubjectifs désamorcés par la douleur psychique qui se figent en symptôme ? Ces questions n’appartiennent pas seulement à la psychopathologie du lien autour de l’enfant handicapé ; elles sont concrètement soulevées pour tous les humains lors des moments difficiles de leur parcours et appellent la fonction thérapeutique à plusieurs niveaux :
1 - lorsque le sujet s’éprouve étranger à lui – même et tente néanmoins d’établir des connexions de sens à partir de ce qui lui arrive – c’est la problématique de l’ « Etranger » chez Camus,
2 - lorsque plusieurs personnes éprouvent une grande difficulté à se comprendre et finissent par rechercher l’intervention d’une instance tierce afin de ré - élaborer les liens – c’est le groupe en quête d’arbitrage ou de régulation,
3 - lorsque une personne, coupée des bases de significations commune à son groupe de référence, n’est pas en mesure d’appréhender ce qui lui arrive, et que le groupe se mobilise alors pour tenter de renouer le lien.
Dans ce dernier cas, la communauté tente d’agir vis à vis d’un de ses membres dans la perspective de rétablir les échanges garants de la construction identitaire entre la personne et le groupe. Nous sommes ici dans le registre d’utilité de l’instance thérapeutique pour établir, ou rétablir une signification intermédiaire entre le groupe et celui qui devient alors un « patient ». Notre civilisation tend à croire que seul le patient est patient et que seul le thérapeute est thérapeute. En réalité, toute modalité psychothérapique se construit dans le collectif, par le collectif, y compris dans sa dimension théorique. La psychanalyse, par exemple est bien le fruit de l’invention de FREUD, mais ses orientations se diversifient en fonction des caractéristiques de chacune des sociétés où elle se développe. Bien que de nombreuses recherches désignent aujourd’hui l’importance fondamentale de la dialectique individu - groupe dans l’acte psychothérapeutique, le mythe du huis clos qui se suffirait à lui – même reste une norme. A l’I.E.S., particulièrement, la pratique met en évidence que l’aide au développement des enfants passe par la mobilisation des représentations dans l’entourage familial et dans l’équipe de professionnels. En effet, les conséquences de rupture et de discontinuité subjectives se forment d’abord dans l’entourage pour apparaître secondairement, en creux, dans l’organisation psychique de l’enfant. « Mon problème, c’est le regard des autres ! » énonce la publicité d’une association en faveur des non voyants. La question pratique est dés lors de permettre à l’enfant de construire une position subjective d’auteur de son récit : une capacité projective. Il va falloir donner forme à des traces qui se manifestent comme un théâtre d’ombres. Pour cela doit être instituée une série d’« écrans » susceptibles de recevoir les projections de l’enfant et de les lui renvoyer sous une forme organisée et recevable. Ces écrans sont de nature groupale - le groupe éducatif, le groupe classe, le groupe d’internat, la famille d’accueil - ou de nature individuelle : la séance de rééducation, de suivi psychologique, de psychothérapie. Non seulement ces deux niveaux ne s’excluent pas, mais ils sont complémentaires.
Le silence de l’enfant.
Les enfants, les personnes en général, même très déficientes, s’intéressent à ce qui se dit à leur propos. Ils en font habituellement une base théorique personnelle à de multiples développements au travers desquels une idée de soi tente de se construire. Tout sujet fait signe, même si ce signe peut – être jugé infime ou infirme. En tout cas c’est un postulat de la pensée occidentale des Droits de l’Homme qu’aucun humain ne peut – être considéré comme hors du sens, définitivement silencieux. Nous avons donc, nous soignants, à dresser les conditions de captation de ces signes, à les réorganiser puis à les ré – adresser en retour ; comme l’a montré BION à propos de la fonction contenante. L’institution doit être conçue pour recueillir les signaux de nos planètes humaines les plus lointaines. Pierre DELION dit que notre tâche soignante est d’articuler les fonctions phorique (de contenance), sémaphorique (du signe) et métaphorique (du récit). Cette articulation indique bien les étapes qui vont permettre de transformer une expérience émotionnelle en contenu narratif. Concrètement, l’enfant doit pouvoir rencontrer à la fois un cadre physique protecteur, une liberté d’expression et les circonstances favorables pour organiser son expression en récit. Les possibilités multiples offertes aux productions narratives est un aspect essentiel du fonctionnement thérapeutique dans un groupe. Ainsi l’expression de l’enfant (comportementale ou verbale ), peut – elle devenir représentation au travers du groupe écoutant. On retrouve la même problématique sur le plan de l’équipe soignante, ce que François TOSQUELLES appelait clinique institutionnelle : le tissage narratif qui a lieu en réunion de synthèse et dans d’autres instances techniques, peut s’imaginer comme l’activité de traitement d’un réseau de radio télescopes recueillant les signes en provenance du fond de l’univers. En institution, il y a des enfants dont il ne se dit rien, ou pas grand chose, qui passent inaperçus, et dont en phase de trouble institutionnel on oublie parfois même de faire la synthèse. Aussi, lorsqu’un enfant, à propos de ses difficultés me dit : « Je ne sais même pas y penser », la question est posée au mieux. Penser quelque chose, se penser, ça s’apprend, comment, par quels moyens ? Il y a un pas à franchir pour penser que je n’y vois pas et que j’habite un monde de voyants, pensé par des voyants. Il y a nécessairement des représentations à construire de ce qu’est la vision. Les parents ont un rôle fondamental à jouer dans ces constructions. Comment les y aider ? De cet enfant, on ne pensait même pas qu’il pouvait être psychotique, mais plutôt en manque de lui – même, sans double imaginaire, hors enfance. L’effort clinique de l’équipe pluridisciplinaire présente dans ce cas l’opportunité d’inscrire son récit en un site humain. Car ces enfants peuvent facilement se trouver dévolus par le destin des liens familiaux à penser et passer pour quelqu’un d’autre du simple fait de ne pas être attendus dans une parole singulière. Comment établir la différence entre « pour de vrai » et « pour de faux », comment apprendre à penser si on ne met pas la parole en jeu ? Une petite fille aveugle de naissance raconte au cours d’un groupe de parole : « J’ai dit à ma mère que j’ai peur du noir, elle m’a répondu que c’était imaginaire ». Dans la discussion elle formule un désir sous – jacent : ressembler à sa petite cousine qui a peur du noir et mobilise efficacement ses parents sur ce thème. Comment formuler sa peur pour s’allier ses propres parents ? Dans le débat elle a trouvé une correspondance : j’ai peur des bruits que je ne connais pas comme ma cousine a peur du noir.
Ici le groupe est utile dans sa capacité sensible à reconnaître les articulations cachées de l’expression elliptique de l’enfant. Cette capacité réceptrice et constructive dépasse de beaucoup celle de la somme des individus qui compose le groupe. Le sujet adresse son transfert au contenant lui – même en tant que système d’échange, réseau de places repérables, générateur de sens. Il attend une élaboration du groupe vis à vis de son vécu de discontinuité et de discordance et engage un transfert sur le symbolique parallèlement au transfert sur l’objet. C’est dire que le sujet met en jeu son mouvement d’émergence en transaction directe avec le sens en construction dans le collectif. Un collectif qui ne pense pas ne permet pas à un enfant de penser. Ce qui est thérapeutiquement intéressant dans l’institution soignante, c’est son cinéma, lorsque le jeu de rôles est relativement ouvert et qu’il invite au récit tous les protagonistes. Pour en revenir à cet enfant qui ne savait même pas y penser, il se mettait dans le rôle du bouche - trou, remplissant le bon office d’éducateur auxiliaire, de « thérapeute – tyran » de sa mère, de victime du groupe de pairs. Il déployait un rôle d’ombre dont l’objet a pris peu à peu consistance laissant émerger les figures d’un père disparu et d’une mère mélancolique. D’une expression symptomatique à l’autre, au gré d’investissements instables et paradoxaux, cette ombre a pris corps, mise en jeu dans le corps mouvant du groupe. Prendre corps psychiquement dans un groupe est un défi lancé au sujet humain dés l’instant de sa naissance. Par quelles voies ce processus se réalise – t – il ?
Jugement perceptif et contrat narcissique primaire.
Sémioticiens, philosophes, poètes et psychanalystes se sont intéressés au fait que toute communauté humaine, au sens large de groupe culturel, construit un système perceptif à partir de significations convenues. C’est ce que Charles Peirce, un philosophe américain de la fin du XIX° du siècle, appelle jugement perceptif . Il explique que la perception réalise pour le sujet une opération de validation des significations ayant cours dans sa communauté. On tend à percevoir ce qu’on est déjà prêt à percevoir. La perception humaine ne fait donc pas que capter le réel, elle le filtre par le biais d’une trame qui résulte d’une sorte de convention collective. Un philosophe contemporain, Henri MALDINEY, dit : « Dés que je signifie c’est l’inscrire, cette signifiance, sous un horizon de possibles qui sont déjà là ». Le sujet advient dans un monde qui lui préexiste dont il doit émerger comme forme singulière : l’être soi. Le poète Francis PONGE écrit : « … je sens les autres en moi – même, lorsque je cherche à m’exprimer je n’y parviens pas. Les paroles sont toutes faites et s’expriment : elles ne m’expriment point ». Enfin, la psychanalyste Piera Aulagnier élabore dans le champ freudien une idée du même type : le concept de « contrat narcissique primaire » qui concerne le registre des notions communes sur lequel s’appuient les personnes d’une même culture. Ces notions, une fois normalement acquises par l’enfant, ne sont plus ré interrogées. Chacun a en mémoire cette situation dans laquelle le petit enfant entame sa litanie des « pourquoi », à quoi l’adulte faisant réponse finit par dire : « parce que c’est comme ça ! ». L’enfant cherche la logique de correspondance entre le mot et la chose, entre la matérialité phonologique de l’objet désignant, et la matérialité objective ou subjective de l’objet désigné. Il cherche les clés du langage. Comme disait Jakobson : « on ne devient pas linguiste, on le reste ». L’enfant expérimente assez rapidement le fait qu’une partie de ce rapport entre le mot et la chose participe d’un registre d’oppositions et de catégories signifiantes instituées - le haut, le bas, devant, derrière, à côté de, plus lourd, plus léger, mais aussi le bleu, le rouge, le salé, le sucré, etc. - ce que les pédagogues appellent, pas pour rien, les pré – requis . L’enfant découvre aussi qu’une autre partie de ce rapport entre le mot et la chose permet des effets de liberté, autorise le jeu par déplacement et redistribution de sens d’un mot à l’autre. Les enfants des classes maternelles jouent beaucoup à « caca boudin » avec le langage. Une façon de dire en condensé : je fais ce que je veux avec le langage, j’en fais mon objet de jouissance, j’exerce sur lui mon emprise. Comme mon caca je le garde ou je le donne. J’en fais du caca qui te salit quand je t’aime pas, et du boudin bon à manger quand je t’aime bien. Mais pour en revenir aux deux fonctions du langage : outil pour classer, et outil pour créer, on y reconnaît ce que le linguiste désigne comme axe syntagmatique et axe métaphorique. Le contrat narcissique telle qu’en parle Aulagnier indique l’opération de transmission par laquelle l’enfant construit le principe de sa propre appartenance. L’adjectif « narcissique » accolé au terme de « contrat » est, dans ce registre, triplement approprié ; il désigne une fonction d’ appui sur laquelle se construit le sentiment d’appartenance au groupe, une fonction transitionnelle puisqu’il s’agit de valeurs partagées, une fonction de reconnaissance puisque le sujet projette son corps vécu dans le langage comme il le projette dans l’espace physique. Nous pouvons constater que dans les journées d’étude de l’A.L.F.P.H.V. ce concept de « contrat narcissique primaire » est régulièrement évoqué. Sans doute parce qu’avec les personnes aveugles de naissance, on a tendance à se demander : parle - t – on de la même chose, appartient – on à la même communauté ? Cette question, qui apparaît comme un hologramme flou entre non voyant et voyant révèle le fait que toute perception participe d’un récit qui lui est antérieur , elle met aussi en avant l’idée que le traumatisme psychique induit une panne du narratif entre le sujet et son entourage .
Construction psychique et sensorialité.
Jeune psychologue, j’avais été frappé par une scène en séance de psychodrame au cours de laquelle un enfant voyant de neuf ans avait expliqué avec une grande force de conviction, prenant l’exemple du mur de briques apparentes de la salle, l’événement subjectif suivant : « Vous voyez ces briques, disait – il, moi avant je ne les voyais pas, un jour le docteur untel m’a dit tu vois, ça c’est des briques, le mur est fait en briques ! Et moi depuis je les vois ». Non seulement il les voyait, mais il nous les montrait à son tour, en identification de ce qu’avait fait le docteur pour lui. En parlant avec les enfants, on ne se doute pas toujours de l’effet de révélation qui se produit… Si le mur devient « racontable », pourquoi pas le monde, pourquoi pas ce que je ressens dans mon corps, semble s’être inconsciemment dit l’enfant à partir de cette expérience. Lorsque Paul RICOEUR indique le rôle de la médiation narrative dans la construction de l’identité il situe aussi la perception comme forme induite, et l’effet du signifiant comme mot d’ordre exercé par la communauté sur la subjectivité individuelle. C’est une manière de reprendre ce que disait FREUD à propos du rôle des représentations dans l’organisation psychique de l’individu. Ce n’est pas tant la charge sexuelle de la représentation qui serait ici en cause, mais sa nature de préjugé groupal, de position d’opinion, de mot de passe au sens de formule de rattachement . Au fond, lorsque FREUD parlait du sexuel à la racine du psychisme, n’évoquait – il pas ce qu’on serait aujourd’hui en droit d’appeler ( après BOWLBY ) pulsion de lien à condition de la rattacher à la contrainte mimétique ( René GIRARD ) . Lorsque Pierre VILLET, normalien aveugle, il y a un siècle écrit son livre Le monde des aveugles , il donne comme but à son entreprise de lutter contre le préjugé, généralement répandu dans son temps, que le manque sensoriel empêche le développement de l’intelligence. L’idée à laquelle il s’attaque relève du statut du sensoriel dans son rapport à la construction de la personne. Je pose simplement la question : ne faut – il pas encore démonter ce préjugé chaque fois que des parents apprennent le handicap sensoriel de leur enfant ? Ne faut –il pas continuellement démonter ce préjugé dans nos propres esprits de professionnels soignants ? D’où ce préjugé tire - t - il donc sa puissance et sa longévité, pour qu’il faille encore et toujours développer une véritable militance dans toute pratique dite d’intégration ?
En freudien, je dirai que tout sujet entretient un rapport sacré à la sensorialité en mémoire à la suprématie autoérotique des premières années de la vie et de son fond d’excitations auto générées. L’enjeu est pour chaque sujet de passer d’une quête d’excitation au désir d’investissement qui suppose l’objet externe et donc la perte de contrôle. De ce passage, dit oedipien, chacun garde la nostalgie d’une expérience d’omnipotence à laquelle est définitivement liée l’excitation sensorielle. L’œdipe s’assortit de la constatation que nous ne voyons pas que par nos yeux, que nous n’écoutons pas que par nos oreilles, et que donc ce que perçoivent nos sens nous est largement conté par l’autre . Ce qui est dés lors généralement remis en question pour le sujet, produisant chez lui des effets de castration symbolique, c’est à la fois l’autonomie du sensoriel, l’indépendance des sens, et, globalement la suprématie du sensoriel sur le signifiant. Le sujet découvre avec peine que si le sensoriel ne saurait tenir lieu de loi, la loi est ailleurs : du côté du langage. Nous savons que c’est précisément ce que tente de nier le pervers ; ou plutôt faudrait – il dire la part perverse en chacun de nous qui rabat la loi sur la perception du fétiche en tant que moteur de sensations. En réalité, comme on peut le déduire de la position de PEIRCE sur le jugement perceptif, l’originel de la sensation est psychiquement inaccessible, seul l’effet de construction est accessible. On pourrait considérer par analogie que c’est aussi ce que disent les neurologues à propos d’intermodalité sensorielle ; peu importerait pour le système nerveux central la nature initiale du signal sensoriel, pourvu qu’il entre en relation combinatoire pour former une représentation mentale. « La vue, dit Paul Claudel, ne résulte pas d’une image qui se peint sur notre cervelle, mais d’un contact réel avec l’objet que le regard attouche et circonscrit ». L’essentiel serait le traitement relationnel opéré par le cerveau et non, particulièrement, la nature de son matériel informatif. ( cf. l’intervention de Madame Wanet – Defalque : « Substitution sensorielle et cécité : intervention de la plasticité cérébrale » lors du colloque à l’Unesco Paris « An 2000, jeunes déficients visuels »). L’analogie entre plasticité cérébrale et psychique s’arrête sans doute là, car si la lésion cérébrale déclenche de fait le processus de réorganisation systémique, à l’inverse le traumatisme psychique amène sidération, clivage et régression, c’est à dire auto limitation et retour à une organisation antérieure. Quoi qu’il en soit, il est à prendre en compte que lorsque survient un bébé aveugle dans une famille, le court – circuit sur le plan de l’identification narcissique provoque des formes de régression telles que le sensoriel peut être remis au premier plan au travers d’une fixation à son manque. C’est le sensoriel pré - œdipien qui peut faire alors revenance entraînant les parents vers la réactivation du noyau maniaco – dépressif. J’ai à plusieurs reprises observé des pères tenir leur bébé aveugle face à eux comme dans l’attente interrogative d’un échange de regards. Une telle attente inconsciente peut envahir la relation et priver le bébé d’un échange ludique indispensable. Le risque est à ce moment que l’absorption psychique des parents dans la représentation de la privation sensorielle ne vide la relation d’investissements subjectivants. De ce fait, les professionnels du service de prévention doivent développer, comme cela a été mis en évidence par les études longitudinales menées par Selma FREIBERG, une véritable ouverture sur les échanges psychotoniques et verbaux entre parents et enfant. Cette « Chanson de Gestes » favorise ce que j’appelle l’identification relais ; les parents prenant appui sur les professionnels pour diversifier les modalités de l’échange avec leur enfant.
En conclusion.
Il est souvent dit que la rencontre de la personne aveugle réactive l’angoisse de castration chez le voyant. L’angoisse vécue par les parents et qui va organiser le lien avec leur enfant handicapé visuel est d’un autre ordre. FREUD évoque dans son article de 1923 le « Le moi et le ça » une identification primaire : « … directe, immédiate, plus précoce que tout investissement d’objet ». Le mouvement psychique régrédient provoqué par l’annonce du handicap touche ce niveau primaire d’un « Soi sensoriel » sur lequel vient normalement s’arrimer le Moi spéculaire. Dans la douleur psycho traumatique c’est donc bien le moi spéculaire qui perd une assise. D’où les « blancs », les discontinuités, les discordances, que l’on observe dans le registre du lien. Il ne s’agit plus là de travailler sur ce qui a été refoulé, mais sur ce qui s’installe comme processus de déliaison en ces termes : « après ce qui m’est arrivé, je ne sais même plus me penser ». Ce que FREUD énonce - dans son article de 1937 « Constructions dans l’analyse » - de l’acte psychanalytique comme archéologie et mise à jour de formations cachées, n’a ici plus cours. Par métaphore, je dirai que l’objet de notre action sera d’organiser une bordure au trou psychique créé par le trauma plutôt que de découvrir ce qui pourrait se cacher au fond et qui n’est jamais que son propre vide. Organiser une bordure au trou psychique créé par le trauma, c’est la fonction du discours idiosyncrasique de nombreux enfant handicapés visuels. C’est déjà une tentative d’historicisation pour positionner la zone de destruction dans l’ensemble chaotique du système de représentations familiales. Le trauma se comporte à priori comme élément de déliaison, trou noir anéantissant les ressources narcissiques et objectales. L’enjeu est donc son retournement en objet psychique dynamique. En termes peircien, il s’agit de construire une matrice narrative pour une nouvelle sémiose, c’est à dire un espace psychique pour accueillir une façon différente de voir les choses. Tout ce qui va donc s’inventer entre les parents, l’enfant et l’institution est précieux au titre d’inédit. Car pour s’affranchir d’un vécu de rupture il n’y a pas d’autre remède que de créer une extension à l’usage commun du langage.
1 Intervention pour les XXXIII° Journées d’Etude. Association de Langue Française des Psychologues Spécialisés pour Handicapés de la Vue. Toulouse, 7,8,9 juin 2002.
2 Psychologue, Institut d’Education Sensorielle, Centre Lestrade, Ramonville St Agne, 31520.