vendredi 09 novembre 2007
François Wahl: «Lacan a balayé les illusions du moi et du désir.» par Jean Blain, Lire, mai 2001. Interview vidéo: sur France Culture, le 13/04/2001, dans l'émission de Pierre Assouline, François Wahl nous parle du concept de l'objet du désir et de la dimension du langage et de l'imaginaire chez Lacan. Philosophe de formation, longtemps éditeur des Sciences humaines au Seuil, François Wahl y fut l'interlocuteur de Jacques Lacan et le responsable de la publication de ses Écrits.
Que répondez-vous à ceux qui pensent que Jacques Lacan n'a été qu'un charlatan et un phénomène de mode?
F.W. Je le dis sans aucune hésitation, il y a deux noms dans l'histoire de la psychanalyse: Freud et Lacan. Et je ne crois pas qu'on puisse tenir un discours analytique sérieux sans prendre en compte l'apport de Lacan, pas plus qu'on ne peut continuer à faire de la philosophie comme s'il n'avait pas existé.
Quel est cet apport? En quoi sa contribution a-t-elle été originale et décisive?
F.W. Lacan a été un homme indigné par un certain nombre de sottises majeures. La sottise majeure concernant l'homme est qu'il se prend pour son moi, se considère comme transparent et est de ce fait soumis à toute une série d'aliénations. Une première aliénation tient à la confusion entre chacun d'entre nous et l'image qu'il a de lui-même. La première des interventions majeures de Lacan a été de démontrer que ce soi-disant - ou moi-disant - moi est en réalité une identification avec quelqu'un d'autre et que, en ce sens, chacun est non pas lui-même mais est pris dans un certain nombre d'images modèles sur lesquelles il s'est configuré. Deuxième point: comme il s'agit d'hommes, c'est-à-dire d'animaux qui parlent, l'homme n'est pas simplement pris dans des identifications, mais il est pris dans son langage, sa langue, dont il n'est pas du tout le maître, ce qui signifie qu'il est autant parlé que parlant. Le point sur lequel l'intervention de Lacan a été décisive a été de montrer que la plupart des repères que Freud avait apportés dans la psychanalyse étaient en réalité à replacer dans le fonctionnement, chez le sujet, des effets de langue, et en particulier de tout ce que l'on appelle les figures de rhétorique et qui fonctionnent à notre insu. Il y avait là un deuxième plan de désaliénation. On est aliéné à sa langue. Le troisième point, c'est le désir. Et là, à nouveau, Lacan a opéré un renversement d'une illusion fondamentale. L'illusion fondamentale, c'est de penser qu'il y a quelque chose que je désire, qui est l'objet de mon désir et que j'obtiendrai par la réalisation du désir, par la jouissance. Ce à quoi Lacan, fort de l'expérience analytique, répond que ce qui est poursuivi dans le désir, ce n'est pas un objet qu'on peut atteindre, mais au contraire un objet qu'on ne peut pas atteindre: l'objet du désir est toujours perdu.
Quel but, dans ces conditions, la psychanalyse telle que la concevait Lacan se propose-t-elle?
F.W. Sous cette dénonciation du moi, de l'aveuglement au langage, du contresens sur le désir, il y a l'idée que si vous êtes aliéné, vous n'êtes pas un sujet. Il faut vous désaliéner, autant que c'est possible - car ce n'est jamais entièrement possible - pour que vous soyez sujet, c'est-à-dire quelqu'un qui peut parler en étant le responsable de sa parole. Pour cela, il faut que vous ayez pris conscience de cet ensemble d'aliénations dans lesquelles vous êtes pris. D'où il résulte que Lacan avait une préoccupation fondamentalement éthique. En fait, c'était un moraliste. Et ce projet est aujourd'hui d'autant plus actuel que nous assistons à une expansion du modèle américain, d'une sociologie de la réussite. Or, la réussite, ce n'est jamais que l'aveuglement du moi.
En quoi Lacan a-t-il concrètement modifié la pratique analytique?
F.W. Premièrement, Lacan a rendu compte - ce n'était que sous-jacent chez Freud - du fait que la psychanalyse est une cure par la langue, ce qui change tout l'esprit de l'écoute analytique, qui devient avant tout une écoute non pas des images, mais des mots. Ce n'est plus une attention première au sens, mais au verbe. La discipline lacanienne reporte le travail sur le signifiant dans son opacité. Et le signifiant, ce n'est pas le signifié, il a une autre histoire. Deuxièmement, alors que la psychanalyse d'obédience américaine allait jusqu'à proposer à l'analysant de s'identifier au moi du médecin comme à un bon moi, la méthode lacanienne vise à débusquer le moi de toutes les façons. Et l'analysant doit progressivement placer l'analyste dans la position de l'objet perdu de son désir. Autre renversement complet: ce dont l'analysant doit prendre conscience à travers l'analyse, ce n'est pas qu'il y a une bonne jouissance à laquelle il arrivera et qui est celle qu'évoque le terme de réussite. Il n'y a pas de bonne jouissance: quand on croit avoir ou être tout près d'atteindre l'objet, à ce moment-là on défaille, la jouissance est toujours en fuite. Là aussi le but même de la cure est différent.
Lacan, c'est aussi une langue et un style. Pourquoi notamment ce parti pris d'hermétisme?
F.W. Les torsions syntaxiques, les métaphores inattendues, les métonymies qui foutent le camp à perpétuité qu'on trouve dans l'écriture de Lacan, ce sont celles de l'inconscient. Je ne dirai pas qu'il a voulu imiter l'inconscient, ce serait grotesque. Mais il ne faut pas oublier que tous ses textes sont des textes d'enseignement. Cet enseignement était en grande partie fait pour acclimater les auditeurs à la langue de l'inconscient. Lacan a toujours été convaincu qu'il ne fallait pas que l'enseignement de l'analyse devienne quelque chose de transparent, de linéaire qui serait le contraire de la psychanalyse. Puisqu'il s'agit de parler de quelque chose qui a été perdu, qui s'exprime à travers les réseaux contradictoires de la langue et qui va à l'encontre de ce qu'il y a de complètement leurrant dans le moi, il faut se mettre en marge de tout ce qui ferait plaisir au moi. Or si l'on parle d'une manière transparente, le moi est tout content: le monde est solide, il n'y a pas de trou. D'où la nécessité qu'il a rencontrée d'utiliser également des figures géométriques de type aberrant, des constructions topologiques paradoxales, et cela parce qu'il avait affaire dans la structure du sujet à une structure paradoxale.
Et les jeux de mots, les calembours?
F.W. La première fois que j'ai vu Lacan, il nous avait parlé d'une malade qui passait son temps à tomber. Or il se trouvait que son père l'avait, c'est le cas de le dire, laissée tomber, et elle tombait parce qu'elle n'était pas soutenue: c'est comme cela que fonctionne l'inconscient. Dans le cas de cette femme qui n'avait absolument rien d'organique, il fallait trouver le signifiant auquel elle s'accrochait: on ne me soutient pas, je tombe. Il faut ajouter ici que Lacan, qui était très pessimiste, car il pensait que l'humanité retomberait toujours dans les mêmes ornières, était en même temps un homme très joyeux, ayant un grand goût de la vie et qui aimait s'amuser. Qu'il y ait aussi dans son enseignement beaucoup d'humour, c'est vrai et pourquoi pas? Lacan n'était à aucun titre un homme sinistre, il avait cet épanouissement qu'on a souvent quand on a un énorme savoir - il avait une culture prodigieuse - et que l'on se meut dans ce savoir avec jubilation. De plus, il ne faut pas non plus oublier que cette langue qui nous constitue est ou peut être l'objet d'une relation de désir: elle est un objet perdu, et comme tout objet perdu elle est un objet attirant.
L'écriture de Lacan s'est compliquée au fur et à mesure jusqu'à rendre de manière générale la lecture et la compréhension de ses textes extrêmement malaisées.
F.W. La complexité du discours de Lacan tient tout simplement au fait qu'il essaie de constituer une science du désir - c'est cela la psychanalyse - et que c'est une science extrêmement compliquée, car l'animal humain est un animal extrêmement compliqué. Donc, si vous voulez que l'étude du sujet humain soit simple, c'est que vous renoncez à en faire un savoir. Pourquoi de plus en plus complexe? Parce que, en essayant de refermer le système, il a rencontré des impasses qu'il n'a pas réussi à résoudre. C'était quelqu'un - et là aussi il mérite le plus grand respect - qui n'hésitait pas à dire: je n'y arrive pas. C'est tout le contraire de l'image que l'on veut donner d'un créateur de figures qui ne seraient que des figures, c'est quelqu'un qui a cheminé en recherche de savoir et qui, quand les choses résistaient, le disait! les illusions du moi