samedi 08 mars 2025
Internés dans un camp généralisé
« Je crois que le réseau deviendra un jour le grand magasin planétaire. L'endroit où les animaux sociaux que nous sommes vendront, négocieront, investiront, marchanderont, choisiront, débattront, flâneront, se rencontreront. » Voilà ce qu'espérait Bill Gates en 1995 : que l'humanité finisse intégralement connectée à ce « marché ultime » que devait devenir Internet 1 . Trois décennies plus tard, nous y sommes. Le « marché ultime » nous réduit à l'état de consommateurs pulsionnels rivés aux écrans, enfermés dans un cyberespace totalisant. Comment résister à cette « bourreaucratisation, technicisation, numérisation de notre société » et préserver notre condition humaine, fondée sur la parole, le « partage du registre symbolique » ? Joseph Rouzel, psychanalyste et ancien éducateur spécialisé, nous répond. Il a consacré le livre La Planète-Camp. Psychanalyse de l’extermination (L’Harmattan, 2023) à ce sujet.
Une citation en exergue ?
« Il faut entendre l'éthique, l'éthique du sujet, éthique de la rencontre entre sujets, comme une fidélité à ce qui un jour, dans la rencontre amoureuse, dans la création artistique, dans l'invention scientifique, dans le combat politique, dans la pratique pédagogique, nous a déstabilisés, mis hors de nous. Cette rencontre avec le réel d'une question est venue déchirer le voile des apparences tissées d'images et de mots qui nous servent de réalité, et dont la Machine du Camp assure la mise en scène des semblants. »
Joseph Rouzel, La Planète-camp. Psychanalyse de l'extermination , L'Harmattan, 2023.
Un beau matin, entre deux rêvasseries, m’a sauté aux yeux cette évidence : nous sommes dans un camp généralisé. Il est vrai que le « camp » est un marqueur de mon histoire. Je suis né et ai vécu jusqu’à l’âge de 8 ans dans un camp de nomades, mon père a passé quatre ans dans un stalag en Pologne et ma tante Jeanne Couplan, résistante, est partie en fumée au camp de Ravensbrück… Mais dans le Camp moderne, la Planète-Camp, plus de barbelés électrifiés, plus de miradors, plus de matons, plus de chiens de garde. L’informatique, l’IA et les algorithmes font l’affaire, en douceur. On demande même aux prisonniers, soit tous les habitants de la planète, de payer pour leur surveillance et de manifester leur contentement ( like !). Ça fait les choux gras de quelques-uns qui, possédant la richesse, assurent l’organisation du Camp en y impliquant tous ses ressortissants. Mais ils croient gouverner alors qu’ils ne sont qu’un des rouages de la Machine. L’auto-servitude volontaire est de mise. D’aucuns ont même incorporé les data du néo-pouvoir en se les faisant injecter sous la peau. Les progrès des sciences du vivant et des sciences numériques, débranchés d’un humanisme qui, peu ou prou, fait limite à l’ hubris de l’homme, nous mènent tout droit vers la chosification de l’humain par lui-même et ses contentions soft au sein du Camp.
Aujourd’hui, on a changé la donne : il faut jouir de la jouissance sans cesse relancée par les appareils de consommation. Ça fait de l’auto-allumage. Et nul n’y échappe. Chacun paie de sa poche pour sa propre extermination, en douceur ! Les réseaux dits « sociaux » sont autant de miradors de surveillance. Rabais sur les forfaits ! Il s’agit de réduire tous les habitants sur terre à l’état de choses du Marché. Non pour qu’ils en meurent, mais pour que, saturés, ils… en crèvent à petit feu, mais comblés. Croyant consommer, nous sommes… consumés !
Libre circulation des biens et des pulsions
« Dieu est mort », disait Nietzsche, et les dieux sont tombés sur la tête . Les idéaux religieux ou laïques ont chuté et ce qui les remplace, ce sont des modes de jouissance que les images et les slogans promeuvent, bombardés à longueur de temps sur toute la planète. « Vous en rêviez, X l’a fait. » Pas de pensée, mais des gimmicks publicitaires. Pas de connaissances, mais des accumulations de savoirs en miettes, de fausses nouvelles… diffusés et consommés à la va-vite par le biais desdits réseaux sociaux. (Elon Musk : « You are the media now. » ) Tous tictoqués ! D’aucuns s’y aliènent et s’assemblent avec leurs semblables. Combien d’amis ? Les diverses formes de communautarisme tiennent lieu d’idéal. Ça va des pêcheurs à la ligne aux trans en passant par les associations d’anciens buveurs et bien d’autres. Enfermement dans l’enfermement. « L’excitation des meutes humaine » , comme dit Emil Cioran, fonctionne à partir de ces agglutinements communautaires qui dressent les uns contre les autres. Ceux de la même « fratrie » s’identifient dans la même haine de la différence. Le monde est réparti en deux : les « mêmes » (ceux qui m’aiment, entend-on en sourdine) et les autres. Le bon objet de jouissance fait le lien et le mauvais objet le maintient par son exclusion. L’amour des uns se construit sur la haine des autres. Si Freud avait repéré finement dans Psychologie collective et analyse du moi comment la constitution des groupes humains opère à partir d’un point d’idéal, la chute massive des idéaux a laissé place à ce qui lie les membres d’un groupe par une jouissance comme-une sur fond de haine des autres. Les processus de ségrégation ont gagné tout le Camp. La haine y éclate à tous les niveaux. Deux piliers du capitalisme, le Divin marché, comme le nomme le philosophe Dany-Robert Dufour : le communautarisme grégaire et le tout à l’ego assaisonné au culte du narcissisme. Les deux faces de la même médaille.
C’est le neveu de Freud lui-même, Edward Bernays qui, fort des trouvailles de tonton, a développé la Propaganda (son ouvrage, sous-titré Comment manipuler l’opinion en démocratie , est paru aux États-Unis en 1928) qui permet au Marché de lancer des images et des scenarii qui mobilisent les pulsions inconscientes et branchent le désir du sujet sur les objets de consommation. Son premier fait d’armes consista à inciter les femmes à fumer, comme… les hommes. Mission accomplie ! Et depuis, les techniques de manipulation se sont affinées. Les nudges , outils de suggestion des comportements sociaux, arme redoutable des politiques publiques, ont fait florès pendant le Covid (confinement, autorisations de sortie…). Le spectacle (médias des masses), pour reprendre un terme de Guy Debord, est le bras armé du Marché dont l’impératif est clair : jouissez, c’est un ordre ! Le Marché prône une libre circulation des biens et des pulsions avec une accélération constante des échanges et décharges des flux d’énergie, financière et libidinale, à tel point que lorsqu’une question jaillit nous exigeons une réponse immédiate. Ainsi s’est développée une médecine d’urgence fondée sur les neurosciences : dites-moi docteur quel neurone est atteint et quelle molécule peut me soigner ! L’outil de base des psychiatres est aujourd’hui le DSM : à partir d’une mesure statistique des symptômes, on détermine des centaines d’items renvoyant aux molécules ad hoc . C’est ainsi que si vous avez un deuil, 15 jours de chagrin c’est normal, mais au-delà cela devient pathologique et il faut médiquer. Inutile de dire que derrière cette idéologie fumeuse, mais bien empaquetée par le scientisme dominant, ce sont les labos pharmaceutiques qui poussent à la roue et se frottent les mains. Y’a du fric à se faire sur la souffrance !
De plus, le Camp est irrigué par une langue particulière, vague Globish (1500 mots et une grammaire rudimentaire) truffé de chiffres, reprise de la novlangue révélée par George Orwell dans 1984 (« la guerre, c'est la paix », « le vrai, c’est le faux », cf. X, Facebook et C ie ). Elle se répand sur toute la planète, véhicule une idéologie utilitariste pour lutter contre « les mots maladroits » des humains et coloniser les corps et les esprits par un contrôle sémantique intériorisé.
Résister
Le Camp n’ayant pas d’extérieur, c’est à l’intérieur même de la barbarie qu’il faut frayer les chemins de résistance. Battre le rappel des trafiqueurs de formes, des rusés de la création, des bateleurs de mystères, des vagabonds de la pensée, des lutteurs de la décroissance...
Les éclats de subversion jaillissent en permanence, mais sont peu à peu absorbés par la machine marchande et spectaculaire, ou exclus du Marché. Ainsi du Rap et du Slam, ou encore de l’art contemporain réifié par le marché de l’art. La subversion termine dans le tiroir-caisse ! Cependant, comme il n’y a plus d’extérieur, cette exclusion trouve sa chance dans un regroupement possible des exclus et dans un combat incessant pour inventer du nouveau, hors marché. Il faut donc pour survivre dans le Camp, pour respirer, se lier aux autres et inventer, inventer sans cesse. Résister au discours totalitaire du Camp consiste à repérer pour chacun les passages, les brèches. La poésie, et toute autre forme de création, en passant par la psychanalyse ou l’expérience mystique ( L’Extase matérielle , de Le Clezio, écrit en 1967) qui battent en brèche les lois du divin Marché, sont bien souvent le fer de lance de la subversion. À partager…
« À tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide, mais le couvert reste mis » , écrit René Char dans Fureur et mystère . Souvenons-nous que pendant l’Occupation, le poète, sous le nom de Capitaine Alexandre, participe, les armes à la main, à la Résistance, « école de douleur et d’espérance » . Mais quel est l’ennemi, quel est l’envahisseur, quel est l’abuseur aujourd’hui et quelles sont nos armes ? Le combat de René Char et de ses camarades était clair et l’ennemi visible : le nazisme. Mais aujourd’hui l’ennemi est invisible, il est même tapi au cœur de chacun d’entre nous. Ce que nous nommons capitalisme ou néolibéralisme est une tentative folle, qui se répand sur toute la planète, de réduire tout ce qui existe à l’état de marchandise. Et pour cela le capitalisme instille dans les corps et les esprits l’idée que tout est permis, qu’il faut faire sauter la butée de l’impossible. Nous sommes tous pris par cette démesure (l’ hubris des Grecs anciens). Or, comme le chantait Bernard Lavilliers en 1984, si « Tout est permis, rien n’est possible » . La modernité a créé un monde (parfois immonde !) sans limite, toxique, qui détruit les relations humaines autant que la planète sur laquelle nous vivons. On le voit bien par exemple dans les métiers de l’humain qui essaient tant bien que mal de maintenir à bout de bras un lien social vivant : le sens se perd. Enseignants, soignants, travailleurs sociaux sont en difficulté et se heurtent à cette déliquescence. Les « ressources humaines » commencent à s’épuiser.
Homo homini lupus , l’homme est un loup pour l’homme. Alors à ce loup il faut lui limer les crocs, lui poser des limites, bref l’apprivoiser. « Qu'est-ce que signifie “ apprivoiser ” ? » , demande le petit prince au renard. « C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie “ créer des liens… ” . » Voilà le sens de toute rencontre, ce que justement le capitalisme tente à tout prix d’empêcher. Pierre Bourdieu, dans un article du Monde diplomatique en mars 1998, questionnait : « Qu’est-ce que le néolibéralisme ? Un programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur. » A contrario , cela nous indique la voie par laquelle on peut résister au rouleau compresseur de la destruction de l’humain dans la Planète-Camp : restaurer des collectifs, se rencontrer, se parler et inventer ensemble.
Jaillissement
« Il s’agit , dit le psychanalyste Pierre Bruno, de mettre le capitalisme hors de chacun de nous. » Qu’est ce qui alors fait résistance ? Non seulement parler, mais SE parler, car la parole tisse le lien social. La parole jaillissante comme lieu de création subjective et collective. La parole dans toutes ses ramifications, non seulement verbale. Dans la création artistique, la poésie, le combat politique, l’invention scientifique (qui n’a rien à voir avec le scientisme qui en dévoie l’essence), la rencontre amoureuse…
Je me souviens d’une belle rencontre avec le mathématicien Alexandre Grothendieck dans les années 1970. Se mettant en marge de la recherche, abandonnant ses prérogatives qui faisaient de lui un chercheur célèbre, il lança un mouvement de résistance, en ces temps de balbutiements de l’écologie politique, auquel je participais, avec la revue Survivre et vivre 2 . L’introduction du premier numéro vaut d’être citée, elle est plus que jamais d’actualité. La revue voulait « déplacer le centre de gravité de la recherche, du laboratoire vers les champs, les étangs, les ateliers, les chantiers, les lits des malades » . Son but était « la lutte pour la survie de l’espèce humaine, et même de la vie tout court, menacée par le déséquilibre écologique croissant causé par une utilisation indiscriminée de la science et de la technologie et par des mécanismes sociaux suicidaires, et menacée aussi par des conflits militaires liés à la prolifération des appareils militaires et des industries d’armement ».
Je terminerai par un petit poème que mon ami, le chanteur Morice Bénin, qui nous a quitté il y a quatre ans, a mis en chanson 3 .
Quand nous parlons ensemble de la beauté des choses
Le monde se glisse en nous comme une fleur éclose
Quand nous parlons ensemble de la beauté des choses
C’est une porte ouverte, un voyage vers le pôle.
Quand nous parlons ensemble de la beauté des choses
Le souffle qui nous pousse nous embrase comme un feu
Quand nous parlons ensemble…
Joseph Rouzel
1 Bill Gates, La Route du futur , Robert Laffont, 1995.
2 Voir : Survivre et vivre: Critique de la science, naissance de l'écologie , L'échappée, 2014. Sur Alexandre Grothendieck (et quelques autres), Joseph Rouzel a écrit le livre La folie créatrice (Érès éditions, 2016).
3 La chanson, « Quand nous parlons ensemble », a été enregistrée et figure sur le disque Arpenteurs , Morice Benin chante Joseph Rouzel. Cet album est épuisé, mais peut être écouté sur Internet.