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Handicap : accompagnement sexuel et prostitution.

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Joseph Rouzel

dimanche 22 mars 2009

Handicap : accompagnement sexuel et prostitution.

(Cet article est paru, remanié dans le n° 160 de Prostitution et société, la revue trimestrielle du Nid, dans un dossier coordonné par Claudine Lagardinié www.mouvementdunid.org/ www.prostitution.info .

EN QUELQUES MOTS

Marcel Nuss, polyhandicapé, a rédigé un rapport (adressé au ministère de la solidarité) demandant la création en France, sur le modèle néerlandais, d’un accompagnement sexuel pour les « autrement capables », c’est-à-dire les grands handicapés n’ayant pas l’usage de leurs membres supérieurs, et si j’ai bien compris, les handicapés mentaux.
Il invoque « une question de droit, de citoyenneté et d’humanité ».
Le « service » est présenté sous un jour assez neutre (du point de vue du genre) même si l’on sait que dans les pays où il existe, il revient essentiellement à des femmes.
On nous explique que ces personnes seront triées sur le volet, spécialement formées, volontaires (et supervisées) et qu’elles seront attentives, à l’écoute, pleines d’humanité, donc qu’il ne s’agira pas de prostitution. Mais cette « écoute » pourra s’accompagner de gestes de masturbation, voire d’autres actes sexuels selon le libre arbitre de chacun…
Marcel Nuss dit souhaiter que les personnes chargées de cet « accompagnement » soient plutôt issues, non de la prostitution, mais des métiers médicaux et paramédicaux.
Les associations qui réclament l’instauration de ce « service » appellent à une révision des textes qui régissent la prostitution de façon à ne pas tomber pour proxénétisme.
Un colloque a eu lieu au Parlement Européen, à Strasbourg, en avril 2007, sur ce thème.
Nul n’a osé formuler la moindre réticence, la moindre opposition.

QUESTIONS à Joseph Rouzel, psychanalyste

LE DROIT A LA SEXUALITÉ
En tant que psychanalyste, que pensez-vous du « droit à la sexualité » invoqué pour exiger la création de services « d’accompagnement sexuel » pour les grands handicapés ? Existe-t-il un « droit à la sexualité » ? (époque du « droit à » -droit à mourir, etc… ?)

On voit proliférer les droits (sans que ne soient jamais évoqués les devoirs d’ailleurs) à tout et n’importe quoi. Comme si les droits n’étaient pas balisés par des valeurs, une éthique, des principes. Notamment les valeurs républicaines de liberté d’égalité et de fraternité. Il serait temps de s’en souvenir. Le principe éthique énoncé par Emmanuel Kant qui exclue de la marchandisation ce qu’il nomme « la dignité » humaine, ce qui exclue la marchandisation du corps n’est, me semble-t-il, pas dépassé. Le droit à une sexualité ainsi posé n’est donc pas soutenable en tant que tel. Ce n’est qu’un article de plus qui fait du sexe un mode de consommation comme un autre. C’est de plus confondre allègrement génitalité et sexualité. Ce qui ne signifie pas, bien évidemment, qu’il n’y a pas à prendre en compte les désirs des malades, des handicapés etc mais s’il s’agit de les accompagner ce n’est certes pas dans un geste d’appui à la consommation qui réduit l’acte sexuel à une pure marchandise. En termes de droits il existe un respect de l’intimité; ce qui n’est pas le droit d’y faire n’importe quoi.
Quid du « besoin sexuel » invoqué ?
En quoi ce « service » pourra-t-il être une réponse réelle à… une souffrance, un besoin, un désir ? Et la dimension affective et relationnelle ?
L’être dit « humain » n’est pas un être de besoin, mais un être de désir. C’est là son drame ; c’est là aussi sa richesse. Le désir signifie qu’il n’y a pas de satisfaction possible, quel qu’en soit l’objet, ça ne fait jamais l’affaire. D’où l’énoncé célèbre de Jacques Lacan : « il n’y a pas de rapport sexuel », ce qui ne signifie pas que l’on n’ait pas de relation sexuelles, mais que les dites relations n’aboutissent jamais à la satisfaction. Le désir est sans objet et nous constitue comme manquants. L’accompagnement dans le travail social ou thérapeutique vise à soutenir chacun dans l’épreuve de cette incomplétude, afin de découvrir le désir comme force de création, de lien social, et d’inventer des formes des sublimation socialement acceptables.
Un « service » payant qui comportera une dimension sexuelle peut-il être autre chose que de la prostitution ?
Je ne vois pas la différence.

LA PROSTITUTION

Quelle est votre position dans le débat actuel sur la prostitution ?
« Métier » à légaliser ou violence et exploitation à combattre ?

Le débat actuel est une véritable hypocrisie. Dans le même temps l’Etat interdit la prostitution, la refoule dans des zones de dangerosité et d’exclusion; et lève … l’impôt sur les bénéfices des prostitués. C’est un problème de société plus vaste. Pourquoi un tel refoulement dans le domaine sexuel ? Pourquoi les hommes ne sont-ils plus capables de sublimation du côté de l’art, de l’érotisme, de la création, du jeu, du vivre ensemble, autant de domaines où la sexualité, alimentée par cette énergie vitale que Freud nommait Libido, peut trouver à s’exprimer, plutôt que « sexe-primer ». Pourquoi ? Parce que nous avons mis sur pied la mondialisation d’un système néolibéral, où tout est marchandise et tout est spectacle, pour reprendre une formule des situationnistes. Le citoyen a été réduit à l’état de pur consommateur. Et ce qui échappait jusque là au trafic, à savoir la marchandisation des corps, des organes, du vivant etc en fait aujourd’hui partie. C’est à une véritable révolution éthique que nous somme appelés aujourd’hui. Nous avons fait comme s’il n’y avait aucune limite à la jouissance, que ce soit des objets ou du corps d’autrui. Or cette limite, chassée par la porte, nous revient de façon dramatique par la fenêtre, que ce soit dans les désordres écologiques que nous avons engendrés, ou la destruction des collectifs humains, jusqu’à cette forme généralisée de mise à l’étalage, comme viande de boucherie des corps de femmes, d’hommes, d’enfants que nous voyons proliférer. Allons-nous poursuivre cette destruction du fait humain ? Faute de cette prise de conscience les « trumains » risquent fort de disparaître de la planète. Donc le débat sur la prostitution est à envisager à nouveau frais à l’aune de cette nouvelle donne : le neoliberalisme.

L’ETHIQUE

Le respect d’une éthique fait que les soignant-e-s ne se livrent pas à des gestes ambigus.
Pourquoi les accompagnant-e-s sexuel-le-s pourraient-ils/elles franchir cette limite ?

Les intentions des soignants, des accompagnants sociaux risquent toujours ce que vous nommez ambiguïté. Nous sommes humains et parfois trop humains. Il s’agit donc en permanence d’assainir, si j’ose dire, le désir inconscient des intervenants. Désir qui n’est jamais pur. Encore faut-il pour cela disposer d’espaces où, dans la parole, les intervenants sociaux puissent éclairer leur position subjective dans la relation aux usagers : supervision, régulation d’équipe etc Avant de se lancer dans quelque action que ce soit, surtout de ce type-là, qui concernerait en quelque sorte la « gestion » de la sexualité d’autrui, alors que devant cette question, comme devant la mort, chacun d’entre nous,y est seul, il convient que les professionnels de l’aide sociale se demandent ce qu’ils leur veulent à ces gens-là, qu’est ce que c’est que ce bien qu’ils envisagent pour eux, à leur place etc

Autrement formulé : un acte érotique ou sexuel peut-il constituer un emploi de service ?
Peut-il s’agir d’une nouvelle dimension des métiers paramédicaux ?

Jamais de la vie. L’acte sexuel relève de la vie privée et non professionnelle. Comment d’ailleurs protègerait-on les usagers de la manipulation des professionnels s’ils ne s’astreignaient eux-mêmes à une limite que leur place leur impose. Il en est autrement de l’érotisme qui est au fondement du lien social. Il trouve ses modes d’expression dans une sexualité assumée sous des formes socialement permises et valorisées. Mais en aucun cas ce qui relèverait d’un passage à l’acte chez le professionnel ne peut être cautionné. Le dieu Eros est facteur de cohésion sociale, comme le dieu Thanatos est facteur de destruction. Nous écoutons sans doute un peu trop celui-ci de nos jours.

Y a-t-il une barrière à poser, et où ?
(une barrière éthique, si toutefois ce terme a encore un sens)

La barrière est posée du coté de la sexualité qui obéit à une régulation sociale, ce qu’on nommait dans le temps : les bonnes mœurs. Il s’agit de s’y tenir autant pour les intervenants sociaux que pour les usagers.

LES RISQUES

Y a-t-il des risques pour les personnes concernées ? (pour handicapés et accompagnan-t-e-s)

Les risques sont toujours du côté du dérapage, du sans limite, d’une jouissance débridée qui ne trouverait aucun point de butée dans le champ social. Et ce d’autant moins qu’on en viendrait à légiférer sur ce qui justement échappe à la loi. C’est une modalité de perversion qui se répand comme traînée de poudre aujourd’hui : je sais bien qu’on ne peut pas légiférer sur la sexualité, mais quand même… Ce n’est pas la sexualité qui est interdite comme le disent certains, et heureusement, ce sont certaines manifestations de la sexualité. Autrement dit légiférer ne ferait qu’exacerber les choses : la consommation sexuelle j’y ai droit, vont réclamer alors les usagers. Et si vous ne satisfaites pas mes besoins, vous faites mal votre boulot etc.

Y a-t-il des dommages possibles dans le fait d’avoir des pratiques sexuelles sans désir, sans plaisir, par seul « dévouement » ou contrainte financière ?

Les dommages, outre ceux qui relèvent du mépris fait à ceux qui s’y livrent, sont ensuite collatéraux. Sur le plan social : la prolifération néolibérale de la marchandisation généralisée, l’aliénation sociale que cela entraîne ; et sur le plan subjectif une excitation telle de la pulsion que les sujets, pris dans l’illusion d’une satisfaction possible mais sans cesse reculée, se trouvent de plus en plus malheureux, et violents : ils en veulent à tout le monde que « ça » ne marche pas !

Sur les questions qui suivent, je pense avoir déjà apporté des éléments de réponse. Je suis absolument contre la création de ce genre de services qui rabaissent un peu plus l’humain à un niveau de simple consommateur, un être de besoin etc. Cette démarche renverserait le travail social dans le champ de la marchandisation. Autrement dit je ne vois pas bien en quoi la création de telles structures se distinguerait d’un bordel. L’argument de « safe sex » avancé ne fait qu’en recouvrir l’infamie. La psychanalyse peut nous ouvrir les yeux dans le sens d’une éthique renouvelée qui exige de faire un pas de côté et de retrouver ce qu’être humain veut dire. Le paradoxe est que plus on prétend libérer la sexualité dans le sens que vous évoquez plus le refoulement est fort et plus le malheur est grand. Un homme, fait dire Camus à un de ses personnages, dans Le dernier homme, œuvre qu’il a laissée inachevée, un homme « ça s’empêche ». C’est bien plutôt cet empêchement qu’il faut viser plutôt qu’une prétendue libération des mœurs qui mène au pire.
Si nul n’a osé proférer la moindre objection ou réticence à Strasbourg, voici les miennes.
Qui seront les personnes qui « consentiront » à ces« emplois » d’accompagnantes sexuelles ?
Risques pour la société dans son ensemble ?

LA LOI

La demande de création de ce « service » s’accompagne d’une exigence : une révision des textes qui régissent la prostitution. Peut-on s’engager dans cette voie ?

L’AIR DU TEMPS

L’émergence de cette demande est-elle seulement la fin d’un tabou ou a-t-elle à voir avec une société obsédée par le sexe et consommatrice de pornographie ? Cette demande n’est-elle pas aussi un peu « fabriquée » par les valides (une forme de culpabilité de leur part ?)

LES VIOLENCES

Pourquoi un tel bruit autour des « besoins sexuels » masculins et un tel silence autour des violences subies par les personnes handicapées et notamment les femmes ?

Joseph ROUZEL, psychanalyste, directeur de l’Institut Européen Psychanalyse et Travail Social

rouzel@psychasoc.com

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Commentaires

Projet de recherche sur la sexualité et le handicap

Bonjour,

En lien avec cet article, voici le site d'un projet de recherche sur le handicap et la sexualité en institution (projet SEXHI), qui a besoin de la participation du plus de personnes possibles.
http://sexhi.nancy-universite.fr/
Le site permet d'envoyer des documents ou témoignages aux membres du projet, de consulter une bibliographie dédiée aux différentes problématiques (en construction).

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