vendredi 31 décembre 2004
Deux modèles se sont succédés dans la formation des Educateurs Spécialisés et des Moniteurs-Educateurs et par voie de conséquence, des Aides Médico Psychologiques et des Educateurs Techniques Spécialisés. L’un empirique ; l’autre industriel. Je les ai connus tous le deux. Pendant des années, l’angle d’attaque de la transmission du métier d’éducateur a reposé sur un présupposé. A savoir qu’il suffirait de s’être coltiné le métier sur le terrain, comme on dit, et suffisamment longtemps, pour être capable (et digne !) d’en assurer la formation. Résultat des courses : une défaillance, voire une carence de formalisation. Quelques bons sentiments, des postures exemplaires caricaturales, des singeries. Une érection du formateur en modèle à copier. Il ne suffit pas en effet de dire à un plus jeune qui entre dans le métier : fais comme je fais (ou j’ai fait) pour que ça (se) passe. Cette période a produit une série de textes forgés de bons sentiments, porteurs de chartes humanistes et bien pensantes, monuments autoérigés à la gloire des pionniers de l’éducation spéciale, catalogues de « faut qu’on » et de « y a qu’a ». Les coulisses de l’histoire et les archives nous donnent à voir des positions suffisamment rassises pour qu’on évite de verser dans la nostalgie du « c’était mieux avant ». Pas si sur.
D’où le coup de barre donné par la Réforme de 90 qui inscrit en toutes lettres le formateur à une double enseigne, non seulement de l’expérience professionnelle (5 ans minimum), mais du savoir universitaire (DSTS, Maîtrise ou équivalent). Malheureusement ce coup de barre, justifié du coté de la mise en œuvre des savoirs, de l’acquisition de méthodologies de recherche et globalement de l’épistémologie (la commode qui sert à ranger les savoirs dans des tiroirs et les règles du jeu pour s’en servir) a profondément déséquilibré les espaces de formation à la recherche permanente d’un va-et-vient (dit alternance) entre pratique et théorisation de la pratique, accompagnée d’une pratique de la théorie. Ce mouvement s’est enrayé avec des procédures, où le management, l’organisation, le modulage (ça existe ?), le formatage des formations et de leur évaluation ont pris le pas à partir de modèles issus de l’industrie. Résultat: l’accent est mis lourdement sur l’acquisition des savoirs savants et le contrôle des connaissances. On assiste à une perte de sens dans la construction des savoir-faire. L’espace de la formation se trouve envahi par les cours magistraux assurés par des experts qui répondent au découpage de savoirs en miettes. Comment absorber en si peu de temps les règles de pensée dans des domaines aussi disparates que l’économie, le droit, la psychologie, la sociologie, la pédagogie etc. ? Cette approche des savoirs, indispensables par ailleurs à la construction d’une position professionnelle, à se délier de la pratique produisent des fantômes de connaissances. On entre dans la virtualisation pure. Combien de mémoires de fin de formation témoignent ainsi de cette incapacité à penser la pratique et produisent des empilements de bribes de savoirs savants totalement exilés d’un quelconque savoir-faire ?
Dans cette deuxième période les formateurs sont relégués à l’organisation : ils coachent des pools de vacataires, passent des heures à produire de l’ingénierie, à travers des plannings, des recherches incessantes de locaux, des fabrications de programmes et de modules, des montages qui n’ont de transversalité que le nom, alors qu’ils s’agit d’entassements de savoirs, d’experts… et d’étudiants en amphi. Les lieux où peuvent s’articuler, se formaliser, se mettre en forme ( au sens de la gestaltung allemande) la pratique, les laboratoires où la personne en formation confronte théorisation de la pratique et pratique de la théorie, ces lieux bien nommés il n’y a pas si longtemps d’analyse de la pratique, ces lieux de « bricolage » comme je les ai désignés dans mes ouvrages, se réduisent comme peau de chagrin. L’introduction à la psychopédagogie ne se justifie plus que comme préparation à une des épreuves de l’examen. On a produit en un peu plus de 10 ans une génération d’éducateurs aux gants blancs, qui attendent dans leur bureau « la demande » des usagers qu’ils traitent comme des dossiers, en difficulté quant il s’agit de proposer des espaces de médiation vivants, imperméables à ce qui dans la rencontre se joue ailleurs, hors maîtrise, démunis d’outils politiques de positionnement dans l’institution (repérage des places et des pouvoirs, contre-pouvoirs, stratégies collectives de changement, rapports de force…), aliénés à l’application aveugles des textes. Certains rêvent de ne pas se salir les mains : ils se voient en contre-maîtres d’équipes d’AMP…
Les formateurs - certains d’ailleurs ont abandonné cette dénomination jugée vieillotte au profit d’« ingénieurs de formation », comme les personnes en formation sont aujourd’hui nommées «étudiants », tous « unis vers Cythère » ! - sont submergés par les taches organisationnelles. La notion d’équipe en formation ( comme sur le terrain), avec la riche équivoque qui s’attache à l’expression, s’effiloche au profit d’une logique de responsables d’UF (unité de formatage !) comme il y a à la fac des responsables d’UV. Le modèle universitaire domine. Je ne fais pas ici une critique imbécile de l’Université dont c’est la fonction première que de transmettre des connaissances, tâche dont elle s’acquitte plutôt bien en France, mais de la singerie qui à fait lui emboîter le pas aux centres de formation de travailleurs sociaux. Transmettre un métier, c‘est une autre paire de manches que de transmettre des connaissances. Cet éparpillement des collectifs de formateurs suit de près la mode des modules : éclatement sans fin de savoirs savants que les formés (formatés ?) ne savent plus associer à leur pratique pour en construire le sens. Du savoir il y en a à la pelle à ne plus savoir qu’en faire ! On peut dès maintenant mesurer sur le terrain ce que produit une telle formation. Je le résumerai par une remarque cinglante que m’a adressée une directrice d’établissement lors d’une visite de stage : vous fabriquez des moutons ! C’est pour cela que j’ai démissionné de mon poste de formateur en IRTS, pour ouvrir un institut de formation aux dimensions très artisanales. Je me réfère plus, dans mon travail qui vise la transmission d’un métier, aux compagnons du Tour de France, où de plus anciens tentent de se faire les passeurs de « tours de main » et de la philosophie qui les accompagne, qu’à une quelconque ingénierie qui n’est que le masque d’une technocratie et d’une industrialisation de ces métiers éducatifs qui visent la fabrication de l’humain. Car fabriquer de l’humain, comme l’affirmait Fernand Deligny, un de nos grands aînés, un mois avant de mourir, à un journaliste de L’Humanité : « c’est autrement plus difficile que de monter une expédition au pôle Nord en chiens de traîneaux ».
Finalement dans un cas, comme dans l’autre, on ne peut que constater un défaut, voire une carence de formalisation de l’acte éducatif. Passé l’examen, on n’écrit plus. Est-ce qu’on pense encore ? Et les concepts, dont l’examen ne sert qu’à valider le degré d’absorption, sont jetés aux orties. Comment en sommes nous arrivés-là ? Peut-on redresser la barre ? Est-ce qu’entre ces deux extrêmes, l’empirique qui fait mais ne dit rien, le technocrate qui dit mais ne fait plus rien, entre celui qui s’agite et celui qui parlote, entre la tête et les jambes, il y aurait peut-être une voie moyenne à inventer. Entre Charybde et Scylla la marge de manœuvre est étroite. Il s’agirait de soutenir et la position artisanale de nos aînés sans verser dans l’imposition des modèles de bonne conduite et tenir l’exigence de rigueur de l’organisation sans verser dans la technocratie. Faute de ce retournement délicat, où la question du sens est au cœur de l’action, le travail dit « social » risque de basculer dans une série de mesures orthopédiques de redressement des populations les plus démunies. Autrement dit dans ce débat à ouvrir et réouvrir sans cesse, la question politique n’est jamais très loin. Elle se résume à cette invitation lancée à la cantonade par un de nos maîtres, François Tosquelles 2 : « et toi qu’est-ce que tu fous là ? ». La filière de formation est à prendre en charge par l’ensemble des acteurs de l’éducation spéciale : élus du peuple, usagers, administrations, personnes en formation, formateurs en centre de formation mais aussi formateurs de terrain. Avec une question sous-jacente jamais posée quant à ces derniers: où sont-ils et comment sont-ils formés ceux qui occupent de façon spécifique cette position de transmission du métier ? C’est ce que j’aimerai mettre en débat par ce texte aux accents, je le reconnais, un peu outrés. Mais il faut parfois frapper fort pour se faire entendre.
1 Un ouvrage vient de paraître sous la direction de deux formateurs, Pierre Le Roy, de Bordeaux et Thierry Goguel d’Allondans, de Strasbourg, Séductions et écueils du travail social , Edition Téraèdre. qui reprend largement cette argumentation. L’ouvrage réunit les exposés et discussions de l’Université d’été qui s’est tenue à Soulac-sur-mer en 2002.
2 Voir François Tosquelles, Cours aux éducateurs , ouvrage devenu introuvable et que j’ai republié aux Editions du Champ Social en 2004.