mardi 13 juillet 2004
« En définitive ce n’est pas la poésie qui doit être libre, c’est le poète »
Robert Desnos
C’était hier et c’est demain… « Pourquoi des poètes dans un monde en détresse? » demande Holderlin. Le poème en sait plus que le poète et le texte participe du refus.
« Si donc un homme en apparence capable par son habileté de prendre toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre ville pour s’y introduire lui et ses poèmes, nous le saluerons bien bas, comme un être sacré, étonnant, agréable, mais nous lui dirons qu’il n’y a point d’homme comme lui dans notre cité et qu’il ne peut y en avoir ». Platon La République
L’époque est drôle, non seulement parce que Dieu est mort, mais encore parce que les mortels connaissent à peine leur être mortel, telle est l’entreprise Nietzchéenne. A la raison raisonnante de Platon, Nietzche ira à l’encontre, affirmant le nihilisme et la croyance en l’homme.
« Il faut encore avoir du chaos en soi pour pouvoir enfanter une étoile qui danse ».
Alors à quoi bon des poètes ?
Pour parler d’exil justement…
Pour parler de l’histoire individuelle mais aussi collective. Est-ce que la poésie doit changer la vie ?
La poésie doit-elle bouleverser le social ?
Elle s’intègre dans un monde qui prétend être celui de l’ordre et qui n’en est que la négation. Il y a cette déclaration de guerre sociale face au néo-libéralisme qui engendre des pouvoirs multiples, qui fait que les individus s’automutilent, exercent mutuellement des oppressions et ne parviennent pas à vivre leur vie, survient par là « un malaise dans la civilisation ».
Dans une toile Gauguin avait résumé cela : « D’ou venons nous ? ou allons nous ? Que faisons nous ? »
La poésie moyen d’expression ?
Non activité de l’esprit…
La poésie est une discipline éminemment politique. Une tentative de créer un monde un peu plus harmonieux, un peu plus acceptable. Un monde dans lequel on aurait un peu moins la nausée. Un monde ou les journaux ne sentiraient pas la mort comme un dictionnaire de rimes. Il est bon de rappeler à l’homme de se battre au nom de cette étincelle qui brûle en lui et qui est la marque de sa noblesse.
Je pense donc à tous ces poètes qui ont la mer au fond des yeux. Ce merveilleux océan qui nous fait entendre la rumeur même des origines, la rumeur du monde, moi qui suis un homme de la montagne et de la caillasse, de la terre brûlée, cette mer m’obsède, elle est une mutation, elle est la désaliénation de l’homme.
Océan – Mer
Mer divine, Dis moi
L’Enigme de l’abîme
Cette douceur ou l’on s’abîme
L’unité du soleil et de l’océan
L’âme de fond dans ses blancs remords
Quand je débarque vers mes îlots de solitude
Navire flottant vers des gouffres d’or
Une toile peinte dans la transparence
De ma multitude
Je me souviens de ce vieil Espagnol, il me racontait l’Espagne et les groupes auto-gestionnaires, il avait quatre vingt ans. Pourquoi m’avait il fait le dépositaire d’une histoire qu’il avait tue et qui l’avait eu ? Depuis si longtemps ?
Cette révolution « apolitique » ou le colonel Franco répondit par un putsch. Lorsque les autorités s’aperçurent qu’elle n’existait pas.
Tu peux pas savoir, me disait-il. L’Etat, la police, l’armée, l’administration, semblaient avoir perdu leur raison d’être. Ca avait vrillé une nuit, on l’avait obligé à creuser des tombes pour enterrer ses copains, il avait réussi à s’enfuir dans la nuit emportant dans ses poches un peu de la terre des hommes. Les mots bien des années après s’enflammaient dans sa bouche, ils sortaient par paquets, des fleurs noires et rouges qui montaient d’Espagne, brûlantes comme des larmes. Il est mort aujourd’hui, je tenais à lui rendre hommage, lui était musicien, joueur de sax, passionné de jazz.
Le peintre, il s’appelait Pablo, Guernica sous Franco.
Poésie de l’exil, exil de la poésie.
Franco ce n’est pas le poète, c’est sa rature.
Guernica, c’était une petite ville de Biscaye, capitale traditionnelle du pays basque. La ville, le 26 avril 1937, portait le symbole des traditions et des libertés basques. Les avions allemands au service de Franco bombardèrent Guernica durant trois heures et demi, par escadrilles, se relevant tour à tour. La ville fut entièrement incendiée et rasée. Il y eut deux mille morts, tous des civils.
Ecoutons Eluard :
« Visages bons au feu, visages bons au froid
Aux refus à la nuit, aux injures, aux coups
Visages bons à tout
Voici le vide qui vous fixe
Pauvres visages sacrifiés
Votre mort va servir d’exemple »
C’est loin l’Espagne : à côté de chez nous…
Le peintre sous le ciel de Guernica est revenu tête blanche, tête nue, il inscrivit plus tard la trace de son pinceau, une colombe…
Il en va toujours de même le poète, l’écrivain, servent de sémaphore et de métaphore par rapport à l’histoire.
Dans toute dictature, il s’agit de contrôler et diriger la presse et l’édition, de brûler les livres, d’interner « les suspects » dans des cliniques et des hôpitaux psychiatriques, rendre fou, emprisonner et déporter, anéantir, abolir enfin les droits de l’homme, telle est la fin contre laquelle viendront buter tous les régimes totalitaires.
Il y a heureusement des hommes qui luttent pour des valeurs de justice et de vérité. Il est des hommes qui ne se contentent pas de fonctionner mais qui épousent les cris de la vie, qui relèvent une humanité déchue.
Pour décrire ce que vivent les éducateurs, il n’y a peut-être que la littérature et la poésie écrit mon ami Jean-François Gomez.
C’est sûrement pour cela que dans mon programme de formation à l’Ecole d’éducateurs des CEMEA à Toulouse, j’avais inscrit une semaine d’atelier d’écriture.
Je repense à cette phrase de Gramsci : « Je suis un pessimiste de l’intelligence et un optimiste de la volonté », phrase d’espérance devant la bêtise de la répression armée.
Je me souviens de cet homme et de cette photo qui porte le symbole de la liberté.
Un homme seul debout devant un char, place Tien an men, mais si le fusil, le char, peuvent tuer un homme, il n’est pas en leur pouvoir de lui ôter sa dignité.
« Ecrire c’est bondir hors du rang des meurtriers » écrivait Kafka.
Voici Aveu, poème recueilli place Tien an men, le 24 mai 1989 :
« Je ne veux pas ressembler à mon père
Tenir mon bol ébréché en offrande
M’agenouiller pieusement sur le sol
Et supplier le ciel que rien ne change
Je ne veux pas ressembler à ma mère
Avoir une vie de misère
Pleurer toutes les larmes de mon corps
Et espérer voir ma sueur fertiliser le sol
Moi, je prendrais du bois vert
Et fermement, sans faiblesse, je les travaillerai
Je les façonnerai à l’image de mes espoirs
Depuis que je sais lire et déchiffrer le ciel
Je ne croix plus à l’existence des Dieux
On devrait parler de l’exil aux éducateurs, leur raconter le massacre des indiens, des tziganes, des milliers de malades mentaux exterminés lors de la dernière guerre. Leur dire que le génocide s’inscrit dans la chair et non dans le verbe, il faut plusieurs générations pour faire un psychotique. Leur parler de la Shoa. Leur montrer l’homme dans sa noblesse et dans les plus sombres recoins de sa bassesse. Leur dire que chaque fois que s’exprime la pulsion de mort sur la terre des hommes, se réveille aussi une immense pulsion de vie. L’Eros et le Tanatos, l’institué et l’instituant, c’est peut-être ça le poète qui porte en lui l’amour et la mort dans un lien d’intimité.
On devrait prendre des analyseurs historiques.
Le poids du religieux dans notre profession qui fait parfois retour quand nous faisons d’un enfant, un enfant symptôme, un enfant bouc émissaire qui porte le poids de la faute et la culpabilité du groupe. Tous ces enfants inéducables, invivables, insoignables, ces enfants qui ne peuvent articuler le je et le nous, ces enfants qui nous permettent de faire l’économie d’un travail d’élaboration parce que l’établissement disfonctionne, et que à cet endroit là, personne ne veut ou ne peut y regarder.
Ces enfants disparus en Argentine, ni morts, ni vivants, mais présence absence qui provoque des bouleversements irréversibles dans les liens maternels et sociaux. Le mouvement des mères folles de la place de Mai, avec leurs foulards blancs, leurs rondes obsessionnelles, avec leurs jeudis de la mémoire, cherchant à la fois leurs fils disparus et le châtiment de ceux qui les ont fait disparaître. Ces mères symbolisent le refus de l’oubli, de la peur, de la résignation. Elles sont la contre institution de la répression armée, elles sont un analyseur historique, l’institution de la maternité. Elles sont les mères de la vie.
Je laisse la parole à l’un des disparus, un jeune poète anonyme qui a écrit ceci avant d’être fusillé :
« Ne me demandez pas qui je suis, ni si vous m’avez connu
Les rêves qui j’avais aimés croîtront bien que je n’y sois pas
Je ne vis plus mais je suis dans ce que je rêvais jadis
Ne me rappelez pas mon âge, car je porte les années de tous
J’ai choisi, entre bien des manières, d’être plus vieux que mon âge
Mes mains sont celles qui vont vivant dans d’autres mains
Ma voix est celle qui clame
Mon rêve celui qui reste entier
Et sachez que je ne mourrais
Que si vous venez à céder »
Poème anonyme recueilli dans le journal des Mères de la place de Mai, N° 10, septembre 1985 1
« Ne croyez pas les historiens lorsqu’ils racontent l’épopée conquérante du genre humain, avançant irrésistiblement sur la route du progrès ou de la découverte, non les groupes humains d’abord expulsent. Les faibles, les pauvres, les misérables, se trouvent rejetés en des lieux sans terre, sans ressource. » Michel Serres
La banlieue, éthymologiquement, la mise au banc. Il était une fois à Montauban, dans ce non lieu dit du Refuge, un endroit lorsque les mots ne sont plus rien et qu’on tente de leur donner une impulsion poétique.
En présence proche, j’avais écrit ce qui suit :
Parallèle
Je suis celui qui vit en face
D’une cité en parallèle
D’une vie en face
En parallèle
Je suis celui qui de n’avoir droit de cité
A le droit d’être cité
Dans un journal en parallèle
J’abrite la musique des insoumis
Je roule vers un idéal sans le bien ni le mal
Sur un rayon de lune, les nuits de pleine plume
En parallèle
La poésie comme un chagrin discret
Comme le chiffre de ma destinée
Qui étoile la fin de l’exil
En parallèle
Le moment ou je m’efface laissant place à une blessure
Qui en sait plus que moi même
En parallèle
« Si la poésie ne vous aide pas à vivre, faites autre chose. Je la tiens essentielle à l’homme autant que les battements de son cœur ». Pierre Seghers 2
J’entends les paroles de givre… à l’orée de l’hiver, quand note bien mal apprise s’en revient se noyer la mer…
Par la paroles de vie, la parole initiale, par la note de cristal, celle du silence par l’automne malade de tant de cicatrices, je regarde dans l’espace vacant.
Il pleut,
sur le soleil vermeil, sur ma vie en suspens, que c’est triste et joli la pluie, c’est du chagrin qui se dépose, c’est un bateau qui s’est perdu, c’est un enfant qui ne sait plus.
Il pleut,
sur la vie qui fuit et me poursuit, la vie c’est le tic tac insolent de la montre, mais c’est pire que tout, car c’est la loi du nombre.
Il pleut,
sur mes mots, il pleut sur le divin, quand mes mots vont en vain dans un écrit vain, dénonçant les bassesses et la médiocrité. L’écriture de la pluie, c’est cet accouchement toujours recommencé.
Il pleut,
Dieu crache sur le religieux et sur la politique lui sait qu’elle ne passe que par l’utopique. J’entend les mots de la musique que compose la pluie, le swing et la rythmique d’un blues pour la pluie.
Il pleut,
et cette immense douleur sont les mots que je crie, il pleut sur l’océan, la mer habite au ciel. Le ciel est dans la mer, il pleut sur les talibans, Israël, Algérie, Asphyxie… Il pleut des boulets de fer, des canons de sang, des rivières de larmes…
Il pleut,
pour cet enfant au milieu de la guerre et qui comme naguère en restant un enfant, saute dans les flaques et puis rit d’innocence au milieu de l’enfer.
Il pleut,
devant le pire avant qu’il fasse rire. Il pleut pour cet homme au regard blessé qui épluche serein les fruits de son passé.
Il pleut,
pour l’araignée qui a tissé la nuit, l’amour cosmique et infini dans la toile du ciel elle brode des étoiles de mots.
Il pleut,
pour le vieillard sur son lit d’hôpital et qui de son vieil art a dépassé son mal. Il pleut sur le mendiant qui sait qu’il a une âme. Il pleut sur les sans papiers, les sans abris, qu’il vienne, qu’il vienne, le temps ou les laissés pour compte règlent leur compte.
Il pleut,
sur la rose, cette fleur de corail qui s’est mise à pleurer. Il pleut sur l’Amérique pour la vie d’entre deux d’un pays sans mémoire. Il pleut sur la terre aux fleurs coupées qu’il faudra replanter, il pleut dans mon cœur et l’ange se rappelle de ce pays perdu ou les hommes étaient frères.
Il pleut,
et le méchant pouvoir ne peut rien sur certains hommes… qui ont le rire dans la tête pour eux et pour leurs frères. Je vois le vert des arbres et des feuillus, le fond vert de la mer, la danse des poissons, la montagne et la mer, je vois le vers avant le fruit mais le vert c’est du verre.
Il pleut,
je vois que je ne peux faire le deuil des hommes, particules du cosmos, du soleil, des étoiles se perdant dans l’océan du nombre, vous qui faites la norme.
Il pleut,
serais-je un berger de l’aurore ?
Je porte en moi des siècles de retard et des millénaires d’enfance, l’avoine du poète finit toujours par éclore. Les plaies deviennent du blé, la vie est ainsi, troubadour, je respirais l’air pur sur le rempart de Montségur. Tant de vies vécues, la canaille tremble devant l’être nu.
Sur la chaîne des Pyrénées s’enchaînent mes pensées.
Il pleut,
ma colère gronde et la pluie ma ramène vers vous mes amis. Il pleut…
Anartiste, je pense à cette vie qui a croisé la votre.
Il pleut…
Je pense à ce temps, si long, si court et rêve d’un temps qui nous aime. Je pense à l’après de cette vie. Il pleut…
Je pense à l’azur à l’aigle qui le caresse.
Aux nuages qui inventent la forme, au rire de l’enfant qui ne sait pas mentir.
Il pleut…
Entre l’infini et l’au-delà, que serais-je sans vous, sous cette pluie entre le miroir et la peur, mes frères.
Il pleut…
La musique parfois est un drôle de lot. La musique des mots. Il pleut…
Il pleut,
entre chien et loup, les arbres se déshabillent… sans passé, sans mémoire, oh pureté, une sonate de cristal pour dame la pluie.
Il pleut,
Et la langue de mes ancêtres court telle la source d’origine par les rivières.
Il pleut,
Et je retrouve un peu de cet oubli qui fonde les jours et les nuits.
Il pleut,
En cette éternelle seconde, de ces prochaines heures à des années lumière.
Il pleut,
J’entends Orphée jouer pour moi, loin de la vanité, loin de la vanité. Reste une extase qui s’étend sur les glaciers, les branches, les rivières… En ce moment de vérité bien avant la mort, c’est sûr, il y a autre chose, je participe à la parole du monde, à l’origine, je ne suis plus rien, je suis tout le monde.
Il pleut,
je cherche un poème dans la nuit, dans la nuit de l’ennuie, tenter de poétiser la substance, une goutte de pluie, je cherche un poème dans ma bibliothèque. Dans tous les endroits à livres dans tous les lieux à lire, un poème que je ne trouve pas…
Le poème de la pluie en cette nuit,
le poème qu’aucun poète n’a écrit et dans la nuit je suis un cri,
je cherche le poème de la pluie,
je continuerais toujours à le chercher,
je ne suis pas un homme pressé,
tiens la pluie c’est arrêtée…
Formateur en Travail social
Bibliographie indicative :
Platon, La République, Flammarion, 1966
F. Nietzshe, Œuvres, Fammarion, 1996
Freud, Malaise dans la civilisation, Ed Quadridge, 1948
J. Loubet, Le savoir faire éducatif, ERES, 2000
P. Seghers, La résistance et ses poètes, France, 1940 – 1945, Ed Seghers, 2004
H. R. Kedeward, Naissance de la résistance dans la France de Vichy, Ed Champ Vallon, 1989
Articles se rapportant à l’écriture :
J. Loubet :
« Bouillon d’écriture », EMPAN, n° 11 ;
« Atelier d’écriture » Lien Social n° 170 ;
« Voyage au pays des mots », EMPAN n° 40 ;
« Fil d’encre », VST. Vie sociale et traitement, Février 2004
1 Voir Alfredo Martin, Les mères folles de la place de Mai, Ed renaudot, 1989
2 P. Seghers La résistance et ses poètes France 1940 – 1945 Ed Seghers, 2004