jeudi 06 mars 2008
Si vous tapez « Ethique et Politique » sur Google, vous aurez à votre disposition parmis les milliers d’entrées, les philosophes, d’Aristote à Foucault, en passant par Spinoza, les théologiens, quelques discours d’hommes politiques, une multitude d’entrées concernant les préoccupations actuelles de nos sociétés, de la bioéthique, l’éthique du développement durable, de la publicité, du journalisme, de la sodomie, et même l’actuel congrès et l’atelier dans lequel nous sommes.
L’éthique à toutes les sauces, le mot fait bien, comme garantie de sérieux et de profondeur de pensée, mot brandi qui se suffirait à lui-même. Pourquoi diable son utilisation forcenée dans des champs aussi divers.
La définition du dictionnaire nous donne : science de la morale, art de diriger la conduite.
La morale, elle, a mauvaise presse, soupçonnée d’idéologies, de visées répressives de l’amoralité ; Le mot se prête, s’ouvre d’emblée à son contraire.
Pas de risque avec l’éthique, l’envers oblige à rajouter un autre mot : non éthique, Non.
Ethique oblige à énoncer éthique de quoi, et permet les défilés d’objets sur lesquels elle porterait.
Dans mes vagabondages internaute, je me suis arrêtée sur des extraits d’un cours de Michel Foucault de 1982 intitulé : « (Se)conduire, (se)gouverner : éthique et politique. » (Extraits du cours du 17 Février 1982). Je vous y renvoie, mais ce qui m’a paru précieux pour nous aujourd’hui, c’est le fil qu’il tire, à travers l’histoire de la pensée, du pilotage des activités de guérir, gouverner les autres, se gouverner soi-même, qui me rappelle la trilogie des trois métiers impossibles, soigner, gouverner, éduquer. Fil qu’il fait passer dans la question du soi à soi, du souci de soi comme trajectoire et non comme un état. Question en mouvement, avec des renversements, des déplacements.
Dans l’histoire de la prise en charge des exclus de l’histoire, on peut repérer les confrontations, les intrications, les frictions entre deux manières de répondre à la question du rapport de soi à soi pour s’occuper des autres, autrement dit, s’occuper des autres passait officiellement par s’occuper de soi. Un versant soutenant le « occupe-toi de ton âme, cherche ta perfection » de Socrate à Alcibiade, au versant de l’effacement, du renoncement à soi de la morale Chrétienne.
Ces deux versants se présentant apparemment en opposition.
Il faudra attendre l’invention de la psychanalyse pour que s’articule la continuité structurelle de l’un à l’autre, et que s’éclaire un peu différemment le fait que, de soigner, gouverner, éduquer les autres sont des modalités de se soigner, de se gouverner, de s’éduquer. Non pas traduisant des positions en opposition binaire mais impliquant d’être pris dans des formes de discours toujours adressés à un autre. Discours que nous habitons tous, à tour de rôle.
Que de travailler dans le social soit une manière de s’occuper de soi, chacun en a l’intuition ou en a élaboré son propre savoir, sur un divan par exemple.
Il est rare que l’énoncé « je veux aider …, je veux m’occuper de… » ne s’ouvre pas, même fugitivement, sur la suite « parce que ça m’aide à vivre ». De plus, celui ou celle qu’on veut aider, dont on veut s’occuper, va trouver différentes modalité, parfois agressives pour interroger : « qu’est ce que tu me veux… » et cela, le plus souvent dans des moments inattendus.
L’éthique serait donc, pour le travailleur social, de savoir un peu, à quelle place il est attendu par la société qui le paye, et dans cet espace-là, de maintenir ouverte la rencontre avec un autre, qu’il doit éduquer, insérer, soigner, enseigner etc…Sans trop lui faire payer la douleur d’exister qui nous transperce tous.
C’est en cela que la réponse de J.Lacan à la question de J.A.Miller dans « Télévision » sur ceux qui se coltinent la misère du monde, à la base, à la dure, n’est pas une provocation gratuite, mais une provocation à penser la place que l’on occupe dans un discours adressé à un autre.
« Il est certain que de se coltiner la misère (du monde) .., c’est entrer dans le discours qui la conditionne, ne serait-ce qu’au titre d’y protester. Rien que dire ceci, me donne position- que certains situerons de réprouver la politique. Ce que, quant à moi, je tiens pour quiconque exclu. Au reste, les psychos (les travailleurs de la santé mentale, etc) quels qu’ils soient, qui s’emploient à votre supposé coltinage, n’ont pas à protester, mais à collaborer. Qu’ils le sachent ou pas, c’est ce qu’il font. » J. Lacan Télévision 1973
La définition du dictionnaire pour Politique : Art et pratique du gouvernement des sociétés humaines. La Politique organise, met en forme, finance et contrôle des phénomènes de société et les traduits en politique de l’éducation, de la santé, pour ce qui nous concerne ici. Traduction en actes de discours sur des phénomènes qui échappent et qui dérangent l’ordre social. Ces discours sont multiples, marqués de l’idéologie de ceux qui les tiennent, et les traductions en actes reflètent l’idéologie de ceux qui sont au pouvoir, qu’ils y aient été porté par une majorité ou des événements permettant une prise de pouvoir.
La Plainte qui court en ce moment dans les milieux du travail social ou de la santé, serait que nous serions soumis à une logique exclusivement comptable, marchande, déshumanisante. Ce qui n’est évidemment pas faux, mais qui arrête la question de la responsabilité de chacun, de notre position de Sujet, c’est-à-dire soumis au langage, toujours pris dans un discours adressé à un autre.
De revisiter l’histoire du travail social, a l’avantage de rappeler qu’elle est faite d’affrontements d’idées souvent féroces et de renversements. Par exemple au début du XIX siècle, c’est un croisement de constat social entre, d’une part le fait que l’industrialisation exclue du travail un certain nombre d’enfants, qui du coup volent et vagabondent et remplissent les prisons, ce qui est malsain pour eux et peu productif pour la société, et d’autre part, les idées des humanistes du mouvement philanthropique, qui aboutit à la création des colonies agricoles pénitentiaires. Celles-ci marquent le début de l’institutionnalisation et de la rééducation ainsi que la formation d’un personnel adéquat... C’est un vrai progrès humaniste : pas d’enfants en prison. Le fait qu’ils soient éduqués pour pouvoir travailler va durer une cinquantaine d’année. Ce mouvement se transformera en suivant l’évolution de la société, passant de l’économie agricole à l’industrie avec du personnel de plus en plus qualifié au plan technique, accompagnés dans leurs tâches d’enseignement par des surveillants, ancêtres de l’éducateur spécialisé. Juste avant la guerre de 14, c’est à la fois l’évolution des idées sur l’éducation et la mise en place de l’enseignement laïque pour tous, qui vont transformer l’image que la société se fait de l’encadrement de ses enfants, et faire que ces endroits qui avaient été crée dans une visée de progrès social, soient désignés et dénoncés comme des bagnes d’enfants. ( Pierre-Paul Chapon. Historique de la profession d’éducateur technique spécialisé)
Ce mouvement de fond d’enseignement et d’éducation laïque et démocratique, du début du XX° siècle, a toujours été fortement attaqué par les tenants de la vision religieuse du monde, ces deux visées reposant sur des conceptions opposées de l’homme et de sa destinée. Cet affrontement a produit des effets d’organisations sociales que l’on peut lire et décrypter. Le renversement idéologique dû à la défaite de 1940 met en accusation l’enseignement laïque et démocratique comme responsable de la défaite justement, et c’est, comme vous le savez sûrement, le régime de Vichy, qui dans son grand souci de l’enfance déficiente et en danger moral, à crée la formation et le diplôme d’éducateur spécialisé pour contrer l’idéologie précédente au pouvoir.
Je ne veux pas vous bassiner avec trop d’histoire, mais il est toujours intéressant d’aller y jeter un œil, justement pour savoir dans quelle histoire on est pris, y compris à son insu.
( cf. les travaux de Francine Muel_Dreyfus, et un très intéressant article de Christian Rossignol : « quelques éléments pour l’histoire du conseil technique de l’enfance déficiente et en danger moral de 1943 » dans le numéro 1 de la revue d’histoire de l’enfance irrégulière ; 1998)
Le travail social a donc une histoire, faîte de mythes originaires, de zones d’ombres, de trou, de refoulement. Normal, elle est faite d’individus qui tentent de penser le monde, en fonction de leur époque et de leurs propres positionnement subjectifs.
On pourrait penser, et je le pense plus souvent qu’à mon tour, qu’au moins dans ces lointaines époques (jusqu’à il y a environ 20/30 ans) ces différences de vision du monde, qui produisent des « politiques », étaient lisibles, repérables, traduisibles et permettaient à chacun de se positionner.
En ce moment, personne ne peut se targuer d’une vision, ou de plusieurs, du monde en devenir, ça fout le bordel dans les têtes, provoque des replis identitaires et des nostalgies.
Mais souvent, pour ne pas dire toujours, l’histoire n’est lisible que dans l’après-coup.
Ce qu’on peut pressentir par contre c’est que si il n’y a pas un minimum de lisibilité, la société se défait, se détisse, s’effiloche.
Cela laisse la place à du pulsionnel en acte.
Je trouve exemplaire que la dernière loi sur la protection de l’enfance (mars 2007), lue attentivement par des magistrats, ne soit qu’une succession d’articles statuant sur une succession de faits-divers relayés par la puissance médiatique, et non reflétant une pensée, un tant soit peu cohérente d’une vision de ce que serait l’enfance, en lien avec le monde adulte.
Ces visions sont différentes justement selon les conceptions de l’homme, mais au moins on peut y souscrire ou les combattre.
Nous sommes pris actuellement dans un morcellement de réponses à des questions ponctuelles qui éclatent comme des bulles à la surface d’une mer qui devrait être d’huile, et qu’on essaye de crever. En oubliant que la mer est soumise à des mouvements et des marées.
Résultats, les lois sont inapplicables.
Il est important qu’une société rêve, nous dit Claude Allione, rêve son rapport à la folie des siens, à la justice, à l’école, etc…Pas de manière univoque, tous d’accord, on sait ce que cela provoque, toutes les dictatures ont rêvé un monde pour tous. Mais que ces questions restent vivantes, que l’autre à qui l’on s’adresse puisse nous enseigner sur qui l’on est, et ne soit pas réduit à un problème à réduire, à mettre en case. De toute manière ça ne marche pas, sauf à l’exterminer.
Alors que peut nous enseigner la psychanalyse et son éthique du bien dire ?
C’est que du fait que nous soyons des êtres de langage, tout homme va traduire son insatisfaction pulsionnelle en nommant ce qu’il a et se plaignant de ce qu’il n’a pas, et de fait, se confronter à l’impossibilité à dire ce qu’il est. C’est ce qui met en route le mouvement de pensée, qui va passer par penser le monde divisé en deux : ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. C’est un raccourci binaire qui laisse ouverte la question de mon existence insatisfaite, manquante.
Il y aurait bien quelque chose que si je l’avais je serais….
Le travailleur du social est saisi d’une demande locale « aidez moi, mais je n’y crois pas… »
Ça c’est du côté de « l ‘usager », et d’une demande de réduction des désordres que provoquent les symptômes ou les inhibitions canalisés en étiquetages, du côté du politique.
Mission impossible, mais supportable quand on sait que tous nous sommes fait de cet écart, et que de l’explorer cet écart, est ce qui invente le monde.
Parler, raconter, se laisser surprendre….. « Raconter est un remède sûr »écrivait Primo Lévi dans le « défi de la molécule » ; Encore faut-il s’en donner le temps et dans notre modèle de politique libérale avancée ce n’est pas vraiment à l’ordre du jour.
Foucault, encore lui, dans un texte de 1976 « il faut défendre la société » rappelait que la politique est la continuation de la guerre, que la guerre est première, que la division et le conflit sont les prémisses de toutes formes de social.
La partition, le partage, la division, la guerre sont les entités qui engendrent le social et qui fondent la dimension politique. On peut supposer, en étant attentif aux débats actuels, que les conceptions qui sous-tendent la politique pour organiser ces divisions et ces conflits sont de trois ordres :
La première se nomme « hygiénisme » elle concerne le secteur de la santé, mais pas que.
L’état, peu préoccupé des individus, les considère comme des usagers que la loi est censée protéger. Ce terme d’usager, véhicule l’idée d’irresponsabilité, de victimes potentiellement impuissante. Cet irrespect fondamental est l’un « de ces points de vue qui tournent » dont parle Foucault. L’histoire nous enseigne que ce point de vue hygiéniste peut se précipiter vers l’eugénisme, guidé par le souci de protéger la majorité des usagers des dangers constitués par d’autres, les déviants, les hors normes, etc. Évaluer, trier, éliminer, liquider… exterminer.
En oubliant que ce qui se noue , se coince dans le corps d’un sujet comme symptôme, est à lire et à entendre pour éventuellement que ça se décoince. C’est une autre conception de « la santé »
La seconde conception à l’œuvre est ce que Michel Plon, dans son article « Interdit de séjour » nomme « l’enreligieusement » à ne pas confondre avec les religions. C’est un mouvement qui vise à déloger les religions de leurs places pour les instituer en lieu et place de la culture. Tentant de les remettre à une place unique et centrale d’explication des partitions et des conflits, ouvrant le chemin au communautarisme et au racisme, l’autre étant tellement autre, incompréhensible, qu’il faut s’en débarrasser.
Enfin, toujours selon Michel Plon, que j’ai trouvé très éclairant sur ce qui nous gouverne, la conception de la technoscience pour qui la conception de l’homme est une réduction à un organicisme généralisé appuyé sur des perspectives génétiques et neurologiques. Idée d’une science au seul champ du mesurable et du quantifiable. ( voir le DSM4)
Foucault encore ; « être sur le qui-vive »
Bibliographie :