lundi 13 février 2023
Association pour la Professionnalisation, la Recherche,
l’Accompagnement et le Développement en Intervention Sociale
Domaine de compétences 1
Ethique et fonction éducative : la place du sujet
Valentin BRIOIST
En 1977, Romain Gary remporte le prix Goncourt pour la seconde fois pour son roman « La vie devant soi ». Ou du moins, Emile Ajar remporte le prix Goncourt pour la première fois pour son roman « La vie devant soi ». Cette pirouette reste la plus grande farce de la littérature française. Le prix Goncourt ne pouvant être remporté qu'à une seule reprise, Romain Gary use d'un pseudonyme et entourloupe l'intelligentsia si rétive à son égard.
Imposteur de génie, Gary a pourtant, à travers cet acte, réaffirmé son être. En se débarrassant de lui-même, il s'est retrouvé et a retrouvé la place de sujet auquel il prétendait. Sujet m'use ou sujet muse ? Le sujet n'est qu'ectoplasme s'il est seul. Pour être sujet, il faut être deux.
Au commencement était le verbe. Cependant, la fonction du sujet est de désigner l'action exprimée par le verbe. L'un ne va pas sans l'autre une fois de plus. D'un point de vue syntaxique, le sujet commence la phrase. Or, il n'y a pas de travail d'éducateur sans sujet.
Notre travail, c'est l'humanisation. L'humanisation, c'est le monde de la parole. La parole, c'est du lien social. La parole, c'est être au monde. Parler ensemble est un acte de création.
Lorsque j'avais 18 ans, ma vision de l'humanité a été transformée par ma découverte du film Rashomon d'Akira Kurosawa. Un bûcheron et un prêtre s'abritant sous un porche parlent du procès qui vient d'avoir lieu dans leur contrée suite au meurtre d'un samourai. 4 points de vue sont entendus sur l'affaire. Celui du bandit présumé coupable, celui de la veuve, celui de l'âme du samourai via une sorcière et celui du bûcheron. Ces quatre points de vue sont tous orientés et se révèlent faux sur l'affaire. A la fin du film, nous apprenons que le bûcheron a subtilisé le sabre du samourai sur le lieu du crime, toutefois, des pleurs de bébé se font entendre sous le porche. Le bûcheron décide de recueillir l'orphelin. Le prêtre déclare alors « Maintenant, je retrouve foi en l'humanité ».
Reconnaître le sujet est renoncer à l'évidence. Car être éducateur est pour moi, la capacité à entendre l'autre. Etre éducateur, c'est balayer devant sa porte. J'ai mes points de vue, mais le monde n'est pas binaire et ne fonctionne pas entre le vrai, le faux, le bien, le mal etc... Ma pratique ne relève pas du convenu et encore moins de l'aseptisé.
Pour que le sujet puisse vivre, il faut qu'il connaisse des pertes successives. Que ce soit une peluche, ou un être cher, la souffrance ressentie nous ancre davantage et nous fait nous ressentir à travers notre être. Nous ne grandissons pas sans perdre lorsqu'on acquiert quelque chose de l'ordre de la subjectivité. L'homme est constitué de pertes et de sacrifices à l'origine. Il n'y'a pas de sujet sans perte et l'émancipation procède de cette succession de pertes. Je n'aurais peut-être jamais vu Rashomon si mon grand-père n'était pas mort. Décédé brutalement alors que j'avais 18 ans, je cherchais afin de combler ma peine, des moyens de me rattacher à lui. Les moyens que j'ai trouvé furent ces souvenirs d'été à regarder des cassettes d'Audiard, de Melville, Clouzot. J'ai ensuite voulu ouvrir mon champ des possibles et aujourd'hui, ma cinéphilie forge l'homme que je suis et joue un rôle prédominant dans ma pratique. Je crois fermement en l'art comme antidote aux conneries environnantes, à l'infantilisation des masses et comme principale mesure d'éducation à la beauté et aux sens.
Pertes successives mais nécessaires qui m'ont permis de créer un chemin à partir d'objets perdus pour en faire quelque chose par la suite. La perte fait ma consistance.
Romain Gary, pour reprendre mon introduction, souffrait de ne plus être considéré car étant Romain Gary, il lui a fallu être autre puisque le sujet est autre, pour pouvoir se réaffirmer en tant que sujet et passer par ce stade douloureux. Romain Gary a fabriqué sa propre fiction. Nous ne faisons que fabriquer en équipe, notamment des fictions. Nous bordons la question de l'énigme du sujet. Nous n'arrêtons pas de travailler sur la singularité du sujet.
J'ai toujours rêvé d'être Romain Gary. Pouvoir manier les mots avec maestria, et écrire comme je parle. Avoir cette clairvoyance et cet amour de l'autre comme énergie vitale. Je me projette en lui comme je me projette toujours en l'autre. N'être que moi serait-il décevant ?
Comment vivre sans étranger devant soi ? Impossible. L'idée de me tourner vers le monde du social est née lors de mon Service Volontaire Européen en République Tchèque, l'envie de faire mon stage de dernière année auprès d'un public MNA est venue de mon expérience d'assistant pédagogique en collège où j'intervenais en classe de FLE. Je ne suis pas sans ces autres qui forment une culture
Au crépuscule de cette dernière année d'études qui n'a de dernière que le nom, je me souviens de cette expression qui revenait lors de nos premiers cours théoriques : le pas de côté. Je commence tout juste à le comprendre et à saisir combien il est important dans ma pratique.
En effet, ma pratique se travaille qu'à partir de ces écarts. Comment je fais ce pas de côté pour être dans l'intercompréhension pour accueillir la personne telle qu'elle est et non pas comme je pense qu'elle est ? J'ai pu, malgré moi, verser dans l'ethnocentrisme car n'étant pas dans la compréhension de la culture des jeunes que j'accompagne. Désormais, j'envisage la rencontre avec eux au niveau de l'écart et non au niveau de la différence.
L'écart est un espace de rencontre. Ainsi, à travers les ateliers que je peux mettre en place, l'écart est un espace de rencontre qui ne permet donc pas l'intégration, mais une sorte d'imprégnation commune. Et c'est là que mon intersubjectivité s'exprime. Je rencontre le sujet de sorte à ce qu'il se rencontre lui-même quelque soit son « étrangeté ». Cela m'oblige à réfléchir à une certaine posture. Si je fais ce souhait, quelque soit le contexte, je décide d'envisager l'autre comme un sujet.
Quand je parle de mon travail, je suis très traversé par la notion de déséquilibre. Pour passer de l'appropriation à la rencontre, je fais un écart. Je sais bien parler de moi, mais en même temps, je doute. Ce va et vient, ce déséquilibre permanent me permet d'avancer. J'ai soif de ces écarts en raison de mon parcours de vie, j'ai une curiosité des écarts dans cette altérité. De fait, l'autre le sait, d'inconscient à inconscient. Dans mon positionnement et dans ma recherche en permanence de déséquilibre de faire œuvre dans mon chemin, cela constitue ce que je suis. Il n'y'a pas de chemin subjectif sans déséquilibre.
Me vient alors à l'esprit les mots de Delphine Horvilleur, femme rabbin libéral, dans son ouvrage « Il n'y a pas de Ajar : Monologue contre l'identité ». Elle affirme qu'à travers Emile Ajar, Romain Gary " a réussi à dire qu'il existe un au-delà de soi; une possibilité de refuser cette chose à laquelle on donne aujourd'hui un nom vraiment dégoûtant: l'identité" ; et qu'il a refusé " de se laisser définir par une identité ou une seule définition de soi. " Ainsi, je souhaite à tout sujet de n'être jamais complètement soi-même en rendant toute sa place à l'étranger en soi. Ma mission étant d'amener le sujet d'être toujours un chemin vers ce qu'il peut être.
Educateur spécialisé en formation, l'embarras de soi-même et l'embarras de la rencontre fait partie intégrante de ma pratique. Le doute fait l'éducateur, et pour avancer, j'ai appris à reconnaître que je ne sais jamais vraiment dans quoi je m'engage avec l'autre. M'encourager à douter dans mes chemins de méconnaissance. Accepter le paradoxe, le doute, l'étrange, ce qui ne peut se deviner. Si c'est le cas, je m'autorise moi-même à m'autoriser et l'autre s'engage dans ses choix. En somme, je m'engage en me dégageant.
Quel effet je fais à l'autre ? Que vient-il chercher chez moi ? Cela non plus, je ne sais pas.
Toutes les situations vécues sur mes différents lieux de stages m'apprennent beaucoup sur moi-même, et sur ma manière d'appréhender la vie. Dans ma façon d'attraper la formation, la principale étude de cas auquel je planche est la mienne. Et il est fort possible qu'elle reste sous forme de lettre inachevée.