jeudi 31 mars 2011
Et si je rentrais dans l’univers de l’autre…
J’ai envie de penser à une situation que j’ai vécue, il y a quelques années, avant d’être un professionnel diplômé avec une certaine légitimité dans mes actes (dans ma façon de voir les choses à ce moment-là en tout cas !).
Je me replonge quelques années en arrière, je travaillais déjà dans un foyer occupationnel, j’intervenais en tant que remplaçant. J’étais alors dans un mode de relation hésitante, mais qui avait pour avantage de laisser beaucoup de place à une certaine spontanéité.
Un jour, je travaillais sur un groupe, en fait je ne me rappelle même plus lequel si ce n’est que ce groupe se situe à l’étage. Deux groupes à l’étage, un au rez-de-chaussée, c’était ainsi que se présentaient les lieux.
Ce jour-là, je me rappelle peu de ce qui se passait pour moi, à la fois je ne me rappelle plus du groupe où je travaillais donc je garde une certaine logique dans mes propos.
Ce que je me souviens néanmoins, et ce qui va faire l’objet de mon écrit, c’est ce qu’il se passait au rez-de-chaussée, pour une collègue remplaçante.
Ce jour-là, un des résidant de l’établissement avait vécu un moment très douloureux. On lui avait annoncé au dernier moment que son week-end en famille n’aurait pas lieu. Ce résidant est un homme adulte, qui vit très renfermé sur lui-même, il est en lien avec les personnes qu’il connaît au quotidien, peu ou pas avec ceux qu’il ne connaît pas, pour ma part, j’avais très peu de liens avec lui, je n’avais quasiment pas fait de remplacement sur son groupe, et quasiment pas encadrer d’activité où il est présent. Je dirais qu’il avait des troubles autistiques, il se balançait en chantant des chansons ou marchait en regardant le sol constamment comme si croiser le regard de l’autre était trop douloureux…
Donc ce jour-là, cette personne devait partir en famille, de mémoire, l’erreur venait de l’équipe qui s’était trompée dans son rythme de week-end, mais là n’est pas le propos, j’ai moi-même fait suffisamment d’erreurs pour ne pas jeter la pierre à mes collègues du travail social ! Donc cet homme a appris peu de temps avant de partir, … Qu’il ne partirait pas.
Il faut imaginer que le lien qu’il avait avec sa mère était très important pour lui, que son week-end hors du foyer était un moment qu’il repèrait dans le temps et qu’il était réellement dans l’attente de partir.
A partir de là imaginer la détresse de cette personne lorsqu’il a compris, à sa manière avec son mode de communication qui lui est propre que la chose qu’il attend, le moment où il monte dans la voiture avec une porte qui s’ouvre quelques minutes plus tard avec sa mère de l’autre côté, que ce moment n’aurait pas lieu, qu’il serait cloisonné tout le week-end dans ce monde institutionnel, qui on peut l’imaginer n’est pas comparable à la sécurité de deux jours avec sa mère.
Cette détresse, il l’a exprimée à sa manière.
En effet, alors que je descendais au rez-de-chaussée pour une raison que je ne me rappelle plus, je suis tombé sur ma collègue remplaçante, elle paraissait fatiguée et lorsque je lui demandais si ça allait, elle m’a expliqué que le résidant que j’appellerais Marc était en train de jeter toutes ses affaires par la fenêtre de sa chambre (qui heureusement se trouvait au rez-de-chaussée). Il faisait cela calmement sans crier, sans manifester de violence, juste il prenait ses affaires et les jetait par la fenêtre.
Ma collègue qui était proche de lui car elle intervenait beaucoup sur ce groupe me donnait l’impression d’être désemparée par la situation, elle qui d’habitude était en lien avec lui, elle qu’il réclamait régulièrement, elle n’arrivait pas à le faire arrêter.
Voyant qu’elle était en difficulté et ayant des notions de relais éducatif malgré que je ne sois encore formé, je lui proposa de faire un essai, sans grande conviction toutefois. Comme je l’ai dit précédemment, Marc n’est pas une personne que je côtoyais beaucoup au foyer, et je ne le connaissais que peu et réciproquement.
Je me suis donc dirigé dans le couloir qui menait à sa chambre en me questionnant sur ce que je pourrais faire, je me disais au fond de moi que j’allais tenter quelques paroles et que contre toute attente je remonterais sur mon groupe, je pourrais alors dire à ma collègue, « désolé j’ai essayé ».
Arrivé à l’entrée de sa chambre, j’ai frappé, la porte était ouverte, il faisait frais, la température extérieure n’était pas très haute et la fenêtre grande ouverte ne réchauffait pas l’atmosphère.
Marc, était au milieu de la pièce, il attrapait tout ce qu’il trouvait dans sa chambre, et le jetait dehors. Tout cela se faisait tranquillement sans précipitation mais méthodiquement. Marc avait toujours son regard fixé vers le sol. Il avait déjà vidé une partie de sa chambre quand je lui ai adressé la parole. Il ne s’arrêta pas, ne sembla même pas m’entendre. J’avais la sensation assez désagréable au bout d’un moment de parler plus pour entendre le son de ma voix et recouvrir un peu ce silence rempli d’une colère froide que pour réellement essayer de le convaincre.
Je fais là une petite parenthèse. J’ai souvent eu la sensation qu’à un moment donné le regard des autres pouvait fausser la relation. Je veux dire qu’avoir, la sensation qu’on nous observe dans notre pratique n’aide pas à la spontanéité, on a peur d’être jugé. J’étais souvent freiné par cette sensation, qui a disparu un peu avec l’assurance que j’ai acquis à travers mes formations et mes différentes expériences professionnelles. Cependant je ne suis pas totalement guéri de ça, et je pense qu’on ne l’a jamais complètement, un éducateur m’a dit un jour, lorsque les cadres ne sont pas là l’ambiance est plus détendue, cela à cause du regard porté sur les gestes du quotidien (qui n’était pas forcément inquisiteur pourtant).
Je reviens à ma situation et à Marc qui vide sa chambre. Il régnait donc dans la chambre une atmosphère étrange où seul ma voix venait troubler un silence où j’avais l’impression d’entendre les lourds battements du monde.
Je commençais à me dire que j’étais au maximum de ce que je pouvais faire, je ne ressentais pas de déception, je n’étais pas en lien avec Marc, j’étais parti sans grande volonté de le faire arrêter finalement.
Alors que j’allais faire demi-tour, Marc entreprit de sortir un tiroir de son bureau pour lui faire suivre le même chemin que les autres objets, mais il n’arriva pas à l’enlever. Il marmonnait, plutôt gémissait, comme si, non content de ne pas pouvoir partir en week-end, en plus il n’arrivait pas à jeter toutes ses affaires à l’extérieur, un placard lui résistait. L’espace d’un instant, je fus en colère pour lui, je trouvais révoltant qu’en plus d’avoir son week-end gâché il n’arrive pas à exprimer sa colère.
Je me suis alors mis accroupi à côte de lui, j’ai tiré violemment sur le tiroir, je me suis relevé, j’ai emmené le tiroir et l’ai posé de l’autre côté de la fenêtre. Marc m’a regardé furtivement, j’ai esquissé un sourire, me suis dirigé vers le deuxième tiroir, l’ai également sorti de son bureau et je l’ai tendu à Marc, il l’a pris, s’est dirigé vers la fenêtre et l’a jeté également.
J’ai alors entrepris de lui faire passer tout ce qu’il n’avait pas réussi à enlever de lui-même et petit à petit sa chambre s’est vidée.
Tout en lui faisant passer des objets, je me suis remis à parler, d’une voix différente, pas celle qui comble un silence par des paroles sans sens mais d’une voix qui s’adresse à une personne. J’ai commencé à lui parler de son week-end annulé, de la tristesse que j’imaginais qu’il ressentait et de la colère qui pouvait l’habiter à ce moment là. Il ponctuait mes phrases par des grognements ressemblant parfois à des oui ou des non selon ce que je disais. Je lui ai parlé de l’erreur de ses éducateurs et du fait que nous faisons des erreurs, de son week-end annulé…
Au bout d’un moment, je me suis arrêté, tourné vers lui et je lui ai dit : « tu sais Marc, il ne va tarder à pleuvoir, toutes affaires risquent d’être mouillé et en plus de passer un week-end désagréable parce qu’au foyer, en plus toutes affaires vont être mouillées. »
Il est passé à côté de moi en se dirigeant vers la porte, m’a attrapé le bras au passage, m’a adressé un son que j’ai traduit par un « viens » et nous sommes allé dehors, il m’a tendu ses affaires et je l’ai aidé à tout remettre dans sa chambre. Ma situation se termine ainsi.
Je vais maintenant prendre le temps d’analyser un peu ce qu’il s’est passé avec du recul, quelques connaissances en plus et des liens éventuels avec d’autres situation pouvant faire échos à celle-ci.
Je pourrais parler du relais, dans cette scène, on peut voir qu’il a fonctionné, il ne me semble cependant pas que ce soit le plus important ici. Ce qui m’intéresse c’est que j’ai réussi à un moment donné à rentrer en lien avec Marc en rentrant dans son univers finalement. L’espace d’un instant nous avons partagé le même espace, j’ai presque ressenti sa colère comme étant la mienne lorsqu’il n’arrivait pas à retirer le tiroir du bureau.
À mon sens, la relation passe parfois par une sorte de mimétisme, encore que si l’on considère que le mimétisme c’est une copie de l’autre, c’est encore au-delà qu’il faut aller, il faut parfois ressentir l’autre.
Je tiens à tempérer mes propos, je ne pense pas que pour pratiquer ce métier il faille constamment ressentir ce que ressent l’autre, sinon on devient l’autre, et étayer quelqu'un psychiquement si soi-même on n’est pas stable peut rapidement posé souci.
Cependant je suis convaincu qu’il faut parfois s’autoriser à se laisser porter par une certaine spontanéité qui à mon sens manque encore trop à ce jour au travail social. Le regard de l’autre que je cite dans la situation peut s’avérer destructeur lorsqu’il agit comme un frein à l’entrée en relation. Il est bien sur parfois aussi régulateur mais trop jugeant à mon sens.
La spontanéité nous amène parfois à rencontrer des personnes que l’on croise tous les jours sans leur parler.
Il va sans dire que je cite un instant de ma vie professionnelle, je ne cite pas tous les échecs que j’ai pu vivre avec d’autres personnes à d’autres moments, et j’en ai vécu. Mais j’ai aussi vécu d’autres rencontres, rencontres que parfois je pourrais qualifier de saugrenues en les regardant d’un œil extérieur. Mais le milieu du handicap est un milieu saugrenu où certaines conventions ne sont pas les même que dans notre société, certaines conventions sont les même mais parfois c’est cela le plus saugrenue.
Avec le recul, en repensant à cette scène, je me demande si les meubles projetés par la fenêtre étaient une expression de sa colère ou bien est-ce qu’il fallait y voir un lien avec l’extérieur et le fait qu’il ne pouvait pas sortir du foyer ce week-end-là. Finalement dans l’optique où ses objets mis à l’extérieur représenteraient l’extérieur qu’il n’a pu avoir ce week-end-là, je l’ai, l’espace d’un instant, aidé à se projeter vers l’extérieur, pour finalement lui proposer de rester avec nous s’il le voulait.
En écrivant ces lignes je pense à la chanson du chanteur Renaud , il pleut où il chante « Tu peux pas t'casser, y pleut ». C’est finalement un peu ce que j’ai transmis comme message à Marc ce jour-là, dehors il fait froid, ici c’est moins bien que ce que tu attendais, mais ce n’est pas si mal. Pour cela il a juste fallu que je fasse preuve d’un peu d’empathie, que je sois un peu spontané, ou simplement que je visite un univers qui n’était pas le mien pour mieux l’appréhender.
Le 31 mars 2011.
Antoine PASSERAT, moniteur éducateur en formation d’éducateur spécialisé.
Texte d'antoine passerat
Marianne
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