mardi 20 novembre 2007
Cours inaugural à l‘ouverture de l’école d’éducateurs spécialisés d’Hérouville. Nov. 1969
Bernard MONTACLAIR directeur.
Le livre de Dany-Robert DUFOUR 1 « On achève bien les hommes », et son intervention au Corum de Montpellier le lundi 8 Octobre 2007 m’ont donné l’ envie d’exhumer un texte qui date de 1969, dans lequel, en séance inaugurale devant le Président, le secrétaire général et le Directeur du CREAI de Basse-Normandie, j’avais proposé quelques pistes pour présenter à la première promotion d’éducateurs en formation (nous ne parlions pas à l’époque « d’étudiants »), les lignes directrices du projet pédagogique.
On notera qu’il est peu question de la psychanalyse. J’avais privilégié un langage psychobiologique et anthropologique et, comme Dany-Robert DUFOUR récemment, j’évoquais le thème de la néoténie.
Pour en savoir plus sur la pédagogie mise en place dans cette école, pierre angulaire de ce qui est aujourd’hui un IRTS) le lecteur peut se reporter à l’ouvrage « FORMER DES EDUCATEURS, un expérience de pédagogie citoyenne, l’école de la Haute Folie » par B.Montaclair et Pierre Ricco’, Editions Eres Toulouse 1999)
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Beaucoup de vieux éducateurs (ceux qui ont fait Verdun) se lamentent parfois devant cette nouvelle génération d’éducateurs qu’ils ne comprennent plus. Ils parleraient méchamment d’éducateurs inadaptés dans la société décadente.
Je me propose donc de prendre pour thème :
« L’Educateur immature dans la société immature ».
Les méchantes langues disent parfois que l’éducateur a une personnalité immature, qu’il est instable. Que les écoles d’éducateurs sont peuplées de gens qui ont échoué dans des études « sérieuses », et trouvent dans cette profession, en rééduquant les autres, un moyen de redorer leur blason. (Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois ».
Fernand Oury se plaisait à raconter ce propos de table qu’on lui avait rapporté :
« Cet Oury, il est intelligent, qu’est-ce qu’il fout dans l’enseignement ? »
Et Fernand de relater une conférence d’un inspecteur d’Académie qui accueillait une nouvelle promotion sortie d’ IUFM
« Dépêchez-vous de vous trouver un violon d’Ingres ».
Fernand répliquait : « Et si mon violon d’Ingres à moi, c’était la pédagogie ? »
Educateur immature ? Pourquoi pas ?
Peut-être est-ce la chance de certains d’entre-vous, d’avoir été inadaptés à un système scolaire qui ne vous méritait pas. La suite de mon propos tendra à prouver que vous pouvez même en tirer une certaine fierté. Nous avons choisi de détecter et privilégier, à la sélection, des sujets riches de potentialités plutôt que de diplômes universitaires.
Immature, notre Société l’est aussi, ô combien. Lorsqu’on étudie avec les anthropologues, les biologistes, les évolutionnistes, ce que Teilhard de Chardin appelle le phénomène humain, on est frappé de l’extrême jeunesse, de l’immaturité de l’espèce humaine.
Entre la première cellule vivante apparue sur la terre et le premier hominien (je crois qu’il s’agit du sinanthrope ou homme de Pékin), plusieurs centaines de millions d’années.
Entre l’homme de Pékin et l’ homo sapiens qui dessinait dans les cavernes des peintures admirables, cent mille ans.
Entre le peintre de Lascaux et l’homme de 1969 : trente mille ans. Cela donne à réfléchir, d’autant que les biologistes et les psychanalystes nous rappellent que l’homme est toujours porteurs de ses pulsions millénaires.
Konrad LORENZ demande, sans apporter de réponse, « Pourquoi des êtres doués de raison se comportent-ils de façon aussi déraisonnable ? » Ce paradoxe s’explique aisément dès lors qu’ont sait que le comportement humain, loin d’être entièrement déterminé par la raison et les traditions culturelles, doit encore se soumettre à toutes les lois qui prédominent les comportements instinctifs adaptés de la phylogenèse » (la genèse de l’Espèce).
Je prendrai pour exemple une expérience tirée de travaux expérimentaux de psychologie animale.
Une étude sur le comportement sexuel du rat mâle :
On met dans une cage une femelle non réceptive. On met un mâle dans la cage. Il ne se passe … rien du tout.
On fait une injection d’hormone à la femelle, le mâle se précipite sur la femelle pour copuler. Si on fait rentrer un second rat dans la cage, un troisième, un quatrième, chaque rat va copuler à son tour avec la femelle. Il se produit alors dans la cage une excitation importante. A tel point que non contents de copuler avec la femelle, les rats se mettent à copuler, ou tenter de copuler, entre eux.
A tel point que si on enlève la femelle, stimulus de départ, les rats continuent de copuler entre eux. Et si on met un bout de chiffon dans la cage, les rats tentent de copuler avec le chiffon.
Que s’est-il passé ?
Les biologistes répondront que chez le rat, le cortex, c’est-à-dire le cerveau supérieur, est peu développé. Le cerveau est surtout olfactif, affectif. Aucune inhibition n’intervient pour réguler le comportement une fois qu’il est déclenché, à tel point que le stimulus de départ étant disparu, le stimulus interne suffit pour que le comportement se poursuive.
C’est troublant, car on ne peut s’empêcher de rapprocher cette expérience de certains faits rapportés dans les journaux : celui des viols collectifs, ou d’activité sexuelles anormales, en bande, les partouze etc… Si on demande à un psychologue d’expliquer ce qui peut se passer dans un viol collectif, il répondra certainement qu’il y a là une mauvaise intégration d’un code moral, que le sens social n’a pas été développé chez ces jeunes au cours de leur éducation. Il s’agit, en quelque sorte, de la même chose. En s’appuyant sur la psychanalyse, il parlera de l’apprentissage de la Loi, d’un sur-moi faible, d’une défaillance de la fonction symbolique. Chez le rat, c’est par construction bio-physiologique que la régulation corticale des pulsions n’existe pas dans certains cas.. Un défaut si l’on peut dire, inhérent à leur espèce.
Les jeunes humains, eux, possèdent tous les équipements neurologiques, physiologiques, qui permettent la régulation des comportements.
Seulement voilà , il y a une règle que vous apprendrez sûrement en psychologie, qu’Henri Wallon rappelait souvent. Pour qu’une fonction psychique se développe, par exemple le langage, il faut certes un équipement neurologique qui soit mûr chez le jeune enfant. C’est une condition nécessaire, mais non suffisante. Il faut aussi que cet équipement anatomique, physiologique, neurologique soit stimulé par l’entourage pour qu’il fonctionne. Il faut « apprendre ». Vous avez entendu parler de ces « enfants-loups » qui ont été hors de tout contact humain pendant les premières années de leur naissance. Ils n’ont pu apprendre à parler. C’est toute la différence avec les animaux de rang inférieur, et l’homme.
Henri Wallon écrivait que l’homme était un animal immature, un prématuré. Un petit poussin, dès qu’il est sorti de l’œuf, est indépendant pour la marche et la recherche de nourriture. Pour gagner son indépendance, l’animal humain passe un quart de sa vie à apprendre. « A sa naissance, disait Henri Wallon, il ne pourrait survivre s’il n’était aussitôt « manipulé par autrui. » et il ajoutait :
« Cette immaturité cette dépendance vis-à-vis de ses semblables (et dans les premiers temps, de sa mère), est le signe de son destin exceptionnel. Dès la naissance, il s’inscrit comme animal social. » A cause et grâce à cette immaturité, cette pauvreté originelle. Le trait principal de l’humain est donc cette manipulation, cette interaction avec l’Autre. En un mot, l’éducation.
Je citerai Vandel :
« Un rôle essentiel de la société humaine est d’emmagasiner les connaissances acquises par l’homme. Elle se fonde sur les acquisitions élaborées par la société et assimilées par l’éducation. Au niveau humain, l’éducation, méthode psychique, en tant que mode de transmission, se substitue à l’hérédité, méthode organique ».
Ne peut donc être éducateur celui qui n’a pas saisi qu’il n’y a pas d’homme sans société. Quand vous étudierez la psychologie de Piaget, vous entendrez parler de la décentration. De soi vers les autres, et du présent immédiat vers le futur. Pas d’homme sans éducation, sans société. Pas d’éducation sans décentration, sans dépassement vers un collectif.
Vous connaissez peut-être cette anecdote : Celle des trois tailleurs de pierre. Ils sont en train de de tailler des blocs de pierre de Caen. Vous demandez au premier ce qu’il fait. Il répond qu’il taille une pierre. Le second vous dit « Je gagne ma croûte ».
Le troisième dit « je construis une cathédrale » C’est ce dernier qui est l’éducateur, même si cela fait sourire les esprits forts qui nous disent « Il ne peut rien faire de bon, il pourrait s’occuper d’enfants ».
« L’immaturité de l’homme est le signe de son destin exceptionnel… »
Je vous laisse imaginer les répercussions philosophiques qu’on peut tirer de cette vérité scientifique élémentaire. Parce qu’il est le plus pauvre, il est le plus riche. Parce qu’il est le moins parfait, il est le plus apte à évoluer.
Les évolutionnistes nous ont révélé ce phénomène étrange en biologie, de ces individus, dans certaines espèces, qui n’ont pas atteint leur développement adulte et sont néanmoins aptes à la reproduction.
Par exemple, chez les termites, il y a une caste d’insectes imparfaits, qui restent à l’état immature, mais sont aptes à la reproduction. Les biologistes pensent que cette anomalie est précisément un facteur d’évolution. Sans la néoténie , les espèces arrivées à maturité, se reproduiraient sans aucune modification. Elles seraient dans un cul de sac dans l’arbre généalogique de l’évolution, des branches mortes. Les néotènes, parce qu’immatures, sont davantage modelés par le milieu, et reproduisent des modifications de l’espèce. .
Parce qu’il est inadapté, il est facteur de progrès.
Il y a là matière à nourrir à la fois les affirmations de l’évangile sur « les pauvres qui verront Dieu » et les théories marxistes sur le rôle du prolétariat dans la transformation de la société.
Ne nous envolons pas trop. N’oublions pas cependant ce fait important : Tiraillé entre des pulsions millénaires et un intellect de fraîche date, l’homme est encore à ses premiers pas. Son immaturité est son drame. Elle aussi sa grandeur.
Revenons à ce nouveau-né, « fœtus de singe », et à son éducation. Celle-ci peut se faire de différentes manières, et on comprend bien que cette plasticité extrême comporte de grands dangers. On peut faire un dressage, conditionner l’individu comme on dresse un animal, en le rendant conforme au modèle adulte. On freine, bloque ainsi son évolution.
On peut même le déformer, le faire régresser dans l’échelle animale. On peut aussi chercher à favoriser l’évolution, à favoriser le développement. Mais il ne faut pas oublier que c’est un animal lui aussi imparfait et immature qui se charge de cette tâche.
Dans cette perspective, le processus d’éducation n’est plus à sens unique. En aidant les autres à évoluer, l’homme change lui-même.
Telle est la relation pédagogique qui nous semble la voie royale dans laquelle il faudra s’engager.
Savoir, savoir être, savoir faire, nous nous y entraînerons tous ensemble dans cette école.
Le Docteur HONORE distingue trois types possibles de relation pédagogique :
Une relation d’objet à objet. La machine à enseigner, à déverser, et d’autre part l’estomac ou l’entonnoir pour déverser le savoir à remplir d’un certain nombre de choses . Dans ce style de relation, seule compte la « matière », à faire passer d’un réservoir à un autre.
Autre type de relation, la relation de sujet à objet. C’est déjà mieux. Cela a au moins un sens, pour le maître.
Troisième voie possible, la relation de sujet à sujet. Le processus de changement va dans les deux sens. Il y a changement de celui qui reçoit. Il y a changement de celui qui apporte. Et puis, c’est le plus troublant, il y a changement de ce sur quoi porte l’échange. Cela devient plus compliqué, car on ne sait plus du tout où on va. Cela devient dangereux pour les certitudes en place. Cela dérange beaucoup. J.J. ROUSSEAU a écrit un livre politique, le « Contrat social », où il bousculait le système politico-économique de son époque. On ne l’a guère inquiété pour cela. Un peu plus tard, il a écrit « Emile ou de l’éducation », et il a été contraint de s’exiler.
C’est là qu’on touche l’importance de la conception que l’on a de l’homme. Cette démarche, cette évolution de l’homme ne peut se faire qu’à travers un certain système de valeurs. Il faut un guide, une hypothèse de départ, une éthique pour l’action, comme l’a bien dit tout à l’heure Monsieur KEGLER.
Nous sommes en 1969. Cela devient une rengaine de parler de période de mutation, d’une époque trouble, pleine de contradictions.
Des hommes ont posé leurs pieds sur la lune. Dans le même temps, des enfants de Caen n’ont jamais vu la mer.
L’homme du seizième siècle sortait du bassin méditerranéen qui était pour lui le centre de l’univers, pour s’aventurer vers des contrées inconnues.
L’homme du XX va dans la lune, mais sa démarche est encore dérisoire par rapport à l’immensité de l’univers.
Lorsqu’il sera capable, il le sera, d’atteindre dans des vaisseaux spatiaux la vitesse de la lumière, il lui faudra encore à cette vitesse 400 ans pour atteindre le système planétaire de l’étoile la plus proche.
Tous les cadres de référence de l’homme du 16ème siècle ont sauté avec la découverte du nouveau monde. Toutes les références de l’homme du 19 siècle ont été dérangées par la révélations sulfureuses de Freud sur l’inconscient et la sexualité. L’homme de 1969 est désemparé devant les perspectives vertigineuses qui s’offrent à lui. On voit des systèmes idéologiques très stables comme les Eglises, ou le communisme international, secoués de tensions, de bouleversements , de contradictions. Mais nous pouvons présumer cependant qu’il sortira de tout ceci, à moins d’une apocalypse nucléaire, quelque chose de bon pour l’homme de demain.
En attendant, comment s’y retrouver ?
L’humanisme (des cours de philosophie vous aideront à voir plus clair dans ce terme) semble un terrain d’entente pour tous ceux qui se préoccupent d’éducation. Il est assez effarant de constater qu’il existe des hommes qui ne sont pas humanistes.
Il nous faut déjà comprendre cette évolution, l’accepter, et accepter cet inconnu dans lequel nous sommes engagés. Abandonner nos certitudes, s’inscrire dans ce mouvement, y participer. Notre vocation d’éducateurs prend ici tout son sens. Il sera de plus en plus nécessaire d’aider des gens à évoluer, des enfants à grandir, se décentrer, à s’ouvrir sur le monde, sur les autres, sur le futur.
L’éducateur moderne, l’homme moderne, refuse de plus en plus l’individualisme, la conservation des choses déjà mortes, le dressage conformiste à un passé, et un présent dépassé.
L’homme de 1969 refuse qu’on lui bouche les voies de l’avenir.
Educateurs des animaux sociaux les plus mal partis, les plus immatures ; et animaux sociaux nous-mêmes, néotènes chargés nous aussi de la même hérédité millénaire qui pèse lourd à côté de la mince couche de cellules grises dont nous savons à peine nous servir, nous sommes cependant riches de tous les possibles. Nous avons à progresser, aux côtés (et non « en-face ») d’autres immatures pour préparer avec eux le monde de demain.
Je ne sais si nous serons jamais « spécialisés » dans cette tâche. Tout au moins serons-nous plus lucides si notre propre formation, à l’école d’éducateurs mais surtout après, est vivante et permanente.
Et surtout, en regardant ces enfants que nous sommes payés pour aider, n’oublions pas que le plus pauvre, le plus déficient d’entre eux, représente, selon que nous sommes croyants ou athées, l’image de Dieu ou le germe de la société future ; ce qui, si j’ai compris Teillard de Chardin, est à peu près la même chose.
Et puisqu’il est bon, après avoir tenté de toucher votre raison, de toucher votre affectivité, je citerai un poète, René-Guy CADIOU, dont j’ai en mémoire ce premier et dernier vers :
« Et si c’était mon Dieu ce marin saoul qui frappe ce soir à ma porte ?…
« ……………………………….
« Il profère des mots qui sont difficiles à répandre.
« Encore un qu’il faudrait aimer avant d’entendre »
B.M. Nov 1969
1 Dany-Robert DUFOUR : On achève bien les hommes Denoël Paris 2005
et : Le divin marché Denoël 2007