mercredi 04 novembre 2015
ET SI JE TE DEMANDAIS LA LUNE ?
On m’a demandé de vous présenter un sujet sur la demande.
Je vais tenter de le faire en 15 mn cela fait un peu court mais cela fait partie de la commande, cette demande transporte donc vers moi, une part de frustration dont les psys font d’habitude le commerce et cette frustration berce déjà mon cœur d’une langueur monotone.
Mesdames, Messieurs en forme de contre don, je demande d’ores et déjà votre asile clinique à l’issue de cette intervention !
Je vais vous présenter le cas d’un enfant qui vit dans notre LVA. C’est une microstructure qui dans le cadre de la protection de l’enfance accueille 7 enfants ou adolescents et ils ont entre 12 et 16 ans en ce moment. Ils sont tous placés par l’ASE de leur département respectif et en général dans le cadre d’une mesure judiciaire. Nous sommes 5 éducateurs à partager des temps de vie avec eux. Notre support éducatif est le vivre-avec et le faire-avec. On n’a pas de cheval de Troie thérapeutique, ni d’outils particuliers, c’est un choix. On partage avec eux du temps sur de longues amplitudes horaires et si la thérapeutique vient se nicher en nos murs à quelques moments, c’est un grand pas pour l’humanité du sujet et un petit pas de plus pour notre institution !
Dans la clinique du soin éducatif, la thérapeutique ce qu’elle aime, c’est l’incognito, ses meilleurs moments, c’est quand on oublie comment elle s’appelle !!!
Dubuffet disait la même chose au sujet de l’art brut et j’aime bien la clinique à l’état brut…
Les LVA sont nés d’une utopie portée par Fernand Deligny, Maud Mannoni, François Tosquelles et Jean Oury entre autres.
Vivre ailleurs autrement en dehors des chemins battus. Fuir les grandes villes, repousser les murs de l’asile et prendre en soin autrement loin du consumérisme ambiant. Inventer d’autres chemins, les chemins s’inventent en marchant disait le poète Machado. Mai 68 vient cristalliser cette utopie. Mannoni dira un peu plus tard que les LVA sont au croisement de l’idéologie de Marx et de Freud, heureusement qu’elle n’a pas rajouté de Jésus et d’Einstein, on l’a échappé belle car pour le coup le mythe fondateur de notre institution aurait été un véritable chemin de croix et nous n’avons pas du tout envie d’être dans les clous comme Jésus de Nazareth !
Dans notre LVA, notre modèle c’est la psychothérapie institutionnelle et comme nous sommes suffisamment malades, nous nous soignons tous ensemble. Nous sommes en lutte contre les forces d’inertie et de chronicisation que nous mettons en place à notre insu dans le vivre ensemble institutionnel. Une institution doit rester en permanence inachevée si elle ne veut pas symboliser la fixité bureaucratique disait Joseph Mornet, psychologue à la clinique de ST Martin de Vignogoul et nous y veillons car nous sommes en chantier en permanence plongés dans le Big Bang de l’intersubjectivité, des manifestations transférentielles, des projections identificatoires et des injonctions paradoxales.
Mowgli a 13 ans. Il vit chez nous-chez lui depuis un peu plus de 5 ans. Il vient d’un département géographiquement éloigné. Il a été placé en raison des mauvais traitements que lui a fait subir sa mère. Le père n’est pas connu comme la plupart des pères des enfants que nous accueillons ou si oui, ils sont en prison. Ce qui nous permet de remettre la faute sur les mères qui aussi imparfaites qu’elles soient, elles, elles sont présentes.
Mowgli a vécu de longues périodes attaché à une chaise, en se déféquant dessus, nourrit aux biberons et aux yaourts dans l’obscurité. Parfois sous neuroleptiques pour qu’il n’assiste pas à des scènes de l’ordre de l’indicible et de l’innommable. Son premier placement est à l’âge de 5 ans. Avant d’arriver chez nous, il est passé par plusieurs familles d’accueils et pléthores d’établissements. Il n’a pas vu sa mère depuis 2 ans et l’a vu 3 fois en 5 ans. Les échanges sont assez pauvres et la mère qui souffre d’un syndrome de Münchhausen par procuration en profite pour s’intéresser à elle en monopolisant la psy ou l’assistante sociale présentent lors des entretiens médiatisés.
Mowgli souffre de divers troubles : troubles de l’attachement, pathologie du lien, troubles du comportement et de l’humeur, troubles de l’identité et de la personnalité, somatisation, énurésie… A mon sens, ce n’est pas un pervers polymorphe au sens de Sigmund, même s’il rejoue avec nous toutes les situations primaires qui ont été source de trauma. Il est borderline comme il se dit dans le jargon du médico-social. Il souffre d’une psychopathologie dite limite et il a le traitement qui va avec, garanti sans huile de palme, 100% DSM ! Son langage symptomatique traduit souvent ce qu’il cherche à nous dire dans la jungle de ses angoisses. Au premier abord, il est très attachant, fragile et vite déstabilisant car il est touchant à bord écorchant.
Alors lui au niveau de la demande c’est quelque chose ! C’est énorme…
C’est de l’ordre de l’épuisant. D’entrée, il m’a convoqué dans le rôle de mère suffisamment bonne, oui je sais, ce n’est pas très flatteur à l’égard de mon physique et de mon sexe. J’étais selon lui et je ne le comprenais d’ailleurs pas à l’époque, hormis le fait que je sois aussi le dirlo de la structure, celui qui dans son fantasme était capable de répondre à tous ses besoins H24. Je ne représentais pas son père car les pères sont absents, nous l’avons vu et de toute façon le père aujourd’hui c’est celui qui demande l’autorisation à la maman comme un tout petit me disait un jour Marc Ledoux psychanalyste à la clinique de La Borde.
Alors pourquoi Mowgli, ferait appel au nom du père ?
Loin d’être idiot, il me mettait dans l’inconfortable place que je ne savais pas tenir.
J’ai mis un temps fou à me sortir du piège dans lequel il me convoquait chaque jour pendant deux ans. « Ecoutez c’est long deux ans » disait la marionnette de Jacques Chirac dans les guignols sur canal + ! Je me souviens d’un jour où à l’issue d’une séance d’analyse de la pratique, Paul Fustier s’amusait de ce que j’avais pu dire de mes renoncements face à ses demandes répétées.
Ce jour-là, j’avais raconté en AP que j’avais acheté à Mowgli alors que j’étais en course au supermarché, une fusée en plastique qui s’expulsait par compression d’air. Je précise que le supermarché n’est paradoxalement pas l’endroit le plus difficile pour lui imposer de la castration car ce qu’il cherche est tout autre. C’est de l’ordre de l’amour, de l’adoption, du plein et ce qu’il possède n’a aucune importance pour lui. Il donne tout ce qu’il a ou sinon il le casse. Il sait faire le vide autour de lui au point de nous apparaitre parfois dans une intersidéralité questionnante.
J’aurais pu dire non mais 3 euros payé pour un objet à l’obsolescence programmée à 3 mn, ont eu raison de ma détermination à dire non pour la 30ème fois de la journée. Je me disais que cela pouvait paraitre cher, cela faisait 1 euro la minute mais la clinique du sujet ne doit pas souffrir de petites économies. Je m’étais alors encore trouvé là, une excuse imparable !
En rentrant, il lui fallait essayer l’objet et dire aux autres que c’était moi qui lui avait acheté. Mowgli en bon maître chanteur polymorphique corse aime faire ‘chanter’ les autres à plusieurs voix en se revendiquant comme mon fayot. Cette situation clairement énoncée par Mowgli a souvent été source de conflits ou de discussions appuyées entre enfants et adultes. En plus de me convoquer dans ce rôle supposé de mère, il en profitait pour me mettre en difficulté dans le groupe. La mère suffisamment bonne que je n’étais pas venait se confronter en moi à celle qui était insuffisamment mauvaise et je passais discrètement ma colère sur oncle Donald… Car Winnicott c’est mon objet transitionnel. J’ai une petite cible avec sa photo et j’y balance un tas de projectiles quand j’en ai vraiment besoin…
Ce jour-là, je lui avais demandé dix fois d’expulser sa fusée, expression phallique d’une de ses nombreuses obsessions, au plus loin de la maison pour ne pas qu’elle retombe sur le toit, perché à 8m.
3 fois je suis monté malgré mes dires de ne pas le faire, sur le toit avec l’échelle pour la rechercher en rageant contre lui et cet objet programmé à ma propre obsolescence transférentielle et éducative ! Je l’ai fait sous les ricanements de mes collègues qui n’ont à aucun moment pris le relais, ce qui est pourtant notre habitude quand l’un de nous est en difficulté relationnelle.
Je l’ai fait aussi sous la huée des autres enfants pour qui ma parole non tenue, venait confirmer la place de fayot que Mowgli avait dit avoir auprès de mon ministère clinique en décomposition avancée. C’était maintenant certain, dans leur fantasme groupal, ils se persuadaient que le père Jacquot n’aurait jamais fait cela pour eux !
Il faut savoir donner de soi pour accoucher d’un groupe solidaire d’enfants aux troubles multiples et qui ont la fâcheuse tendance à refuser toute implication collégiale. Je sais, je positive comme je peux encore et encore, ce n’est que le début d’accord d’accord !
J’avais le moi-peau en lambeaux. J’étais furax contre moi-même et puis contre les autres. Je ne parle pas du grand Autre qui n’est de toute façon jamais là quand on a besoin de lui mais de mes collègues qui se jouaient eux aussi de moi.
Ces renoncements auraient pu pourtant me faire passer de la place de mère à celle de père (à cause du coup de l’échelle à 8m, je me disais c’est un truc de mec pour sûr !) mais sur le coup, j’avais l’impression de m’être comporté plutôt comme un grand parent, le genre papi gâteaux venant insidieusement détourner ce qui avait été décidé par l’équipe de parent non parent, de famille non famille en réunion. Je m’étais auto exclu du pacte qu’on était censé avoir. Je m’inscrivais dans un faux self institutionnel.
Encore merci à toi Donald dubble W avec toi la vie, elle est comme avec un vrai faux frère institutionnel !
Paul Fustier s’étonnait que ma narration n’ait pas provoqué plus de conflits dans cette réunion. D’après-lui dans les institutions où il faisait l’AP, un tel aveu surtout de la part du directeur ou d’un chef de service aurait entrainé une volée de bois verts. Lui aussi ricanait doucement en replaçant sa mèche de cheveux rebelle d’un coup de tête nabilesque « non mais allo quoi, un truc pareil en analyse de la pratique ??? ».
Ce n’est pas tant ce que Mowgli demande qui est important, c’est à celui à qui s’adresse la demande et le traitement qu’il va en être fait qui est important. La demande c’est à la fois de l’angoisse et de l’amour qui s’adresse à un sujet supposé savoir y répondre H24 dans le cas de Mowgli. Cette demande cherche à combler du vide, un vide qui semble être un appel à la dévotion maternelle
Je dois alors bricoler du possible, tricoter de l’acceptable dans le refus que je vais forcément lui signifier. Dans le jeu du ni oui ni non dans lequel il me convoque, je n’ai pas de solution pour le contenir. Je sais différer la crise mais je ne sais pas l’empêcher. Si je dis oui à un moment, il s’arrange toute suite pour faire une nouvelle demande encore plus irréalisable. C’est comme si à chaque fois, il attendait un non, l’autorisant et légitimant la crise. Sa demande devient un langage symptomatique qui vient buter contre une réalité qui lui est inacceptable et là j’ai beau chercher, je n’ai rien à lui proposer en autre. Je suis impuissant face à l’impuissance de cet autre qui m’échappe. Jean Cartry me disait, il faut savoir faire le deuil de cette toute-puissance à vouloir changer l’autre à tout prix et je m’en arrange bien aujourd’hui. Après avoir dit cela, on n’est pas plus avancé, je vous l’accorde.
A chaque fois c’est pareil, il sort de la pièce, il part en rage, renverse tout sur son passage, bibliothèque, décorations, explose un mur de Placoplatre, détruit une partie du mobilier de sa chambre, sort à moitié nu dans la neige ou sur la route du village, se griffe le visage, casse ses lunettes… Pour ce qui est des lunettes, je n’ai pas trouvé d’interlocuteur suffisamment bon à la CMU pour comprendre qu’il lui en fallait au moins 4 paires par an ! Une fois, on m’a dit que je devais changer de métier si je ne savais pas élever les enfants dans le droit chemin.
Les demandes de Mowgli sont multiples et variées et ressemblent tantôt à un bottin de Paris tantôt à un inventaire à la Prévert et finalement pour finir toujours aux sanglots longs des violons de l’automne.
Pour le coup avec lui, je me trouve dans le transfert et le contre transfert. Dans cette position énigmative et imprévue de transporter des passagers clandestins. Combien de fois ai-je vu ma mère débarquer à mon insu puisqu’il me convoquait dans le rôle de mère, parler avec sa mère sur le théâtre du transfert dans notre discussion en cours ? Le pire était quand elles se trouvaient entre elles des affinités, cela m’était insupportable ! Le théâtre du transfert est un terreau propre aux germinations les plus fécondes et improbables et c’est à partir de là que commence la clinique du quotidien.
La demande avec Mowgli s’appuie sur des carences affectives précoces que nous ne pourrons jamais remplir, ni totalement réparer. La tentation de combler du vide par du plein est une illusion dangereuse, consumériste et de résultat qui entraine en général de la sidération et pour finir toujours de la violence. Aussi paradoxal que cela soit, c’est très violent pour le sujet que de vouloir combler son propre vide par du plein.
Du plein de vide en fait car notre position me semble-t-il ne peut s’inscrire qu’en creux et dans le manque.
La demande pour Mowgli, c’est la porte ou plutôt le vasistas pour rentrer en relation. C’est un prétexte relationnel. Et puis vasistas vient de Was ist das, qu’est-ce que c’est, dans la langue de Freud.
Qu’est-ce que c’est qui me fait te demander la lune ou de m’adresser à toi comme si tu pouvais le faire ?
Alors je sais que c’est parce ce que c’est moi qui suis là et lui fait face dans ce rôle de parent-non parent dans cette famille non famille ; un type énigmatique qui fait comme si mais qui n’est pas et qui en fin de compte est sa seule adresse dans la perte et le manque.
Je suis une énigme pour lui, je ne m’effondre pas, je ne le maltraite pas et cette énigme qu’il interroge chaque jour lui impose à son insu un travail de symbolisation qui parfois arrive à contenir certains passages à l’acte. Il y a plein de moments où Mowgli semble aller plutôt bien où le train de ses demandes s’arrête en gare de ce qui vient parfois faire sens dans ce qu’il cherche à nous dire et dans les réponses non réponses que nous lui apportons.
Je sais toutefois une chose, c’est que si je l’emmenais sur la lune, après avoir posé un pied sur terre au retour, Mowgli me demanderait « et maintenant qu’est-ce qu’on fait, t’as prévu quoi comme activités ? ». Et comme je me serais sans doute prévu des vacances après un tel voyage, il me demanderait en en appelant encore au plein de l’emmener avec lui !
J’ai trop envie pour finir cette discussion de rajouter cette phrase de Nietzche que j’adore et qui illustre bien mon propos sur cette question de la demande avec Mowgli.
« Il faut du chaos à l’univers pour accoucher d’une étoile qui danse. ».
Mais je préfère terminer mon intervention en vous racontant une dernière petite anecdote au sujet de Mowgli et qui vient bien interroger la question de la demande mais cette fois sous un angle à peine diffèrent.
Il y a environ 15 jours, un dimanche en fin d’après-midi, Mowgli revient au LVA après un petit tour dans le village lourdement chargé d’un gros potiron. Mon collègue lui demande d’où il provient sans pouvoir obtenir de réponse sinon celle d’un passage par la crise car il le soupçonne de l’avoir volé dans un jardin.
Le lendemain, l’institutrice du village nous appelle en demandant si un certain Mowgli est bien dans notre LVA. Elle nous dit que le potiron planté par ses élèves dans le jardin pédagogique de l’école primaire a disparu et que sous un petit tas de pierres mis à la place du potiron, les enfants ont trouvé un mystérieux message.
Je vous le lis :
POUR L’ECOLE
On a pris la citrouille de l’école et elle est au Lieu de vie la bergeronnette.
Concacter nous au 03 85 72 38 89
J’espère que ça vous me fait pas trop de problèmes
Appelez Mowgli
Suivi pour finir de sa plus belle signature !
Un M qui veut dire maudit… Non Mowgli !
Ceci n’est pas un lapsus aurait pu peindre Magritte, un soir de plénitude clinique…
Eric Jacquot le 24 novembre 2014