mercredi 20 juillet 2011
Stéphane Bollut/ Juillet 2011 .
De la substitution à une suppléance l’autre : « la suppléance éducative « (1).
Je voudrais d’abord saluer Catherine Sellenet pour le travail qu’elle accomplit par le truchement de son métier d’universitaire en Sciences de l’éducation. Dans la littérature du travail social et de l’éducation spécialisée, elle est, notamment par sa référence au travail de Saül Karsz, une des rares –et toujours avec la douceur ferme qui caractérise son esthétique d’engagement et d’écriture- à ne pas obéir à l’évidence des énoncés contemporains. « La tendance actuelle est à la stigmatisation de certaines catégories de population, à l’élaboration fiévreuse de lois contextuelles, à la remise au goût du jour de politiques sécuritaires, comme le couvre feu pour protéger cette fois la société de sa jeunesse . (Hélas le) temps est à l’agir plus qu’à la réflexion » (2). Catherine Sellenet nous avait donc bien prévenus des réformes de 2007, alors en préparation, consacrant par les schèmes consubstantiels de la prévention et de la répression, l’actualisation désespérante de l’ancestral et persistant paradigme de la pitié ou de la potence. Voila, entre autres, ce qui nous arrive quand on renonce à la dimension politique, quand on renonce à traiter la crise de l’autorité (autorité en tant que métaphore du nom du père, en tant que faire exister).
Son propos a selon moi une vraie valeur critique, au sens d’Althusser. «
Une critique qui ne repose pas sur des principes théoriques justes n’est pas une critique : c’est une attaque. Une critique qui ne rend pas possible une rectification n’est pas une critique : c’est une opération chirurgicale ou policière. Une autocritique, même sincère, qui ne débouche pas réellement sur une rectification n’est pas une autocritique : c’est une confession religieuse
» (3).
En effet par son ouvrage il lui s’agissait bien, au regard du traitement sociétal des faits divers (affaire d’Outreau, réseau de pédophilie d’Angers), de passer du jugement lapidaire populiste (« les travailleurs sociaux n’ont rien vu et n’ont rien fait ») à la construction du problème ou, comme elle l’écrit elle-même d’emblée, de passer «
de la dénonciation à la question
». Ici donc dans son livre de 2006 et plus précisément – et je suis de ceux qui la rejoignent dans cette préoccupation, pour le moins- elle affirme que la question de la protection de l’enfance, qui se pose à nous contemporainement, n’est sans doute pas à traiter en terme effrayant de
coaching
à la parentalité mais en tant que souci sociétal d’une restauration symbolique. Sellenet note bien dans ses enquêtes, par exemple, le dit effondrement symbolique condamnant le travailleur social, dans sa solitude, à une posture procédurale, démagogique et faussement débonnaire ; où se poser et tenir une position qui réfère reviendrait à représenter «
un danger subjectif de perte de la relation chèrement acquise
( !) » (4).
Je tendrai néanmoins à m’éloigner de Catherine Sellenet de par le traitement cognitiviste –revendiqué comme écosystémique- qu’elle en fait. Certes elle ne met pas au dessus de tout son appartenance légitime, rappelant que les notions de suppléance, bientraitance et autre compétence parentale doivent être secondarisées devant « la notion de danger à ne pas oublier » (5). Son souci est de toujours débusquer cette tendance des solutions idéologiques à des problèmes médiocrement construits. Par conséquent elle triture la notion de bientraitance, soulevant qu’elle n’est pas « l’envers de la maltraitance » et que l’ambition n’est donc pas d’édicter « un catalogue de recettes (éducatives)» (6)… Elle réfère à Terrisse pour rappeler que la dite bientraitance est relative à chaque culture et à chaque époque et qu’elle parle donc « (d’) adapter l’enfant de façon harmonieuse aux conditions de vie qui prévale dans (chaque) collectivité ». Au niveau de la posture du travailleur social, il conviendrait donc en suivant de privilégier quatre axes : « se décentrer, comprendre le système de référence, construire une relation d’alliance, négocier pour mettre en œuvre un processus de changement » (7). Mais qu’est ce qui va garantir que le Sujet sera prémuni et à l’abri de l’individualisation ou de la privatisation des problèmes sous le paravent de la dignité systémique ? A n’en pas douter plus on néglige le déploiement du transfert et le traitement contre transférentiel –dans le dispositif institutionnel-, plus on prend le risque que le père fort (quand bien même aujourd’hui dissimule t-il sa violence derrière le masque de la séduction) prenne le pas du père phore ; autrement dit plus on réfute le dévoilement clinique plus on « psychologise ». Je veux dire que toutes ces attentions à la complexité de l’interculturel et de la diversité des familles sont sans doute bien venues, mais tout cela manque singulièrement pour moi de référence structurelle. C’est le règne possible de ce que je nomme « l’autorizontalité », d’une communauté de frères con-sidérant avec le chèque en blanc éthique que l’inter-dit puisse être une donne caduque. Ce n’est point tant l’éthique que nous attaquons mais la croyance qu’elle puisse être comme telle hors son appui au politique. Nous nous inquiétons avec Lebrun de cette consécration contemporaine de l’évacuation de « l’au-moins-un ». Si l’éthique pense pouvoir se passer de « l’au-moins-un », elle prendra une place totale, comme un gaz (8)… Quels que soient les paravents de dignité que nous trouverons pour la recouvrir, nous ne pourrons nous échapper encore longtemps à la nommer arbitraire matriciel et violence de l’interprétation (Aulagnier).
Mon propos ici ne dit donc rien de Catherine Sellenet, elle dont le discours nous fonde à parler dans ce qu’il ne nous convainc pas. Et à propos d’un travail qui a le mérite de construire des problèmes et de fonder à parler, notons que le travail de Sellenet cousine très singulièrement avec celui de ceux que je nomme de l’école de Nanterre : de Corbillon à Fablet en passant par Durning (9). En effet au carrefour de l’histoire et de la sociologie –par une démarche expérimentale- ils construisent une psychosociologie dite écosystémique, dont la valeur anthropologique contributive au champ de l’éducation spécialisée est patente. Leur objet est l’institution socio éducative, plus singulièrement l’internat de l’enfance inadaptée ; s’y trouve la régalienne : la MECS. Je rappelle ici la définition donnée par Durning de la « suppléance familiale » (1986) : « l’action auprès d’un mineur visant à assurer les tâches d’éducation et d’élevage habituellement effectuées par les familles, mises en œuvre partiellement ou totalement hors du milieu familial dans une organisation résidentielle » (10). Dans l’histoire des idées de notre champ de l’éducation spécialisée, ce concept a pu se révéler un moment doué d’importance en ce qu’il se proposait de débusquer le principe historique de substitution parentale.
Quoi qu’il en soit je ne suis pas convaincu en notre ère de crise de l’autorité de l’efficience concaténatrice de cette notion, là où l’anomie ambiante de nos institutions, prises dans la totalisation managériale, met les subjectivités en péril. Je voudrai ici proposer ma contribution.
Je recherche un paradigme pour la MECS. Quel levier ? Quel pattern restaurateur de la libido educandi et de sa prise de risque créatrice ? Je vais ici utiliser la grille de Karsz (11) qui me semble éminemment pertinente, afin d’arriver à ma proposition. Le philosophe considère trois figures du travail avec les familles (et on rappelle que pour penser la MECS, il est fondamental, pour moi, d’entrer par le rapport à la famille). Le décalage nécessaire avec l’école de Nanterre est le suivant : les figures que nous allons nommer correspondent certes à une histoire du travail social et donc à une histoire sociale, mais sont aussi à considérer d’un point de vue structurel. En effet comprendre avec Karsz nécessite toujours de tenir compte d’un double paramétrage : le paramètre historique ou idéologique et le paramètre structurel ou inconscient (12).
Voici ces trois figures que je vais utiliser (et dorénavant le lecteur voudra bien excuser les décalages possibles de style, là où je vais reprendre des passages de mon livre publié en 2010) :
1. le travail pour : la charité ;
2. le travail sur : la prise en charge ;
3. le travail avec : la prise en compte.
1. « Le travail pour » ou l’ère de « la charité » peut qualifier aujourd’hui la tâche humanitaire par exemple. « La charité s’adresse à des créatures, soit à des personnes prises dans le manque, dans le dénuement ; elle ne sait rien du désir, à moins de le rabattre sur les besoins, les motivations, les penchants, les envies, les passions… » (13). Le terme de charité renvoie déjà à la fondation confessionnelle des MECS. La préoccupation de l’enfance en danger appartient à l’initiative privée. Les associations confessionnelles (14) ont bien souvent émergé sous l’occupation ou après-guerre pour prendre en charge un contingent accru d’enfants orphelins ou abandonnés, quoi qu’il en soit livrés à eux-mêmes. En sus de l’origine de l’orphelinat, on notera que les placements dans l’internat des années 50 étaient qualifiés rapidement en ordonnance 45 « car cela allait plus vite ». Il s’agissait bien d’éloigner les enfants de familles vécues comme « déficientes », « mauvaises », « toxiques » ; c’est ainsi que placement et au moins éloignement de la famille constituaient un pléonasme. Il y avait bien substitution. Avec Fustier on a pu parler de l’idéologie du manque à combler en tant que théorie spontanée (les enfants ont une béance d’amour, il suffit de la combler). Un certain nombre d’expériences (15) ont vu des pédagogues céder au fantasme d’engendrement au point de faire table rase du passé des enfants. C’est ainsi que structurellement, avec le même Fustier, on dira que la majorité des internats ont pu se constituer sur un organisateur psychique inconscient de dévotion maternelle.
2. « Le travail sur » ou l’ère de « la prise en charge » « présume que ses destinataires ont des demandes, font des appels, sont tenus à des désirs que leurs conditions de vie empêchent de réaliser : c’est justement ce qu’il s’agit de prendre en charge » (16). L’évolution des MECS vis-à-vis des familles est d’abord empirique. Dès les années 60 et 70, les équipes éducatives induisent auprès des tutelles et du Juge des enfants la régionalisation des placements. L’expérience montre bien qu’on ne peut travailler auprès des enfants sans leurs familles. Mais les familles étaient sans doute davantage convoquées pour faciliter le projet d’une institution
qui accède au social et à la voie de l’autonomie dès 1975. Quitte à être un peu lapidaire, on dira que les familles étaient vécues comme incompétentes, mais leur détresse et « leur bonne volonté » faisaient d’elles des « bons pauvres ». Les familles avec lesquelles les choses se conflictualisaient étaient reléguées au statut de « mauvais pauvres » ; et l’institution avait beaucoup de pouvoir pour influer auprès du Juge sur les droits de visite et d’hébergement. On sait que, jusqu’en 1984, les familles n’ont pas de droit à l’information ou d’accès possible aux écrits professionnels rédigés quant à la situation de leurs enfants. Sans intention consciente de nuire de la part des professionnels, la violence de l’interprétation fondait donc sans doute beaucoup de décisions. Cela dit, nous avons largement exprimé que la violence symbolique ne correspond pas à une époque : elle est structurelle. Les notions de projet et de contrat surgissent dans les années 80 et 90. Il n’échappera pas que le projet est contemporain « des Vingt Piteuses » : le terme d’insertion apparaît pour la première fois dans une circulaire de Pierre Mauroy en 1982. C'est-à-dire qu’il s’agit de maintenir les personnes dans un système qui légitime l’exclusion. Ainsi on se souviendra de cette complicité entre libéralisme et méritocratie républicaine (structure du rêve de l’unisson). C’est dire que celui qui ne s’est pas saisi de ses chances de prospérité est quelque part « responsable » et doit s’amender (contrat) en expliquant (dans la relation duelle du case work ) ce qu’il compte faire pour s’en sortir (projet). On pourrait dès lors presque dire que les travailleurs sur autrui continueraient à s’occuper de « leurs gens » (charité), mais en tant que professionnels évacuant « pitié et commisération (17) » (prise en charge). Ceci étant des années 80 aux années 2000, on peut vanter le cheminement démocratique (l’usager au centre du système, fonctionnement social des établissements s’inscrivant dans la cité…), tout en s’inquiétant que ce processus démocratique soit mis en péril par une faille de la dimension symbolique (la société des individus avec Gauchet) : c’est cette inquiétude qui a fondé mon livre là où on assiste, selon l’expression de Renaut, à une survalorisation du paradigme juridique. On se souviendra que l’inscription de l’institution dans un territoire parle d’une ère éco systémique : Durning conceptualisera les notions « d’intervention socio-éducative » (1995) et de « suppléance parentale » (1986). La notion de suppléance s’est donc imposée idéologiquement en lieu et place de celle de substitution. C’est un moment fondateur donnant aux professionnels la capacité de travailler leurs rapports aux familles. Idéologiquement toujours, on sait à quel point Maurice Berger (18) a pu attaquer le concept de suppléance, a fortiori dans le temps de l’idéologie familialiste contemporaine. Il rappelle bien à quel point les théories de l’attachement montrent qu’un enfant a besoin d’être étayé pour grandir… et que, si les parents sont pathogènes à cet endroit, la société se doit de garantir à ce même enfant des adultes les suppléant. Pour finir, il convient de venir sur le paramètre structurel. Il s’avère que le concept de suppléance doit permettre de mettre les fantasmes au travail, non point de les chaper. Je m’explique. On sait que le placement, qui énonce une séparation pour permettre une réelle présence psychique et garantir les places, est le plus souvent vécu comme une rupture. Une chute pour l’enfant voire une menace d’anéantissement ; déchéance, honte, sentiment de rapt pour les parents ; fantasme d’engendrement ou d’être les bons parents face à des mauvais chez les éducateurs. Ainsi la structure de la substitution demeure obligatoirement. A ne pas vouloir mettre ces fantasmes ou sentiments au travail, on constatera que les éducateurs tendront à « minoriser » les parents (c'est-à-dire à les prendre en charge : la rivalité étant devenue impensable du fait de la culpabilité vis-à-vis de ses propres fantasmes déniés). On conclura ici en deux assertions pour introduire le point d’aboutissement de l’article (au cœur de la figure de « la prise en compte ») : ce n’est pas le fantasme qui est interdit mais sa réalisation ; ceci dit, dénier, sous le poids de la culpabilité, avoir des fantasmes revient à les réaliser.
3. « Le travail avec » ou « la prise en compte ». La prise en compte est redevable aux deux figures précédentes ; elle est « contre », en appui. Elle « ne vient pas énoncer la vérité ultime de l’intervention sociale, la voie royale que toutes affaires cessantes il conviendrait d’emprunter » (19).
Je parle d’un changement de paradigme ne pouvant se suffire du vœu pieux de l’accueil de la diversité pour penser ; la prise en compte parle de processus psycho sociaux. Dans les leçons de la clinique, il s’agit de s’abandonner au dévoilement de la rencontre, où se retravaille, transférentiellement ou par emboîtements de répétitions de scènes, la genèse de l’être au monde. Très en accord avec Karsz donc, nous n’avons plus à obéir à « des horizons inexorables » mais à « planter des balises » : là sont les fondations du travail éducatif. « Dans la prise en compte, ce n’est pas à l’intervenant de donner une place, mais de reconnaître (…) celles que les sujets occupent déjà ». Encore et définitivement : « tenter des prises en compte suppose que le praticien est à même de se prendre en compte lui-même, c'est-à-dire qu’il tente de comprendre quelque chose de ce sur quoi il travaille et de ce par quoi il est travaillé » (20) (« le Moi de l’éducateur est le Soi rencontré avec l’autre », Morandi). Ceci étant dit, hors l’exigence collective d’appui à du symbolique (le politique), les principes d’autonomie et de responsabilité (la politique) sont des fictions libérales destructrices de subjectivités. Nul n’est autonome un jour et pour toujours : nous sommes tour à tour sujet, objet, acteur et avons toujours besoin d’un autre dans le procès d’invention de nos héccéités (nous parlons bien de croissances spiralaires, non plus tant de stades du développement). Quant à la responsabilité de l’éducateur et des équipes éducatives, elle est ainsi inenvisageable hors son appui dynamique à un institué.
La métaphore du nom de l’institué est à restaurer là où l’idéologie familialiste phagocyte le tâche symbolique éducative. On notera, en effet, comment, même dans le discours du juriste, la MECS est suspecte là où, pourtant depuis vingt ans, elle a su diversifier ses prises en charge (internats en petits effectifs, services transitionnels, accueils séquentiels créés par les leçons du travail avec les familles). Sofia Bento-Rossignol a pu écrire notamment : « la mesure de placement, en ce qu’elle constitue une atteinte à la vie familiale, doit rester proportionnée au but poursuivi (…) et éviter une rupture des liens familiaux (21)» ( !). La séparation parle de dimension symbolique et s’oppose de fait à la rupture. On notera comment l’auteure énonce cette assertion ligaturante, après avoir écrit que l’autorité parentale est dévolue « naturellement » aux parents : nous disons que c’est exact mais précisons que cette autorité est dévolue à la famille au nom d’une loi extérieure. Ainsi faudrait-il qu’aujourd’hui les parents soient au centre parce que nous les avons maintenus si longtemps à la marge ? La tradition est importante, mais ne peut pas se retourner en un processus défensif rigide pour éviter la tâche princeps éducative obligeant à l’analyse. Cette tâche n’implique pas l’annulation parentale, bien au contraire. L’internat n’a pas à héberger des parents : il héberge une problématique familiale. Les parents en difficulté sont souvent pris dans une chaîne d’incestualité : cette souffrance n’est pas une monstruosité ; si l’on se doit d’avoir une compréhension empathique (imaginaire) c’est au nom de l’acceptation ou de la non acceptation fondées sur le tabou de l’inceste (symbolique). Ainsi le placement est un scénario originaire de réorganisation des places. Sans doute que cette tâche induit une rivalité parents/éducateurs : mais il faut faire vivre cette rivalité en tant que lutte doucement ferme (Oedipe) qui n’est pas le combat du désir mimétique de Girard (violence fondamentale). Le placement doit mettre en branle la question de la problématique des places et non pas la ligaturer par de l’idéologie. Ainsi, si l’institution est convoquée dans son lien partenarial avec l’enfant et sa famille, c’est parce que cette solidarité organique (loi de 2002, réforme civile de 2007) se fonde au niveau du lien éducatif que l’institution doit tenir au cœur de la problématique familiale, et ce au nom de la loi (Assistance éducative).
Dominique Fablet note comment la Réforme de 2007 nous invite à requestionner les relations avec les familles. Il considère que la conceptualisation de Durning (« (…) accomplir à la place des parents les actes éducatifs usuels sans les remplacer » (22)) a mis des années à s’imposer. Cette conceptualisation s’est montrée très opérante pour accompagner l’évolution de la pensée du travail avec les familles. Nous disons bien avec les familles. C'est-à-dire que Fablet ravive le débat (suscité par des juristes et des psychiatres dans les années 90) sur la question du choix conceptuel de « suppléance parentale » ou de celui de « suppléance familiale ». Il lui semble que la réforme de 2007 invite à réinterroger la pertinence de « suppléance parentale » en effet. Quant à lui donc, il considère que l’on doit parler de suppléance familiale dans la mesure où « une recherche réalisée en pouponnières a montré que le placement d’un enfant (…) suscite en général la mobilisation d’autres membres de la famille que les seuls parents (23) ».
C’est ici que je fais ma proposition de paradigme organisateur. Je considère que la suppléance n’est pas fondamentalement parentale ou familiale. Je dis que la suppléance est principiellement suppléance éducative. Ce qui est à acquitter ou à compléter, c’est la tâche éducative définie par l’article 375 du Code Civil et non pas la tâche parentale consacrée par l’Etat civil. L’autorité parentale et l’Assistance Educative permettent des engagements très singuliers, de l’histoire, du roman et du mythe… mais ces écritures ne se définissent socialement comme telles, que par la même loi qui leur est également extérieure. Nous parlons de la tâche de garantir le procès d’individuation : entre attachement et arrachement, entre Antoedipe et Œdipe. Nous parlons du travail sur la trame des origines de la psyché. Ce travail ne peut annuler l’état civil, bien au contraire ; mais on ne peut réduire ce qui fait l’origine de tout sujet à la traduction idéologique et interdisante d’une certaine évidence de l’état civil. Dès lors, il pourrait convenir de définir « notre » « suppléance éducative » en tant que processus institutionnels psychosociaux obligeant et habilitant les retours des sujets vers leurs propres scènes, afin de garantir des héccéités qui s’inventent. Il me semble cheminer vers un institué, en tant que levier symbolique devant permettre aux équipes de mettre en œuvre leur créativité. Il ne s’agit pas de contester le choix de société énoncé par la Réforme civile de 2007 (on y a entendu un véritable vœu de solidarité organique) en suivant la CIDE et la loi de 2002 ; mais il s’agit d’envisager que son processus démocratique ne peut se tisser qu’en appui de l’Assistance Educative (24). Seule cette légitimité (en tant qu’établi de travail et mesure de consistance) peut nous permettre d’inventer l’aventure de nos liens ; hors d’elle, le processus démocratique nous semble en véritable risque de ligatures idéologiques.
Je me propose maintenant de prendre congé. Il ne s’agissait que d’un moment dans un Moment, ouvrant à la voie des autres. L’enthousiasme systémique de la réforme civile ne peut faire disparaître, au travail, l’Assistance Educative. Elle seule, juridiquement, nous contraint et nous habilite à faire œuvre éducative ; à nous abandonner à cette rencontre majeure afin de garantir la croissance du petit d’homme. Seul cet appui organisateur et la pensée de cet appui (la concaténation de la métaphore de l’institué) peuvent permettre la vigueur et bien l’existence même d’un processus démocratique de nos institutions socio-éducatives. En effet substituer ou suppléer, c’est en tout cas l’intransitivité du verbe qu’il faut consacrer. On ne remplace personne, on accomplit quelque chose. Ce n’est pas tant de l’inconscient ou de l’implicite des sujets -parents, enfants, éducateurs- qu’il s’agit, que de l’inconscient de la chose éducative : sous-venir ou épiphanie ( alethia ). On ne délire pas tant sur ses parents que sur le monde auquel ils affilient. Il n’y a de famille que par-ce que le social engage.
Stéphane BOLLUT.
(1) Stéphane Bollut, Autorité et Démocratie, la Maison d’Enfants à Caractère Social , l’Harmattan, Paris, 2010.
(2) Catherine Sellenet, L’enfance en danger, ils n’ont rien vu ? , Belin, 2006, p.215.
(3) Louis Althusser, « Projet pour un recueil de textes », in S. Karsz, Théorie et politique : Louis Althusser , Paris, Fayard, 1974, épuisé. On trouve cette citation actuellement sur Pratiques Sociales , le Pas de Côté n°22, juillet août 2011. La citation est reprise par Joseph Rouzel sur le forum 2 de Psychasoc en date du 18 juillet 2011.
(4) Sellenet, Ibid, p.87.
(5) Ibid, p.14.
(6) Ibid, pp.97-98.
(7) Ibid, p. 106.
(8) Nous renvoyons au tableau de la sexuation chez Lacan. La partie gauche évacuant la droite c’est la tyrannie ; la partie droite forclosant la gauche c’est la totalisation.
(9) Michel Corbillon est aujourd’hui retraité. Il est l’auteur et le co auteur d’ouvrages sur l’enfant placé et la question de la suppléance familiale (on peut citer notamment suppléance familiale en Europe , 1994). Paul Durning est le plus connu des trois. Sa démarche intellectuelle a le caractère aigu et rigoureux du philosophe. Il s’appuie sur le contexte historique pour penser la question supplétive qu’il conceptualise en 1986, mais aussi celle de l’enfance maltraitée. Il a pris une place majeure, je pense, dans la réforme civile de 2007 (notion de danger, rôle central des conseils généraux…). Dominique Fablet poursuit les recherches sur l’ « éducation familiale » et les dispositifs de suppléance familiale en internat. Il a une importante activité éditoriale (direction de collections chez l’Harmattan) publiant et co publiant l’actualité des recherches sur ces questions et également sur les dispositifs d’analyse de la pratique (on peut évoquer ici Blanchard-Laville).
(11) Saül Karsz, Pourquoi le travail social ? , Dunod, 2004.
(12) On peut aussi renvoyer au site de Saül Karsz « pratiques sociales » où se tient en son exergue la citation suivante : « l’idéologie et l’inconscient font nœud ».
(13) Karsz, Ibid, p.97.
(14) L’orphelinat est l’institution originelle de la MECS. On se souviendra qu’en sus des fondations confessionnelles, les corporations de métier avaient créé des fondations pour prendre en charge leurs orphelins.
(15) Je pense notamment ici à l’école orthogénique de Bruno Bettelheim, à partir de ce qu’en décrit Paul Fustier dans Les corridors du quotidien .
(16) Karsz, Ibid, p.97.
(17) Karsz, Ibid, p.97.
(18) L’échec de la protection de l’enfance , Dunod, 2003.
(19) et (20) Karsz, Ibid, p. 113.
(21) « Le paradoxe de l’environnement juridique des MECS », pp 11.35, Batifoulier, Refonder les internats spécialisés , Dunod, 2008, p.21
(22) Fablet, « les métamorphoses de l’éducation résidentielle », pp 59.71, op.cit. Refonder les internats spécialisés, p.70.
(23) Ibid, p.64.
(24) Et là aussi il appartient à notre société de possiblement réinterroger nos signifiants de santé, sécurité et moralité…