vendredi 28 avril 2006
Sans frontière ne signifie pas porosité, inceste généralisé ni famille tuyau de poêle. Sans frontière indique un déplacement de la limite artificielle. Médecins sans frontière, par exemple, n’implique pas que des médecins tournent, comme des girouettes, dans une danse échevelée, une excitation et une agitation transfrontalières, mais qu’il se rendent partout où leur devoir d’ingérence leur commande de soulager la souffrance qu’accompagne son lot d’horreurs et d’injustices, liés à des faits de guerre ou des cataclysmes naturels, partout donc où la souffrance des hommes, au-delà des frontières géopolitiques, convoque le savoir-faire de la médecine.
Qu’est-ce alors qu’une psychanalyse sans frontière? Une psychanalyse dont les émissaires se rendent partout où le réel les convoque, partout où il s’agit, dans l’espace social et collectif (champ de l’action ou de l’intervention sociale) ou dans l’espace psychique et subjectif (champ de la cure), partout où il s’agit de faire bord, là où une hémorragie de réel déchire le tissu symbolique. Il s’agit alors dans une psychanalyse sans frontière de subvertir comme des « perceurs de frontière » (expression que j’emprunte à Fernand Deligny) les renfermements imaginaires qu’ont produit la plupart des mouvements analytiques comme les mouvements sociaux. Ces enfermements - ces en-deça de la frontière – produisent des effets de neutralisation où les énergies, la pensée, le désir s’épuisent en vaines querelles – que la langue commune a bien raison d’épingler comme « querelles de chapelles », tant cet entre-soi (et contre l’autre) participe de processus religieux des plus sectaires.
La critique légitime de Lacan sur le fétichisme des standards de l’IPA n’a produit pour certains qu’un déplacement vers une autre forme de fétichisme où l’Ecole s’est muée en « et colle » : ça adhère à tout va ! Là où Lacan ouvrait un chemin, du travail du transfert à un transfert de travail, il y a eu un glissement – c’est en toutes lettres dans les textes de l’ECF - vers un transfert à l’Ecole.
Il s’agit aujourd’hui de se faire citoyen du pays de la psychanalyse, un pays sans frontière, qui reconnaît les particularités, les styles, les manières de faire et de penser de tout un chacun, pourvu qu’il en partage les prémisses qui tiennent en quelques mots : il n’est de clinique, dans le champ social ou psychique, que du sujet. Par sujet, nous désignons, non pas la personne, ni l’individu, mais cette spécificité singulière qui fait que « chaque un » se fait naître à chaque instant où il parle. Le sujet comme créateur et créature de la parole et du langage. Sujet de l’inconscient, précise Freud. Ce vaste pays qui déroule des paysages riches, variés, et contrastés, on ne saurait le confiner, ni l’annexer dans ces frontières imaginaires - aux territoires occupés par des effets de petite chefferie et balisés par des mots d’ordre militaro-religieux (certains ne parlent-ils pas parlent de Reconquête, tels les croisés partant pour la terre sainte, sus aux infidèles). Dans cet enfermement surgissent quelques relents des fameux Chevaliers teutoniques ou des Templiers, où leurs membres s‘adonnent à des adorations communautaristes des mêmes totems.
29 avril 2005
1 François Cheng, Le livre du guide médian , Albin Michel, 2004.
2 Christian Center (sous la dir.) L’insistance du réel , érès, 2006.
3 Ce sera également le thème abordé par le 2eme Congrès « Travail social et psychanalyse » qui se tiendra du 8 au 10 octobre 2007 au Corum de Montpellier sous le thème « Malaises dans le travail social : actes cliniques, institutionnels, politiques. »