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De la jouissance au désir.

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Serge DIDELET

mercredi 24 avril 2024

De la jouissance au désir

 

Dans l’Antiquité, le désir était circonscrit au Discours du maître et il devait être conforme à la morale des dominants. C’est avec Freud au début du siècle dernier, que le désir a pu s’exprimer dans toutes ses composantes y compris et surtout sexuelles, là où le désir est relié au plaisir.

L’ère contemporaine – qui s’illustre par une nouvelle économie psychique (Melman et Lebrun) - est celle d’un matérialo-utilitarisme qui assurerait la pleine satisfaction de chaque-un, ça s’appelle la jouissance objectale et c’est un rêve qui est un leurre sociétal, et cela pour des raisons structurelles, l’insatisfaction des trumains est de structure, il est marqué par le manque à être : ce n’est jamais « ça » …alors, autant courir après son ombre.

Les animaux humains sont des parlêtres, ils peuvent se poser la question ontologique de l’Etre en parlant aux autres, le parlêtre est pris dans le langage, il est conduit et déterminé dans le registre du désir et il n’est pas maître en la demeure car le désir du sujet dépend du désir de l’Autre. Qu’est-ce que le désir de l’Autre ? Le discours était déjà mis en place avant notre naissance, nous avions un patronyme ou un matronyme, et parfois déjà un ou deux prénoms, une adresse, et nous étions inscrits dès la naissance dans un Livret de famille, une inscription dans le symbolique ; et cette naissance s’accompagnait des discours du père, de la mère, des frères et sœurs, des grands parents, de la famille élargie, de l’entourage, des attentes et des souhaits et voire même des aspects négatifs ou positifs quant à notre venue au monde. Le sujet naissant est dès lors submergé par un bain de signifiants constituant le discours de l’Autre, auquel, au départ il ne comprend rien mais les enregistre à son insu dans ses réseaux neuronaux.

Ce discours préexiste au sujet qui advient, ce sera son héritage qu’il intériorisera et sans en connaître la véritable teneur. C’est Lacan - ce penseur visionnaire de la psychanalyse – qui expliquera que tout sujet est avant tout inscrit dans un texte présent avant lui, et ce matériel textuel – du fait de la plasticité du cerveau - va caractériser l’inconscient en genèse. C’est ce discours de l’Autre avec sa galerie de signifiants qui va constituer l’inconscient du sujet. Cela va le déterminer et cela s’illustrera dans sa vie par des impasses, des répétitions, des impossibilités, des butées, du refoulement, de la frustration, de la colère, du chagrin, du déni ; et seule une analyse approfondie pourra bouleverser et remanier ce savoir inconscient qui est aliénation transcendantale. L’aliénation sociale viendra de surcroit et toujours de façon insidieuse via ce que j’appelle « l’idéologie dominante », en référence à notre ami disparu, j’ai nommé le philosophe marxiste Louis Althusser.

Ainsi dans une analyse l’enjeu ne sera pas une consolidation du Moi ni une éradication des symptômes dans le but d’une meilleure conformité sociale. La psychanalyse n’a pas de visée orthopédique. Le but d’une cure analytique sera l’exploration du champ du désir, en d’autres termes, faire émerger le discours inconscient et la singularité du sujet. Cette finalité constitue l’éthique même de la psychanalyse. « Cultivons notre étrangeté légitime » disait le poète René Char.

Mais il ne faut pas confondre désir et jouissance. Chez les grecs anciens, le champ spirituel était soutenu par la recherche du souverain Bien, tel un idéal du Moi sociétal, et cela correspond, en psychanalyse à la dynamique du désir que la Doxa lacanienne appelle « phallus », cet horizon inatteignable, cet objet à la fois imaginaire et symbolique. Ce souverain Bien est ce qui (nous) manque, et le rechercher, c’est suivre la voie du désir qui s’organise à partir de ce manque qui est la perte primordiale et consubstantielle aux animaux parlants, les trumains.

La recherche des plaisirs immédiats c’est la voie de la jouissance, elle veut faire suture, combler, saturer, jouir sans limites, obstruer la béance existentielle, et cela en vain. Il faudrait pouvoir choisir entre désir et jouissance et cela renvoie même à des choix de société.

De quelle société voulons-nous ? Que voulons-nous privilégier dans notre vie sociale ? Celui qui ne vit que dans la jouissance voue son existence aux futilités consuméristes des satisfactions immédiates toujours décevantes. Sa vie sera une quête effrénée et sans fin de colifichets où il faut consommer sans cesse, quête d’objets « cause du désir » qui s’avèrent toujours en deçà des aspirations imaginaires à une jouissance qui se voudrait si possible sans limites. Décidément, ça laisse à désirer !

La psychanalyse peut-elle l’aider à en sortir ? La psychanalyse – c’est-à-dire des psychanalystes de bonne volonté – aura pour tâche de parvenir à transformer l’homme pris dans les jouissances multiples et mortifères en sujets de désir, à condition qu’il le veuille vraiment et soit moteur dans cette métamorphose par laquelle il aura notamment appris à sublimer, en d’autres termes à détourner les pulsions. Au début d’une analyse, il faut que la démarche s’inscrive d’emblée dans la plus haute visée éthique, caractérisée par cette question de départ : quel pourrait être ce souverain Bien qui me permettrait un rapport au monde plus fluide et plus facile ? C’est-à-dire pouvoir lâcher prise, ce qui autorise une autre respiration.

Le cadre des psychothérapies – et surtout d’inspiration comportementaliste - est différent, car la question du Bien est escamotée. Le thérapeute se mettra au service des « petits biens » que sont les jouissances, et non du Bien, c’est-à-dire le désir inconscient. Il s’agira essentiellement d’ajustement à la réalité. Il s’occupera de l’adéquation sociale, conjugale ou professionnelle de son patient. Il lui offrira un « prêt à porter » sociétal, il le rendra conforme et le normalisera, et cela sans aucune prise en compte de sa singularité, le sujet sera là hors sujet.

En évoquant le désir et le souverain Bien, cela convoque aussitôt l’amour. L’amour serait l’aspiration altruiste à vouloir le bien de l’autre, cela souligne le lien entre l’amour et le souverain Bien. C’est Lacan qui révélera que l’amour c’est donner ce que l’on n’a pas (… « à quelqu’un qui n’en veut pas »), c’est-à-dire offrir ce souverain Bien qui (me) manque et qui me manquera toujours ; le Bien étant définitivement un objet perdu, car dans le monde connu, il n’y a aucun objet qui puisse lui correspondre.

Au commencement de l’analyse va naître – et c’est indispensable - l’amour de transfert, cet amour adressé au savoir ; l’analysant ayant la conviction que l’analyste possède un savoir sur lui, ainsi que la clef de résolution du malaise qu’il peut vivre dans la civilisation. Le transfert sur l’analyste s’illustrera notamment par des répétitions de scénarios à deux, en rapport avec des expériences relationnelles et affectives antérieures. Le désir prendra forme à partir de ce transfert via la parole échangée dans l’espace analytique, et peu à peu il sera possible d’apprendre ce qui nous anime dans l’existence et savoir un peu plus qui l’on est. Sans relation de transfert, pas d’analyse, il faut en passer par là, quitte à devoir supporter les excès, où émergent l’amour et parfois sa face cachée, la haine – à l’instar de ce qui se passe sur une bande de Moébius - ; mais dans ce dernier cas, cela mettrait en danger la bonne marche de la cure.

Evidemment, la relation transférentielle induit une dissymétrie, l’un étant l’aimé (le désirable) et l’autre l’aimant (le désirant). Cependant cette aliénation nécessaire est provisoire, transitoire et momentanée. Elle est préférable à la possibilité de rester toute sa vie l’objet de ses symptômes ; l’analyse menée à son terme permettra de parvenir à vivre de façon inventive et novatrice, de se mettre en adéquation avec son désir par la sublimation active, ce qui pourrait convenir à une bonne définition de l’éthique.

Pour conclure provisoirement, les finalités de la psychanalyse ne seraient-elles pas en phase avec l’injonction nietzschéenne : « Deviens ce que tu es ! »

Nietzsche psychanalyste avant l’heure ? Il y a de quoi gloser…

Serge Didelet, le 19/04/2024

 (Texte inspiré de la lecture de l’excellent ouvrage de Gérard Amiel, « Apprendre à désirer »)

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