mardi 30 novembre 2010
Contenir le symptôme..Comment résister à cette déviance du travail social ?
Je suis une éducatrice spécialisée en colère. Il est vrai que j'ai choisi un secteur où si l'on perd sa capacité à se révolter, on perd de son engagement auprès des personnes qu'il nous est demandé d'accompagner.
Cela fait maintenant 5 ans que je travaille comme éducatrice, et l'expérience m'a appris que le fonctionnement de notre société est vicieux, sournois.. Il tape sur les plus faibles d'entre nous, tout en cherchant à les maintenir à leur place : de pauvres, de SDF, de toxicomanes..
Je travaille dans la rue, "éduc de rue" comme on dit. Dans un CAARUD 1 plus précisément. J'accompagne des personnes qui consomment des produits psycho actifs, licites ou non, quelque soit l'usage (nocif, récréatif, dépendance) et quelque soit le mode de consommation (oral, sniff, injection..). Dans cet espace, large très large, se situe beaucoup de personne ayant des statuts sociaux très différents.
Parmi eux, j'accompagne des personnes qui vivent et pour certains, meurent dans la rue. Ces écorchés vifs restés sur les bancs de notre société.
Ce travail demande d'œuvrer du coté de l'individu et du coté de la collectivité. Négocier et inventer sans cesse, pour mettre en perspective les interstices possibles de chacun de ces cotés.
Je suis une passerelle. Je remplie une mission qui ne m'est pas clairement demandée par nos tutelles mais qui s'impose à nous lorsque nous nous situons du coté des exclus. Insuffler quelque chose du coté du vivant, lutter contre le suicide, donner de l'espoir en cherchant les espaces du possible à investir..
Ces espaces du possible qui, du coté de la société, se réduisent comme une peau de chagrin avec l'ère de la rentabilité à court terme. Je précise à court terme car j'ai la conviction que notre société ne peut que s'enrichir en fonctionnant avec l'ensemble de ses membres. Mais cela coûte de l'argent dans un premier temps. C'est un investissement pour le futur.
Il serait temps d'arrêter d'en faire l'économie. Mais nous sommes en crise..
Je voudrais témoigner car je pense que le lieu d'observation où je me situe me donne des indices pour évaluer le degré de civilisation de notre société, et qu'il ne m'est pas possible de rester un témoin silencieux.
Dans la ville où je travaille, il existe un accueil d'ultra urgence 2 pour les personnes sans domicile. L'accueil est assuré par des "agents de sécurité". Et oui, le signifiant en dit long..! Mais le signifié peut être encore pire.
Vers la fin de l'hiver dernier, plusieurs personnes qui fréquentent ce lieu nous font part de l'attitude d'un des agents de sécurité. Attitude qui est décrite comme infantilisante, voir humiliante, tout cela sur fond d'autoritarisme. Malgré nos tentatives de médiation, ce qu'ils nous racontent semble difficile à comprendre et donc à médiatiser. Personne ne voudra " lâcher " le nom de cet agent, " tu comprends, c'est le seul endroit ou l'on peut manger, dormir et se laver..".
Début de l'hiver de cette année, nous décidons d'organiser autrement nos horaires de travail de rue dans l'objectif de pouvoir passer plus régulièrement sur cet accueil. Si nous voyons fonctionner ce lieu, nous aurons plus de "billes" pour médiatiser le lien, et peut être aurons-nous l'occasion d'en discuter avec les agents et les personnes ..?
Premier passage de l’hiver en travail de rue sur cet accueil. Nous ouvrons la porte, nous nous présentons à un homme 3 qui nous fait signe d'aller dans la salle du fond. C'est la salle à manger. Parmi les personnes qui sont présentes, il y en a que l'on connait plutôt bien.
MK nous accueille par un « et bonjour, t'as vu j'suis pas bourré aujourd'hui ! »
MK vit dans la rue depuis l'âge de 19 ans, il en a 35 aujourd'hui. Les entretiens avec lui sont régulièrement orientés vers le rapport à la loi, le rapport aux autres et le rapport à soi. Il pose souvent la question de sa place dans cette société.
MK enchaine et me dit " tiens! T’as vu tes lois, ils vont nous chasser du squat, on a jusqu'à la fin du mois pour partir! " Une discussion s'amorce.
Nous avons déjà eu de nombreux entretiens de ce type. Il n'est pas d'accord avec moi sur le rapport à la loi. Il pense que les lois sont faites pour les riches, quand on est pauvre, tout le monde s'en fout. Selon lui, sa parole ne vaut rien face aux policiers ou a tout ce qui représente l'autorité (juge, directeur et autres employés des foyers..). Il pense aussi qu’avec un nom de famille à consonance étrangère, on a encore moins de droits, même si on possède la nationalité Française.
Il continue en racontant différentes expériences où il s'est senti marqué du sceau de l'injustice. Quand je creuse avec lui ses situations, il s'avère qu'il n'a jamais tellement essayé de faire valoir ses droits. Il est persuadé que cela ne sert à rien, il n'aura jamais gain de cause. C'est la loi de la rue. La loi du plus fort. La loi du plus riche.
A travers son discours, j’entends résonner une question qui semble le traverser sans cesse : comment acquière-t-on des droits et comment les fait-on respecter ?
Ce sur quoi, je m'engage : " si tu ne sais pas comment faire, je peux être à tes cotés pour les faire valoir".
Nous sommes interrompus par la voix de l'agent :
" Et MK au lieu de refaire le monde viens chercher ton linge! "
Cela donne le "la" comme on dit..
Nous nous déplaçons vers le sèche linge où se trouve l'agent. MK lance :
" Et tu vois lui c'est comme un militaire, il nous parle comme si ont étaient des gamins, et il m'a fait sortir du foyer par la police deux fois! J’ai fini en garde à vue alors que j'avais rien fait, juste parce que je n’aime pas comme il me parle."
L'agent, visiblement agacé par les propos de MK l'interrompt et réplique :
" Tu ne peux pas rentrer à deux heures du matin et foutre le bordel, il y a d'autre personnes qui dorment ici, je t'ai écouté pendant une heure avant d'appeler les flics!".
Puis il se retourne vers ma collègue et moi-même et continue :
" Je ne suis pas payé pour écouter leur problèmes, moi aussi j'ai des problèmes, je ne suis pas assistante sociale ! S’il veut, il a qu’à appeler une assistante sociale pendant la journée s’il ne va pas bien!"
J'essaie de lui dire que c'est violent pour moi d'entendre cela, et je pense que c’est encore plus violent pour MK. Il travaille quand même dans un accueil d'urgence pour personne SDF!
Impossible d'échanger, l'agent s'énerve, enchaine les mots, ne laisse aucune place à la discussion.
Dans son déferlement de parole, il dira avoir filmé avec son portable un entretien avec MK quand il est bourré, pour lui montrer le lendemain dans quel état il se met. MK se décompose et lâche un "ah bon?"
Je reconnais qu'à ce moment là, je me laisse quelque peu envahir par la colère et lui signifie que soit on est dans l'échange et c'est intéressant, soit on ne peut pas discuter et cela ne sert à rien. Silence.
Ces quelques minutes m'auront permis d'évaluer rapidement les compétences d'écoute et de communication de cet agent. Puis, malgré l'intensité de ma colère, je pense au fond de moi que je ne peux pas terminer un entretien de médiation sur un tel échec.
Et le regard abasourdi de MK qui ne m'a jamais vu m'énerver en 4 ans de travail de rue me fait vite redescendre. Je dois réintroduire de la parole, c'est mon métier.
J'axe alors sur le fait que cela ne doit pas être évident d'assurer un accueil seul, surtout quand on n’a pas la formation qui va avec. L'agent semble d'accord et m'explique que c'est le choix de l'association : il vaut mieux ouvrir un ou deux mois de plus, et proposer un lit plus longtemps, c'est déjà bien..
Un accueil d'ultra urgence n’a-t-il pas des objectifs plus ambitieux que de permettre les besoins vitaux ? Il a le mérite d'exister, certes.
Mais sans perspectives autre que de répondre a des besoins au jour le jour, n'est-ce pas finalement contre-productif ? En ce sens où il permet de maintenir des personnes à leur place sans avoir les moyens de proposer quelque chose qui pense un peu plus loin, à savoir un accompagnement concret.
Puis MK insiste sur la manière dont il lui parle. Il raconte :
" Tu vois, le café ici, on peut en prendre qu'une fois, il faut partager il n'y en a pas beaucoup. Il ne faut pas le gaspiller alors! Et bien tu vois la dernière fois je me suis servi un café dans un verre, il a pris mon verre, il a jeté le café dans l'évier, et il m'a dit qu'un café ça se boit dans une tasse et pas dans un verre! "
Ce sur quoi, l'agent se met à nous expliquer qu'effectivement quand on sert un café chaud dans un verre il peut exploser.
Puis, l'agent enchaine sur le fait qu'il n'est pas tellement rigide sur les règles. D'ailleurs il y a une règle qui consiste à prendre une douche obligatoirement quand on dort ici. Et bien, il y a quelqu'un, tout le monde sait qu'il ne se lave pas. Il entre dans la douche, il fait couler l'eau mais c'est sûr, il ne se lave pas. Et bien lui, dans son extrême souplesse sur cette règle, fait comme s'il ne voyait rien.
Bref, c'est un agent de sécurité et pas un travailleur social.
Il n'est pas là pour aider, écouter, accompagner. Je dois m'y faire ?
Il ouvre des portes, fait respecter le règlement, veille à la sécurité.
Il coûte moins cher qu'un éducateur. Mais les personnes de la rue le payent au prix fort : humiliation et infantilisation. On les rabaisse au lieu de les aider à se relever.
L'humiliation et l'infantilisation font partie de la définition de la maltraitance psychologique 4 . Mais ils peuvent manger, dormir et se laver deux mois de plus dans l'année.
FERRER Sandra
Educatrice spécialisée
1 Centre d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des risques pour Usagers de Drogues.
2 Un accueil d’ultra urgence est une structure qui à un partenariat étroit avec Météo France. Il ouvre au niveau II du plan grand froid.
3 Jusqu’à l’année dernière, l’accueil de jour était assuré (en grande partie) par un éducateur spécialisé que nous connaissions. Les agents de sécurité étaient présents sur l’accueil d’ultra urgence principalement pendant la nuit.
4 « Vulnérabilité et maltraitance de l’adulte : aide à la prise en considération », Conseil général de la Drôme et ses partenaires, Septembre 2006. La définition retenue dans ce document est celle du Conseil de l’Europe.