samedi 02 octobre 2004
Tout en soutenant comme praticien du travail social un propos qui doit beaucoup à la psychanalyse, j’estime depuis longtemps que la liaison du travail social et de la psychanalyse est une liaison dangereuse, d’autant plus dangereuse qu’elle se présente, désarticulée de la Référence commune, libre de toute attache légale. D’où la provocation de ce titre, à l’adresse particulière de psychanalystes qui, mésestimant le fait que la Loi, comme loi du langage, est tout à la fois constitutive du sujet de la parole et de la société, ne prennent pas véritablement la mesure du rapport qu'entretient la problématique subjective au théâtre institutionnel.
Si Freud, évoquant le cours de l’identification, a relevé à maintes reprises dans son œuvre l’intrication du développement de l’individu et de la culture 1 , soulignant que « la psychologie individuelle est aussi, d’emblée, simultanément, psychologie sociale » 2 , je ne vois pas que le principe en ait été saisi et les conséquences tirées.
Sous l’influence conjuguée de l’objectivisme des sciences humaines, de l’idéalisme chrétien et de son équivalent laïque, nombre de psychanalystes se trouvent engoncés dans une vision éthérée, formaliste ou spiritualiste, du « symbolique ». Déconnectant leur pensée de l’horizon politique du mythe fondateur, de la Fiction souveraine (du Grand Autre institutionnel que représente l’Etat de la République), ceux qui se réfèrent à la psychanalyse méconnaissent le plus souvent la grammaire symbolique des institutions. Ce pourquoi nos milieux, les sphères de la psychanalyse, n’ont su jusqu’alors prendre acte de la fonction anthropologique du droit 3 – ni surtout en tirer conséquences,
1) pour le statut juridique propre de la psychanalyse,
2) pour les conditions de légalité de la clinique dans le champ du travail social.
Ce qui n’est pas sans rapport avec les façons dont la référence à la psychanalyse peut venir religieusement jouer dans le travail social, dans les institutions, et pour les sujets…
Nombreux sont pourtant ceux qui soucieux de la parole du sujet, de liberté et de justice, aspirent à dégager les pratiques de la gestion comportementaliste et du technocratisme médico-psy – un technocratisme qui sous ses expressions et allures diverses confond clinique et prise de pouvoir sur la parole, les goûts et les représentations du sujet.
Auprès de ceux-là je voudrais tenter de faire résonner combien la méconnaissance de la relation d’entre-appartenance de l’homme et de la société peut tenir à la façon dont depuis plusieurs décennies les sciences humaines et la psychanalyse, opposant le sujet et l’institutionnel, clivent la loi en deux lois, entre une Loi à majuscule, seule élevée à la dignité du symbolique, et une loi positive à minuscule, privée de toute majesté. A ceux là je voudrais dire combien l’anti-juridisme, à l’envers du vieux juridisme, parasite et hypothèque la mise en scène du mythe parental adéquat, le jeu croisé des fictions fondatrices Père et Mère.
* Interrogation du jeune garçon à son père dans la dernière séquence du film de Tarkovski, Le Sacrifice.
Saisir en quoi l’institutionnel est dans le sujet, ne se peut sans un certain effort de pensée – effort qui amène à concevoir, par delà le présupposé des deux lois, que le sujet et l’institutionnel procèdent d’une seule et même fabrique symbolique. La tâche aujourd’hui essentielle pour ceux qui veulent travailler à promouvoir une clinique moderne du sujet me semble être là : se ressaisir du concept de Loi, en posant clairement qu’il n’y a pas deux lois, mais une seule Loi, la loi généalogique, langagière, du déterminisme symbolique, la loi du biblique au commencement était le verbe , dont le cœur structural est celui de la différence des sexes et des générations. Il y a une seule Loi, mais qui opère sur deux niveaux, subjectif et social, et sur des plans et des registres de la parole distincts.
Conscient du mur de résistance et des défenses apposés par ceux qui mènent le bal de l’anti-juridisme, je sais la difficulté de la tâche. A lire ce que je lis j’observe pourtant que certains pressentent l’aporie théorique, l’impasse qu’il y a à opposer la Loi à majuscule, nommée par les plus spiritualistes loi divine , et la loi juridique, positive, réduite au seul registre du réel, appelée par les mêmes loi des hommes .
Mais leur sera-t-il possible de percevoir l’économie narcissique et le clivage sous-jacents à ce mode de division de la Loi, les enjeux de représentation qui lui sont associés?
Acceptera-t-on de saisir que ce clivage, comme tout clivage, trouve son écho et sa source dans cet ordre de la division phallique/châtré, inférieur/supérieur, qui gouverne l’arrière scène inconsciente des représentations de l’homme ?
De tout temps, en toutes sociétés, ce clivage issu de l’inconscient s’est manifesté, inscrit, sous couvert des visions du monde les plus diverses, dans le vaste champ prédateur du sado-masochisme, dans le non symbolisé des relations sociales, des relations duelles parents/enfants, hommes/femmes… C’est pourquoi j’avance ici, sans insolence, que cette division entre une Loi à majuscule, dont s’occuperaient les spécialistes de la parole, la noble engeance des écoutants, et la loi des basses besognes, laissée à la diligence des éboueurs et des régulateurs sociaux, fait écho à cette façon de couper l’humanité en deux propre à tout impérialisme théologique, idéologique… Et je ne cesse de m’étonner que ceux qui se réclament de la psychanalyse et se font rebelles au discours du maître ne puissent pas percevoir comment derrière ce clivage s’affichent les vieux et nouveaux airs de supériorité de l’occident industrialiste, son esprit de bonté missionnaire, son idéologie de la libération …
A s’en tenir à ce clivage il est bien difficile, sinon impossible, de saisir l’articulation de la problématique subjective et du social, bien difficile de comprendre en quoi le rapport du sujet au social est un rapport interne au sujet lui-même. Avancer dans la réflexion sur le rapport de la psychanalyse et du travail social exige donc à mon sens de repérer, autour du concept commun de Loi, ce qu’il en est de la relation d’entre-appartenance de l’homme et de la société , du sujet et de l’institution, de la parole et du droit.
Reprenant une formule de Lacan je dirai ici que le problème central, commun à la psychanalyse et à l’éducation – celui de réussir à se détacher de l’autorité de ses parents et autres équivalents et substituts sociaux – est celui « des rapports dans le sujet de la parole et du langage » 5 .
Nous touchons là à la vaste question de savoir comment le sujet se rapporte à la loi du langage, au texte, aux écrits et aux discours… Ces rapports dans le sujet de la parole et du langage sont ceux de la dialectique identificatoire, intra-psychique, du désir et de la loi, ceux-là même où se noue le cours de la dialectique identificatoire, de la dialectique entre les images inconscientes et les figurations symboliques – figurations qui sont ordonnées par la loi du langage tant dans la scène intérieure de l’homme que dans la scène sociale. Ce qui fait qu’on ne peut parler, sinon à rabattre le social et l’institutionnel dans le seul registre du réel, d’une a-socialité du sujet de la parole, d’une extra-territorialité du sujet du désir. Le rapport du sujet du désir au social, à l’institutionnel, est d’abord dans le sujet un rapport de langage, un rapport aux images identificatoires.
Médiatiser la relation du sujet à la loi, voilà la fonction symbolique parentale commune, même si sur des plans distincts, de la psychanalyse et du travail social. C’est à partir de là que peut s’entendre, hors quelque visée comportementaliste que ce soit, le propos de Freud dans sa préface au livre d’Aïchhorn, Jeunesse à l’abandon (Privat, 1973), selon lequel la cure analytique « peut être comparée à une ré-éducation » .
Mais nulle médiation, pas plus la psychanalytique que l’éducative, de la relation du sujet du désir à la loi, ne peut opérer hors la loi du langage, hors ces « nominations de la parenté instituantes de l’ordre des préférences et des tabous qui nouent et tressent à travers les générations le fil des lignées » (Lacan, Ecrits, p.277). Nulle fonction ne peut symboliquement prendre efficience si elle se trouve déconnectée de ce qui en droit (dans nos sociétés) authentifie et légitime le cadre de légalité de l’identification du sujet.
C’est pourquoi je soutiens qu’on ne saurait, sinon au risque des séductions-manipulations transférentielles les plus diverses, aborder la relation psychanalyse/travail social sans en articuler au premier chef l’un et l’autre terme à la loi, à la loi langagière juridique instituante des statuts et des fonctions.
Si la psychanalyse peut éclairer quelque chose de l’opération du « grandir » – cette opération on ne peut plus nécessaire du détachement de l’autorité des parents sur laquelle insiste Freud en en soulignant le caractère douloureux 7 – c’est bien par où cette opération doit si je puis dire en passer. Et ce par où doit en passer le cours de la construction subjective pour trouver son issue, son issue sexuée, c'est l’enjeu de l’élaboration œdipienne , ce sur quoi se noue toute la résistance à la psychanalyse . Mais cette élaboration œdipienne – élaboration subjective de la rivalité et de la jalousie, de la « séduction » et du « meurtre » – au principe du mouvement du « grandir », au principe de l’accès du sujet à un désir et à une parole distincts du désir et de la parole de ses parents, pour être effective, suppose que la scène du sujet, la scène familiale, institutionnelle, vaille symboliquement pour lui comme scène de la représentation œdipienne. Comme cette scène du mythe parental adéquat, où les images Père et Mère jouent comme à la fois distinctes, limitées et croisées.
Si dans la scène du travail social, à l’identique de ce qui fait impasse dans la scène familiale des sujets traités, les fonctions des uns et des autres sont clivées ou confondues (confondues au nom par exemple du sacro-saint « partenariat », ou du « travail d’équipe »), la triangulation, autrement dit la scène de la représentation œdipienne cadre support de l’élaboration subjective , ne peut être symboliquement restaurée pour ces sujets.
Les enjeux de la pratique ont toujours à être repérés comme des enjeux de place, des enjeux de limite et de distinction des places, de toutes les places - enjeux de légalité dont, en dernière instance, en bout de chaîne institutionnelle, les interventions des juges de la famille, des juges des enfants, sont comptables. C’est bien parce que les cas qu’ont à traiter ces juges ont toujours à voir in fine avec des enjeux de place, des enjeux de limite et de différenciation, que leurs interventions – si elles ne sont pas la proie d’une idéologie éducative faussement réparatrice ou idéalement autoritaire – peuvent prendre un effet tiers et de limite qui viendra restaurer ce que le psychanalyste André Green nomme la tiercéité , soit en fin de compte la représentation symbolique fondatrice. De là s’origine la fonction clinique potentielle d’une intervention judiciaire. Ce qui n'empêche que depuis plusieurs décennies la problématique juridique et institutionnelle des places, dans son articulation à l’enjeu œdipien, reste massivement occultée. L’anti-œdipisme est toujours à la mode.
Si pour asseoir l’orientation ici dessinée il n’y a guère à attendre d’un technocratisme médico-psy, résolument constitué en nouveau juridisme (cf. mon article, Actualité du juridisme psy ), je crains qu’il n’y ait guère plus à espérer de ceux qui sous l’étiquette du dit discours analytique , dans le mépris affiché du droit, mépris qui se redouble de visées séductrices à l'endroit des juges, font recette d’anti-juridisme. J’ai relevé depuis longtemps, je vais y revenir en conclusion, comment la référence à la psychanalyse peut-être religieusement brandie, de façon propagandiste, pour asseoir un exercice de discours qui obture la question de savoir quelle place occupe le psy ou le désigné psychanalyste dans le mythe institutionnel œdipien .
Quel rang, quelle place prend la figure du psy, du psychanalyste, dans le roman familial institutionnel, dans le roman familial des travailleurs sociaux ?
Je vais aborder cette question par un biais, celui de la question du titre à parler de chacun – question qui est naturellement celle de mon propre titre à parler de travail social et de psychanalyse.
Cette question du titre à parler , pour faire écho, certains s’en souviendront, à la formule fétichisée du d’où tu parles ? , qui devint avec le célèbre quelque part , un des plus fameux stéréotypes de langage de l’après-68, reprend l’interrogation sur le pouvoir de la parole et du discours qui était alors nôtre, mais sans le faux-semblant d’une position hors-Pouvoir. Je ne saurai en effet ici invoquer l’existence d’un discours sans pouvoir, hors-désir, hors-Texte, qui ne soit que de rupture, sans effet normalisateur ; je ne saurai prétendre, à l’identique de ce que d’aucuns sous le pavillon de la psychanalyse et de la dé-construction continuent de prétendre, à un propos exempt de toute normativité, de toute dogmaticité, ou de toute demande insue…
Nos anti-maîtres nous ont légué, sous l’idéal proclamé du non pouvoir, ou de l’idéal pastoral réformé du bon pouvoir qui veut notre bien, la volonté de ne rien savoir de la facture normative du discours, soit-il discours analytique ou discours de l’anti-norme.
Bien que la psychanalyse, découvrant le transfert 8 et les soubassements subjectifs de la relation du sujet aux figures culturelles, politiques, institutionnelles, maîtresses, permette de saisir le pouvoir normatif, proprement parental, de tous ceux qui exercent le pouvoir institutionnel de dire, ce pouvoir reste massivement méconnu, refoulé du côté même de la psychanalyse. Comme si parler publiquement, des lieux du pouvoir institutionnel de dire, ce n’était pas, quoiqu’on veuille, témoigner d’un rapport à la loi, et partant supporter, soutenir, une certaine image du père, une certaine image de la mère, une certaine représentation de leur rapport ; comme si parler ne participait pas d’une prise de position œdipienne . Parler, écrire, engage celui qui parle qui écrit dans l’ordre même de la loi, de la dette généalogique. Quand on parle ou qu’on écrit on rend justice ou non de sa relation au père… Parler, écrire, transporte une demande insue, prise dans le désir inconscient de celui qui parle : la parole se produit au lieu de l’Autre disait Lacan, sans toutefois en tirer conséquences réflexives quant à sa position et aux effets exercés sur son auditoire et ses élèves 9 …
Tout discours, soit-il celui de l’amour, de la libération, de la psychanalyse, mérite de trouver ses limites sociales, ses limites de droit, sa propre médiation… Le rapport du sujet à l’Autre Absolu (à la Référence), dans l’exercice de quelque fonction que ce soit, demeure au regard du non éradicable du désir inconscient, un rapport d’enlacement, un collage au Pouvoir, à l’Institution, qui a lieu d’être institutionnellement, juridiquement traité, médiatisé. Les psychanalystes seraient-ils une espèce de citoyens à part ?
Exercer une fonction dans le champ du dit travail social implique, par-delà le pouvoir objectif de faire, un pouvoir symbolique qu’il convient de repérer comme participant du pouvoir parental institutionnel . Dénier ce pouvoir est la façon la plus sûre, comme cela se voit, de l’exercer de façon abusive, manipulatrice. Une petite illustration s’impose ici ; je pense à ce professeur de lycée affirmant avec solennité qu’il n’avait jamais voulu d’enfant pour être fidèle à son vœu de n’avoir à exercer de pouvoir sur quiconque… Sous cette auguste déclaration se nichait le postulat séducteur, infantilisant, d’un enseignant semblant considérer que l’exercice de sa fonction ne mobilisait en rien, tant dans le jeu de la transmission que dans les limites de son rôle de professeur à soutenir auprès des élèves, le pouvoir « parental » d’infliger de la différenciation. Comme si la « démocratie au lycée » abolissait l’enjeu de la différenciation humaine… Le dépassement du narcissisme, la conquête de l’altérité, et ce que cela suppose de perte, ne seraient plus à l’horizon de l’enseignement… Ce professeur « innocent », pour qui les lycéens étaient des déjà-adultes, déjà subjectivement construits comme il le soutint lors d’un interview, ne pouvait concevoir le pouvoir parental que comme un pouvoir de domination… Ce qui correspondait en vérité au désir de domination qu'il manifestait derrière le jeu des séductions inter-générationnelles, dans un contexte que je tairai, mais où il était œdipiennement rien moins qu’ « innocent »… Au nom du non-pouvoir, du hors-pouvoir, ce professeur, à l’image de nos anti-maîtres, visait à son insu la place indue, la place idéale du père, du père-fraternel, du père-égal, auprès de ses élèves et de quelques autres …
J’en reviens au titre à parler.
Ce titre tient d’abord, pour prendre les choses dans les termes les plus simples, au statut , et à la fonction , statut et fonction dont les frontières et les limites méritent, tout du moins dans un pays qui se veut non totalitaire, d’être définis dans un champ qui est un champ de légalité, protecteur de tous. [Je ne vois pas au nom de quoi, sous quels termes idéologiques justifiant de tout, une fonction institutionnelle , prise dans l’échange économique, dans le rapport à l’argent, pourrait en démocratie échapper à cette articulation à la loi… ]
De là s’origine, si tout du moins l’on veut éviter le travers bureaucratique, la question du rôle , soit la façon dont chacun peut, en interprète , se rapporter à son statut, habiter sa fonction s’en se prendre pour …
Si le mot élaboration a un sens c’est bien parce que l’affaire du rôle que chacun doit jouer dans l’exercice de sa fonction ne va pas de soi. Cette affaire ne va pas de soi en raison du lien d’image, du lien subjectif d’enlacement à l’Image du Pouvoir (de l’Idole) que le rapport à la fonction mobilise chez tout sujet, ainsi que le souligne avec ironie la fable si précieuse de La Fontaine, L’âne qui portait des reliques .
Je dirai là, accélérant et systématisant le propos, que le travail institutionnel d’élaboration, pour viser à la construction d'un projet idéal commun, d'une fiction commune qui fasse tiers, doit pouvoir s’établir sur deux plans :
- le plan proprement juridique du texte, qui consiste à penser le théâtre institutionnel, le qui est qui, dans les termes de la légalité œdipienne. Ce qui permet de travailler en termes de légitimité sa place (et ses limites) sur la scène.
- le plan non juridique qui, ouvrant sur l’arrière-scène du texte, doit permettre de relever dans l’espace tiers de la parole, ce qui est débord, séduction, outrance et abus, voire inhibition, dans l’exercice de son rôle, de son jeu d’interprète .
L’élaboration conjuguée de ces deux niveaux est ce qui permet de faire symboliquement tenir et valoir la scène du lien comme scène de la représentation œdipienne. Nous touchons à nouveau aux conditions, sine qua non, de la clinique. Tout le reste, tout ce qui est blabla technocratique ou blabla psychologisant, comédie des gouvernances, n’est que désir d’emprise laissé libre, que volonté, sue ou insue, de se porter à la place de l’autre, sinon de l’Autre à majuscule… C’est pourquoi, j’y insiste, si les limites et les frontières de compétence et les registres de la parole ne sont pas discriminés, et authentifiés en droit (et c’est là un combat politique à mener aujourd’hui), les pratiques administratives, éducatives, cliniques, sont vouées à écraser l’espace tiers de la parole, l’espace de séparation, l’espace potentiel des institutions, l’espace où fonctionne la loi… Dès lors les relations entre fonctions, entre institutions, ne peuvent valoir comme des articulations symboliques. A la parole et à l’acte se substituent le blaba et le passage à l’acte…
Qu’on me permette maintenant de donner un dernier éclairage à ces réflexions, en évoquant quelques traits de biographie.
Jeune étudiant en philosophie au tout début de la décennie soixante-dix, j’abandonnais les études pour sauver le peuple…, mais sortais exsangue, subjectivement exsangue, des années militantes qui suivirent. Il me fallut bien revenir vers l’intérieur, reconnaître mon ou mes symptômes, ce qui de l’angoisse méconnue et de la détresse déniée m’avait porté, sous le grand discours, à l’ oubli de l’être . Je pressentis alors ce qui de la maladie de l’idéalité avait pour partie motivé mes engagements juvéniles, gauchistes. Je vins à la psychanalyse comme à une nécessité, quasi-vitale, tant au plan subjectif qu’au plan intellectuel. Fin des années soixante-dix, début des années quatre-vingt, l'analyse bouleversa mon rapport à la Cause et au texte. Le psychanalysme (soit-il « lacanisme ») ne pouvait se substituer à mon défunt maoïsme ou marxisme-léninisme, même si j’étais alors encore bien loin des renoncements que suppose la conquête, toujours à recommencer, d’une position d’interprète. L’analyse, m’obligeant à interroger mon collage aux écrits et aux figures des maîtres révolutionnaires, me donna quelque idée de la dimension institutionnelle du transfert ; au regard de mon expérience politique et militante passée cette analyse, conduite dans des limites dont je suis encore gré à mon analyste, m’évita de répéter une adhésion à des groupements peu ou prou propagandistes, dont les modes d’allégeance aux chefs avaient une allure de déjà connue…
J’étudiais et travaillais alors, dans des dispositifs variés, tout en restant lecteur de philosophie, les textes du corpus analytique, sans exclusive. J’approfondis à cette époque plus particulièrement la notion de roman familial , élargie à la dimension institutionnelle. Dans le même temps je pris le chemin qui se présentait comme assez naturel, celui d’un travail, puis d’une formation d’éducateur.
La lecture de certains ouvrages, à la confluence de l’éducatif et de la psychanalyse, marqua cette période de formation. Le livre de Georges Mauco, Psychanalyse et éducation (Aubier-Montaigne, 1979), fidèle à l’esprit freudien, selon lequel, « l’éducateur doit posséder une formation analytique sans laquelle l’objet de ses efforts, l’enfant, reste pour lui une énigme indéchiffrable ; le meilleur moyen d’acquérir cette formation est pour l’éducateur de se soumettre à une analyse, et de la vivre dans son être. Un enseignement théorique à propos de l’analyse ne toucherait pas assez profondément et ne convaincrait pas suffisamment » (dans sa préface à Jeunesse à l’abandon ), m’encouragea. Je lus et relus Jeunesse à l’abandon d’Aichhorn, dont les réflexions, conjointes à l’apport si précieux de Winnicott sur le travail social, influencèrent notablement mon orientation. C’est avec Aïchhorn que j’ai commencé à saisir combien permettre à un jeune ou moins jeune sujet de « rompre l’ancrage dans l’inconscient » – ancrage qui le fixe dans ses symptômes – supposait que les liens institutionnels, la vie des établissements, ne se trouvent pas "rabaissés à ce niveau bien connu sado-masochiste, en intensifiant encore (par des attitudes duelles, de simple opposition) ce sado-masochisme » . J’ai compris combien des enfants à l’abandon peuvent être des enfants fixés dans les impasses anciennes de la castration, les impasses d’une mise en jeu, subjectivement non destructrice, des limites et du non, et combien face à ces enfants les risques de l’emprise éducative et de la fausse réparation, notion clé, reprise à Winnicott, sont aigus. Quelques autres livres jouèrent un rôle de premier plan ; je pense à celui de Lucien Kock, De l’UN-stitution , (Masson, 1979), mais aussi à l'ouvrage dirigé par J. Chasseguet-Smirgel, Les chemins de l’anti-œdipe , sans oublier les livres, à valeur littéraire et à la sensibilité critique aiguisée, de J.F. Gomez, Un éducateur dans les murs , et Mort d’un pédagogue, dont je m’aperçois avec bonheur qu’ils ne sont pas oubliés.
Attentif depuis les années militantes au courant « institutionnaliste » (Oury, Tosquelles, Rappart), je ne pouvais que prêter la plus grande attention aux livres de Maud Mannoni. Ces livres, lus et relus, m’instruisirent mais aussi me saisirent dans une fascination inconsciente, transférentielle, dont je ne me suis extrait peu à peu que confronté à ce qui de l’œuvre et de la position de P Legendre, faisant obstacle à ce transfert, a valu comme analyse seconde . Il m’a fallu beaucoup de temps pour reconnaître sans détour ce qui me fascinait : dans mon imaginaire héroïque Maud Mannoni, dans notre champ, était à Lacan ce qu’avait été Aïchhorn à Freud, le pendant du Père Idéal, le premier membre … [Ceux qui savent lire liront et méditeront, j’espère pour leur propre compte de sujet, ce propos à entrées multiples, au point le plus vif du rapport travail social/psychanalyse ]
J'étais toutefois resté, au temps le plus fort de mon enlacement à l'œuvre et à la figure de Maud Mannoni, dans une certaine distance, une certaine prudence, comme déjà instruit de ce qui allait me séparer des positions de ceux qui comme elle soutenaient d’un côté que la psychanalyse était a-sociale et de l’autre la promouvaient dans le champ institutionnel, en occupant des places de direction ou les lieux d’un contre-pouvoir référentiel, en principe d’orientation de la politique institutionnelle. Il fut très tôt par elle affirmé que la psychanalyse dans les institutions étaient d’abord à situer du côté de « l’écoute » à apporter par les psy aux éducateurs 10 . Je compris beaucoup plus tard le caractère paradoxal, l’aporie et les dangers d’une telle position, combien s’y inscrivait en fin de compte une véritable résistance à la psychanalyse , une véritable résistance à l’élaboration du lien de Référence. [Maud Mannoni avait une propension avouée à s’adresser directement au maître, à François Mitterrand…]
En quoi en effet la mise en jeu de psy, au titre institutionnel si incertain « d’analyste », allait-elle pouvoir par la dite « écoute », hors le site et les rigueurs de la cure, contribuer à l’élaboration du transfert, au travail de sa résolution ? Comment dès lors cette « écoute », en tant qu’elle est appel d’offre au transfert, mobilisation du lien du sujet au pouvoir imaginaire, pouvait-elle ne pas reconduire le même type de dépendance infantile du sujet à l’endroit des psy que celle décriée à l’endroit des chefs honnis ?
Le lien de transfert au psy n’est-il pas un lien de dépendance au pouvoir imaginaire d’autant plus redoutable que ces psy font miroiter le mirage de l’Autre Institution, de l’Autre Mère, le mirage du bon pouvoir des « sachants » qui veulent notre libération ?
J’attends encore de rencontrer un sujet qui dans ces conditions, dans les institutions, au lieu même du public et des masques protecteurs, en serait ainsi venu, grâce à la si bonne « écoute », à symboliser le meurtre du père et à conquérir sa propre liberté subjective et de pensée … Je n’ai pas cessé de le soutenir : la psychanalyse dans les institutions ne peut être en aucun cas dans le laisser aller des transferts de séduction … Pour être imaginairement investis dans la sphère du transfert institutionnel que chacun entretient avec les figures du Pouvoir, les psy manœuvrent l’amour politique… Toute la question, centrale en ce texte, est de savoir dans quel sens cet amour de transfert, cet amour du Pouvoir imaginaire est traité : dans le sens de sa médiation, ou dans le sens de la capture du sujet…
Je me souviens comment, il y a plus de vingt ans, nouvel éducateur arrivant dans un Institut Educatif, une psy ayant un petit peu pris acte de mon intérêt pour la psychanalyse me gratifia d’un imprudent et séducteur « il y a ici ceux qui travaillent avec l’inconscient, et ceux qui ne travaillent pas avec… ». Sensible depuis mon jeune âge au clivage, oserai-je dire de classe , l'offre m'apparut pour ce qu'elle était… La manœuvre échoua…
Educateur parmi les éducateurs, mais aussi interprète parmi les interprètes, vieux marxiste dé-converti des ismes , la question de savoir quel est, pour ceux qui aujourd’hui se réfèrent à la psychanalyse, l’horizon des hiérarchies, l’horizon du lien d’obligation et de la division sociale du travail, reste pour moi d'une vivante actualité…
Saura-t-on, sous l'éclairage de la psychanalyse, mieux approfondir en quoi l’éducateur, dans les dispositifs qui sont les siens, sur le chemin de la parole, a vocation à être interprète-médiateur de la relation du sujet à la Loi ?
1 C’est sous les notions de l’ idéal du moi et de l’ identification au père de la préhistoire individuelle que Freud marquera le plus précisément cette intrication du sujet et du culturel ; après avoir relevé combien « les effets des premières identifications qui se sont effectuées à l’âge le plus précoce seront généraux et durables » il écrit « cela nous ramène à l’apparition de l’idéal du moi, car derrière lui se cache la première et la plus significative identification de l’individu, celle avec le père de la préhistoire personnelle. Celle-ci ne paraît pas tout d’abord être le succès ou l’issue d’un investissement d’objet, elle est directe et immédiate et plus précoce que tout investissement d’objet. » (dans Le moi et le ça , O.C. F. puf, tome XVI, p 275) Ce que Lacan traduira comme précession de l’ordre symbolique sur la relation d’objet . Le sujet avant d’être le fils de son père et de sa mère, est le fils du temps comme disait Confucius, le fils du Texte selon Pierre Legendre : les figures fondatrices, Père et Mère, sont d’abord des figures culturelles, socialement inscrites.
2 Freud, Psychologie des masses et analyse du moi , O.C.F. tome XVI, puf, p. 5
3 Significatif de ce refus entretenu est la manière dont l’œuvre de Pierre Legendre, majeure en cette affaire, est circonscrite dans la psychanalyse française, à quelques rares exceptions près.
4 Cf. Filiation. Fondement généalogique de la psychanalyse, Fayard, 1990, p.161,162
5 Lacan , Ecrits, p.279
6 Pour Freud le travail d’élaboration analytique est comparable à un travail culturel. Sa visée, écrira-t-il, est, en effet, de fortifier le moi, de le rendre plus indépendant du sur-moi, d’élargir son champ de perception et d’étendre son organisation, de sorte qu’il puisse s’approprier de nouveaux morceaux du ça. Là où était du ça, du moi doit advenir. C’est là un travail culturel, à peu près comme l’assèchement du Zuyderzee. » (dans La décomposition de la personnalité psychique , Nouvelle suite des leçons , O.C. F. tomeXIX, puf, p.161)
7 Freud, Le roman familial des névrosés, dans Névrose, Psychose et perversion, PUF, 1974, p. 157
6 Le transfert pour Freud sera d’abord un déplacement d’une représentation inconsciente sous une représentation anodine ; delà il en arrivera à l’idée de l’élaboration du transfert dans la cure comme travail d’accès au désir inconscient par déplacement des représentations inconscientes dans la parole. Autrement dit il s’agit, dans la cure, de donner statut de parole au fantasme inconscient, de lui donner statut dans la parole.
9 Lacan, qui laissa aller le culte de sa personne et de ses écrits, et installa la Psychanalyse comme un Contre-Pouvoir, n’a guère mesuré l’effet-fascination et la séduction, au sens analytique du mot (c’est-à-dire au sens de l’emprise du fantasme de scène primitive sur le sujet), de son discours public… Le lacanisme , comme le souligna le philosophe Althusser, dans une acuité aussi aiguisée que douloureuse, lors de la dissolution de l’Ecole freudienne, mais sans être entendu, est un simple discours politique, mais déguisé ; il inscrit, au prétexte même du « discours analytique », un juridisme d’autant plus porteur d’effets servitude qu’il est un juridisme occulte.
Je me dissocie donc radicalement des sirènes de la psychanalyse, de ceux qui laissent accroire que le discours analytique serait un discours au-delà du pouvoir, un nouveau discours, au-delà de tout ce qui s’est fait jusqu’à présent dans l’histoire de l’humanité – position qui vient flatter, oh combien, le narcissisme, le complexe de supériorité, voire la plus folle mégalomanie du sujet…. Nombreux sont ceux qui parmi les « lacaniens » continuent de faire miroiter cette croyance, identique à celle portée par la Réforme, puis par la Révolution bolchevique, en un nouveau lien social … Sous l’antienne du discours analytique , discours qui à proprement parler n’existe pas quoiqu’en ait soutenu Lacan (ce qui existe du point de vue de la psychanalyse ce n’est pas un discours comme tel , un discours qui ferait nouvel ordre, nouvelle alliance, nouvelle loi, mais des échappées du texte, des échappées poétiques, des interprétations et des paroles singulières ), certains, dont les proches du philosophe Derrida, nous jouent encore la douce partition du pouvoir sans le pouvoir…
10 Pour être précis, c’est en septembre 67, dans un article de la revue Recherche que Maud Mannoni et Mustapha Safouan vont situer pour la première fois « la place de la psychanalyse en institution…, surtout du côté de l’écoute analytique à apporter à l’éducateur. (…) L’analyste peut donner à l’éducateur une compréhension qui lui permette d’ajuster son dire dans la mesure où il s’y trouvait impliqué autrement qu’il ne le savait. » , et ce tout en critiquant « les systèmes hiérarchiques traditionnels (qui) entretiennent une forme de dépendance qui privilégie un type de rapports très particulier où tout se centre sur la demande à l’autre et la demande de l’autre » ! Position éminemment paradoxale, de double lien, qui sera ré-affirmée dans Education impossible (Seuil), en 73.