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Anton Zoran Music ou l’expérience singulière

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Fabienne Potherat

dimanche 30 janvier 2005

Cet article est une réponse possible à la question posée, un jour de mai 2002, par le philosophe et psychanalyste Bernard Salignon, professeur d’esthétique et directeur de la section des arts plastiques de l’université de Nîmes Vauban :

« L’art pose-il la question : L’invisible, c’est du visible caché par du visible ? »

La page blanche, elle, est déjà là.

Elle accompagne la traversée du réel, supportant l’apparition d’une singularité dans le champ de l’expérience sensible. Les « Idées » se sont déliées, ordonnées, alignées dans une forme. Elles se sont décomposées dans un plan pour s’unifier en une composition, puisque c’est là leur unique condition d’émergence, de visibilité, de lisibilité, en un sursaut final.

Les œuvres d’art, les mots des poètes, les peintures et les édifices, sont-elles justes cela : les signes symboliques de « re-co-naissance » ou sont-elles encore des expériences singulières, prêtes à nous saisir de stupeur, dé subjectivées, coupées de « nulle part » et dont l’homme, l’artiste, le poète ou l’architecte serait la mesure ? Les œuvres d’art ne peuvent exprimer le réel, le visible, le tangible, qu’en s’en détachant, qu’à partir d’autre chose qu’elles-mêmes. Elles sont puissances de ce co- fondement, articulation, de deux mondes, visible et invisible, de deux expressions : « phusis et poiesis », de deux états : la vie et la mort, elles ne sauraient être produites d’une tautologie ou d’une logique additionnelle, équationnelle, elles sont issue d’une essence, d’un élan vital, où chaque instant de vie diffère du précédent.

Les œuvres d’art se définissent dans la Natura , ce qui naît, ce qui vient au monde par cette faculté de pro-duction, de pro-création, comme accès à l' émergence hors et par le visible, au -delà et en de- ça. Bergson définit l’artiste comme « un homme qui voit mieux que les autres, car il regarde la réalité nue et sans voile », il ajoute :

Que voit donc le peintre, derrière le voile des apparences ?

Faire une œuvre d’art paraît donc comme faire œuvre de distanciation, de coupure, d’écart, de singularité, d’allers et retours entre deux réalités différentes, ce n’est pas copier, dupliquer, superposer le réel pour mieux se l’approprier. Bergson nous offre d’emblée cette « création sans cesse renouvelée », celle qui ne s’ajuste à aucune réalité déjà-là, à aucun plan préétabli, comme celle de Cézanne par exemple ou celle plus éprouvante d'Anton Zoran Music. La création artistique, loin d’une relance perpétuelle et stérile du même « ambiant » est un réel possible à le vivre autrement.

Que dire de ce bon ouvrier objectif, savant et téméraire, ayant les bons outils pour reproduire à coup sûr le bon « événement », cet artiste outillé de la « teckné », ce technicien qui s’attelle à la réalité posée devant lui, avant lui, malgré lui ? Rien ne passe à travers lui. Avec le savoir–faire, l’art devient pour lui un bel objet visible, lisible et non plus un espace vacant, rebelle à toute analogie, à tout déterminisme, une expérience singulière dont nous devons capter la plus haute expression. Paul Feyerabend, replace cette dépendance à la réalité dans une dimension historique, culturelle et sociale, comme la condition et le prémisse à un marxisme édifiant.

Esthétiser le réel ou générer une forme artistique matérielle, celle de l’écriture ou de la peinture, c’est toujours fixer un vide, c’est s’inscrire en tant qu’homme – étant, dans l’expérience sensible du monde, car au sortir de l’Eden, nous sommes dans l’Apparence et déjà « en danger ».

La pierre, elle, est déjà là.

L’élaboration d’une pensée, comme d’une œuvre se fait par errance, cherchant toujours plus en avant à synthétiser ce qui est diffus, ce qui nous échappe. Chaque jour la vie est une énigme à découvrir pour progresser dans la connaissance, nous découvrons dès lors que, ce qui est visible n’est pas forcément vrai et que nous pouvons admettre un invisible plus réel que celui que nous pouvons toucher, sentir, voir. Pour Plotin , l’œuvre manifeste cette essence intelligible, mais de ce fait , elle se perd en clarté et en beauté. L’image en tant que représentation devient une approximation et une « dégradation de l’essence ».

Les premières "représentations artistiques" naissent avec l’Homo Sapiens. Les traits hachurés sont visibles par la couleur des pigments et des fluides ou gravés dans la pierre. Ces dessins confondus avec la roche, matière in-formée, produisent la forme. Ces traits picturaux utilisent les irrégularités de la roche pour un marquage labile et spécifique. Le geste ne crée aucune œuvre d’art, il tente de relier l’homme à son environnement immédiat et à ses expériences.

Georges Bataille, dans « Les Larmes d’Eros », voit « une dimension sacrée dans la représentation des animaux des grottes » préhistoriques. Ces grottes peintes, cachées, obscures, ne sont jamais des lieux d’habitations, mais des lieux de cultes. Les animaux tués à la chasse y reviennent hanter les hommes, les accompagner et leur délivrer leur puissance par l’intermédiaire d’un chaman .

« Les artistes chamans avaient la faculté de persuader les créatures et les esprits du monde inférieur de traverser la roche. Ce faisant, ils recréaient et retravaillaient leurs visions rendant palpables ce qu’ils avaient vécu et vu, lors de leurs voyages extra-corporels dans le monde inférieur. L’origine souterraine de certaines images est suggérée par la façon dont elles apparaissent sortir des fissures et d’autres accidents de la surface rocheuse ou y entrer. À l’occasion, seule la moitié de l’animal est visible, le reste semble se trouver derrière la roche. La paroi est assimilée à un voile tendu entre notre monde et celui des esprits. » 1

Ce texte est important car il parle de «l’expérience» de ces "artistes" qui ont à la fois la connaissance d’un autre monde et des moyens simples pour nous les rendre visibles. Ce qu’ils nous montrent, c’est la perception des différences, entre deux mondes, entre deux états, entre l’homme et l’animal, l’ici et l’ailleurs, l’au de-là de la paroi. Par nature, nous sommes plutôt enclin à voir plutôt ces dissemblances que les similitudes. Question de survie. Les dissemblances dans l’écart, la perte et le manque de repères par rapport à une norme et de façon la plus primitive par rapport à soi, fonde en nous la répulsion, mais aussi, l’étonnement, l’attirance, le désir, la rencontre et finalement la création, biologique et artistique. Voici ce que Freud écrit :

« Les sensations à caractère de plaisir n’ont en soi rien qui fasse poussée, au contraire des sensations de déplaisir qui ont cette propriété au plus haut degré. Celles-ci poussent à la modification, à l’éconduction, et c’est pourquoi nous interprétons le déplaisir dans le sens d’une élévation, le plaisir dans celui d’un rabaissement de l’investissement d’énergie » 2 .

La représentation mêle le Thanatos à l’Eros, elle devient une catharsis, une purgation des sentiments, des sensations, la création devient un acte rituel. L’animal mort, puis l’homme mort, devenu invisible revient au vivant et au visible sous sa forme la plus puissante et organise le geste pictural.

La pierre, elle, est déjà là. Elle rend lisible la puissance cachée des « revenants ». Plus tard, un langage symbolique, une écriture et une communication s’organisent entre les hommes à partir de ces traces. Le premier interdit de l’homme : voir le mort est ainsi le premier tabou transgressé par l’art. Bataille nous en rappelle l'importance :

"À la vérité, le sentiment de gène à l'égard de l'activité sexuelle rappelle en un certain sens du moins, le sentiment de gène à l'égard de la mort et des morts. La violence qui déborde, comme la vie, dans l'acte sexuel, repousse les limites de la mort ».

La conscience de la mort est une expérience singulière, c’est une violence, désespérée, exaspérée, comme l'érotisme.

La décomposition des cadavres à l'air libre a ouvert une autre création, par ensevelissement sous les pierres, puis sous la terre, par sépulture et tombeau, sous la matière imputrescible. Cette mise à l'écart du mort a ouvert un rituel qui marque ainsi une coupure entre les deux mondes : celui des vivants et celui des morts. Si l'art est un rituel qui sacrifie le divin en l'homme, l'art funéraire établit définitivement cette coupure au mystère, l'invisible s'éprouve alors par la manifestation au-delà de cette limite. Nous ne regardons pas un mort, mais nous le figeons par l' objet qui souligne son non-existence et nous in-formons le réel de la non-permanence de l'Etre. Pour Freud la culture est issue du culte des morts.

Revenons à Bergson pour qui l’œuvre est le médium propre à faire partager cette expérience particulière d’une réalité sensible. La révélation intérieure est réalisée à travers l’œuvre alors que pour Platon, faire coïncider « vérité » et plaisir sensible, n’est qu’un leurre. Hegel pense cette « vérité » non plus comme un jugement objectif mais comme une adéquation, une résonance, avec l’esprit, l’être des choses : l’œuvre est une captation, une prise de conscience du monde qui revient au monde et indique une révélation ou une vérité dévoilée.

L’artiste peut-il tout maîtriser de l’œuvre sans que rien ne lui échappe ? L’œuvre vue par autrui existe en-dehors de cette tension, de ce contrôle, comme œuvre inachevée, volontairement ou pas, en perpétuelle ouverture à tout autre chose qu’à elle – même. C’est le spectateur qui fait l’œuvre proclame Marcel Duchamp en désaffectant « l’objet d’art », en le tirant des mamelles des manufactures. Kant dans la « Critique de la faculté de juger » compare l’art à un médium qui grâce au génie sait exprimer et rendre universellement communiquable ce qu’il y a d’indicible dans l’état d ‘esprit associé à une certaine représentation. Ce « génie » semble être celui qui touche en premier à ce point d’énigme sans cesse relancé, en absence de tout savoir-faire, par inconscience, extase ou dépossession de lui -même.

Les fascistes sont déjà là.

Anton Zoran Music est né en 1908 en Dalmatie, il traverse la première guerre mondiale, voyage en Europe, y découvre Klimt, Schiele, et les impressionnistes français. De retour, il fait tout naturellement des études d'Art à l'Académie des Beaux - Arts de Zagreb. Il peint les marchés colorés et les paysages de son enfance. Il est doué. En 1935, il voyage à Madrid, copie Goya et El Gréco au Prado, rencontre Caldorin, avec qui il se lit d'amitié. Au début de la guerre civile en Espagne, il retourne chez lui, puis repart à Venise en 1943, pour exposer à Trieste.

L'année suivante il est arrêté et déporté à Dachau, comme prisonnier politique, accusé de complicité avec des activistes anti-allemands. Il en ressort en 1945-46 à la Libération, mort-vivant. Il continue de peindre, transformé par cette expérience.

En déportation, il se procure en cachette, du matériel pour dessiner, chez les architectes prisonniers comme lui. Des vieux papiers et des mines, de l'encre :

« Dans les dernières semaines du camp, le danger d'être découvert a un peu diminué. Je parviens à dénicher de l'encre. Je dessine comme en transe, m'accrochant à mes bouts de papiers. J'étais comme aveuglé par la grandeur hallucinante de ces champs de cadavres. La vie , la mort, pour moi, tout était suspendu à ces bouts de papier. »

Quel est ce lieu du camp dit " d'internement " ? Giorgio Agamben dans "Homo Sacer" écrit qu’il est un camp de destruction de l’Humain, où la loi, nomos , ne s'établit pas comme ailleurs, au- dehors. Il convient de réfléchir au statut paradoxal du camp en tant qu'espace d'exception. Le camp est un morceau de territoire situé en dehors de l'ordre juridique normal, mais il n'est pas pour autant un simple espace extérieur . Ce qui se trouve exclu est, selon la signification étymologique du terme,

" pris en dehors" à travers sa propre exclusion.

Il ne va, ni ne revient de nulle part, il y est déjà.

Le propos de l'art dans un tel lieu nous paraît indécent, voire incohérent, comment peut-on dessiner, ce que l'on voit à l'intérieur du camp de Dachau en 1945 ? Souvenons-nous des parois caverneuses de Cro-Magnon ou celles de Platon qui ne produisent que l’illusion, la surface lisse du réel entre le monde des vivants et le monde des morts. Dans la mythologie grecque, il y a aussi cette circulation, cette co – pénétration entre le monde visible et invisible, parce que ces deux lieux sont séparés. Hadès (l’invisible) le dieu du monde inférieur, le beau ténébreux, peut tenter de garder jalousement ses Ombres, elles trompent sa vigilance et in-forment le monde des Vivants. Orphée, Siphyse ou Héraclès font des intrusions au Tartare, vont et viennent, passent la porte de l’Hadès, furieusement gardé par le Cerbère, aussi facilement que nous passons le péage de Gallargues, et c’est cet exploit qui fait d’eux des héros. Visiter le royaume céleste de Zeus, le lumineux, son frère, semble plus compliqué pour Platon, qui nous avise de cette périlleuse démarche avec la Parabole de la Caverne. Dans La République (VII, 514a à 519 d), les hommes entravés sont déjà là, les ombres aussi. Sur la paroi rocheuse, elles s’agitent comme « symboles de l’expérience sensible » et deviennent des réalités intelligibles, éclairées par la Lumière extérieure, le feu sacré, le soleil, Zeus le dieu. Platon insiste sur la nécessité d’une réalité intermédiaire comme « aporie de la sensation », une illusion sensorielle protégeant de la brûlure de l’invisible secret, maintenu hors de la vue des prisonniers. L’écran est presque total :

« L’éclat dont il a les yeux remplis l’empêche de voir le moindre des objets qu’on qualifie maintenant de vrais » (v. 516).

Ce qui est « vrais » ne sont que des statues posées sur la route. Le prisonnier échappé de la caverne des ombres-illusions, à la recherche de la connaissance-vérité, aux yeux gâtés de la lumière fatale d’un Hiroshima, ne peut ni « rester là-haut », ni redescendre dans la caverne, tout contaminé qu’il serait d'une haute connaissance, car il serait tué par les autres pauvres prisonniers voulant rester idiots à vie. Les impudents n’approchent pas le dieu « qui gouverne tout du monde visible » comme le pape à Rome, chaque mercredi.

Comment aborder la réalité des camps de Dachau, de l’intérieur, avec un soi-même disparaissant tel une ombre invisible, un reflet à l’intérieur des murs que l’on voit plus lorsque cette réalité visible, trop visible, est ce qui se trace en "représentation", ce qui reste quand tout a disparu ? L’absence de l’humanité est visible, présente, elle se fait, là, elle remplit l’espace de sa propre réalité.

Comment aborder la réalité des camps de Dachau, de l’intérieur, sans distance entre soi et le dieu de l’Enfer, sans se brûler les yeux de cette vérité inconnue, intenable au raisonnement du monde ?

Les dessins de Music sont ces réponses, elles conduisent à la symbolisation de ce qui ne peut se dire, ni se re-présenter. Ils sont la présence du sur-visible, à l’endroit de la disparition du visible qui n’est pas invisible. Sauf pour le reste du monde.

Par ses dessins, il éprouve l'Eros et le Thanatos simultanément. Là, plus d'écart, plus de distanciation, il ne va, ni ne revient de nulle part, il y est déjà. Paradoxalement, il n'y a que la transe qui rompt la confusion, entre être encore en vie parmi les déjà -morts et être déjà mort parmi les encore - vivants. Ses dessins de Dachau sont explicites, nous pouvons les regarder comme des œuvres d'art, des témoignages, des reliques… Nous pouvons les voir ainsi bien sûr, mais nous pouvons aussi les voir autrement : surtout celui – là (ci- contre). Le dessin est articulé en diagonale vers le haut de la page, nous traversons sur ce qui se voit encore et sur ce qui est déjà perdu, sur ce qui encore tourné vers le dessinateur Music, c'est-à-dire vers la vie, mais est-il encore en vie ? Et plus haut, là, ce qui s'en éloigne en torsion : les têtes, pour ne pas dire: les crânes, plus bas quelques pieds torves qui ont depuis longtemps quitté l'appui terrestre. L’espace disparaît et au centre de la disparition : le vide traversé par ces corps absentés, le blanc total du bout de papier, des sexes d’hommes, seuls.

En haut, les têtes en couronne, circulaires, blotties les unes contre les autres, sortent une dernière fois de l’absence et montrent l'abîme des bouches sous la torture de l'épouvante. Cri ou silence. Le mouvement du dessin est une sarabande maléfique qui absorbe tout, c’est un tourbillon, une démence.

L'au-delà l’a déjà rejoint

Autre dessin : une composition de mouroir, voir ceux qui résistent encore par ce dernier élan mais voir aussi celui qui dessine, qui a la force et l'impudence de dessiner. Plus de colère, c'est inutile. Dessine Music ! Montre tes dessins cachés si tu reviens au monde normal !

Assis, une jambe repliée, une tête à peine relevée, le corps rampant au sol, quelques indices… il n' a pas encore rejoints l'au-delà, mais l'au-delà l’a déjà rejoint, Music le sait, l'Indicible, l'Inabordable, ce qui lui brûle les yeux et la cervelle, est là, sous ces yeux, dans ce camp. La puissance de l’animal fouille dans la vie, y puise l'énergie, la puissance de l’animal seulement. L’homme est déchu de son incarnation, pas de son essence. Nous songeons alors à cette phrase d’Emmanuel Levinas :

« C'est à partir de l'existence de l'autre que la mienne se pose comme humaine. » 4

Ici, il n'y a pas ce retour d'existence, malgré le trait de crayon qui court fébrilement sur le bout de papier, il n'y a que des retours de perte, de "pertes" inhumaines.

Ailleurs, dans un autre dessin : les vivants frêles portent les cadavres et se faisant, se portent eux - même à la fosse commune. Jean Clair ouvre le catalogue du peintre ainsi :

« Les dessins de Music n'appartiennent pas à leur histoire, à ce que l'on nomme outre - Rhin, le « Kunstgeschischte » À vrai dire, ils n' appartiennent à rien, à jamais inappropriés. Disons plutôt qu'ils reviennent. Ils reviennent d'un monde dont nous ne voulons rien savoir. Ils sont la face obscure de l'art, celle qui ne se montre pas, parce qu'elle est celle que l'art ne peut éclairer. » 5

Goya, que Music aimait tant, disait " No se puede mirar", cela ne peut se voir.

La peinture désincarnée qu’il ne peut relancer de nulle part

De cette singulière expérience artistique dans le camp, à la lumière des ténèbres, où les concepts de visible et invisible, semblent s'inverser, parce que l' expérience reste invisible pour l'extériorité du camp et trop visible, sans écart, fusionnelle, insupportable pour ceux qui sont à l'intérieur – de cette expérience singulière, mortifère, sacrifiant l’étranger, l’autre, le différent à soi, il n’est plus question pour l'artiste d’éprouver la phusis érotique, mais la phusis thanatique.

De ce visible cru, non tamisé de la lumière extérieure, mais de sa propre étincelle, Music, hanté, va en garder toute sa vie une révélation :

« Après la vision de ces cadavres, dépouillés de toute marque extérieure, de tout superflu, débarrassés du masque de l'hypocrisie et des distinctions dont s'agrémentent les hommes et la société, je crois avoir découvert la vérité terrible et tragique qu'il m'a été donné d'atteindre. »

Comme une catharsis à l’envers, les couleurs vives, exubérantes des marchés de la Dalmatie et d'Espagne sont remplacées par des fonds sombres où l'artiste enfoncent des formes vides, des portraits sans âme. La touche impressionniste si vivace laisse place au contour hésitant et l' à-plat informe. Quelques travaux à Venise, des marines, et quelques paysages rocheux de Fontainebleau ou de son pays, relèvent de la même fixation, la peinture désincarnée qu’il ne peut relancer de nulle part, d’aucune mémoire.

Le monde visible est image du monde invisible 6

De l’invisible au visible, qui appelle l’autre de sa demeure lointaine, hors de la vue, inoubliable ? Avec quel recul et par exigence doit-il encore mener ses batailles secrètes pour se libérer encore et encore exister, pour que finalement sombrent dans la nuit la plus obscure ou la lumière la plus vive, ses folles espérances ? Rien n’advient dans les surfaces lisses et moirées du réel, encombrées de certitudes, sans appel d’autre chose, fermées à elles-mêmes en d’obscurs ressentiments. Vaille que vaille, nous devons vivre tout de même un bout de chemin sur des bouts de papier et croire à certaines aurores voilées de la poésie pâle de la vie. L’humanité n’a pas d’autres besoins que de se « reproduire », de façon sélective, c’est-à-dire vers le même. La culture de la commémoration est une illusion plaquée sur cette désolation, elle ne prend en charge que le visible de ce qui ne peut se voir. À travers l’œuvre d’art, nous n’épuisons que la force impérissable des tempéraments sous le joug des contraintes téméraires. Ces artistes vont au -delà du réel, déjà là, au-delà de ce réel visible, au - delà des « ajouts décoratifs » (Heidegger) dans une éprouvante expérience de la réalité.

L’invisible n’a pas d’être, mais il s’éprouve à travers le réel, comme expérience singulière.


1 Jean Clottes, Les chamans de la Préhistoire, Seuil , 1996).

2 Sigmund Freud, le moi et le ça, Œuvres complètes, XVI, 1921-1923, p. 266.

3 Diels, chef de la Gestapo, cité par Giorgio Agamben , Homo Sacer, p. 182.



4 Emmanuel Levinas, Le philosophe et la mort , pp. 170- 171.

5 Catalogue du Musée national d’Art moderne, Musée Georges Pompidou d’où nous avons puisé les citations de Zoran Music.

6 N. Bernaieff , 2 études sur Jacob Boehm , , Aubier, p. 7.

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