mardi 12 juin 2007
I- L’ACTE
Quand je viens à Paris, je fais comme tout le monde : j’en profite. Ciné, expos, rencontres, balades et dérives…
Il se trouve qu’un dimanche de mai - le beau mois de mai - entre deux formations, l’une au centre de formation de la PJJ de Vaucresson (La direction de l’acte éducatif) et l’autre au Foyer de l’Enfance de Dijon (L’acte éducatif), je suis allé visiter l’expo consacrée à René Char à la TGB François Mitterrand, puis voir le film d’Emmanuelle Cuan avec Sandrine Kimberlain et Gilbert Melki : Très bien, merci . Et enfin en soirée j’ai assisté au théâtre du XII ème à la pièce décapante de Nicolaï Erdman : Mandat datée de 1924. Sacrée journée, journée où « ça crée ». J’éprouve le besoin de cette relance incessante de la pensée, donc du désir, relance qui nourrit en permanence mon travail de formateur et de psychanalyste.
Le soir dans ma chambre d’hôtel - j’ai mes habitudes dans un petit hôtel du XIII ème, qui jouxte le quartier chinois et la Place d’Italie - le soir, un peu saturé d’images, de sensations, d’émotions et de mots, un fil qui tisse la trame de cette journée, m’est apparu en pleine lumière. Laissant couler cette « attention flottante » que nous enseigna Freud, mais dont j’ai pu aussi faire l’épreuve dans la pratique de méditation bouddhiste du Vipassana, que m’enseigna vers la fin des années 60, Anagarika Munindra au Birman Vihar de Bodh-Gaya, en Inde du Nord, me laissant dériver au fil de ces éprouvés, ce tissage d’idées est monté, et a produit, comme dans la technique du patchwork, des coutures dans cet amoncellement de sensations apparemment décousues.
Tout d’abord, outre les photos, textes, manuscrits de Char, outre sa voix enregistrée, rocailleuse et magnifiée, disant ses poèmes, il me reste, comme imprimée dans le corps, cette phrase qui revient souvent dans son œuvre : « la résistance n’est qu’espérance ». Écrite pour la première fois sur un petit carnet que le capitaine Alexandre (le nom de maquisard de Char) traîne partout, et qui constituera la source vivante de Feuillets d’hypnos , cet « euphorisme », comme Char en possédait l’art et la manière, à l’horizon de son écriture, qui fait bloc et nous illumine telle la Montagne Sainte Victoire pour Cézanne, se profile comme le noyau cristallin de sa pensée et de son action. Poète résistant.
Le film de Cuan, bien actuel, met en scène une histoire digne de Kafka. Un brave comptable s’interpose un soir lors d’un contrôle de police. Il s’étonne que l’on s’acharne sur deux jeunes visiblement en règle, mais au faciès pas très conforme à l’idéologie raciste ambiante. Du coup la hargne des policiers s’abat sur lui. Ils le conduisent au poste manu militari. Il y passe la nuit, plutôt amère, il grelotte de froid et on lui refuse une couverture. Le matin venu il exige des explications. On le jette à la rue. Et comme ils revient et insiste, il se retrouve à l’HP où on entreprend de le soigner pour dépression. Dans la foulée il perd son boulot. Etc
Enchaînement de faits absurdes, piège des sociétés obsédées par la sécurité à outrance, mise au pas des citoyens ordinaires… Rassurez vous en fin de film, la « morale » (d’ambiance, comme il y a des musiques d’ambiance) sera sauve. Devant la difficulté à retrouver du travail, le personnage pris dans cette tourmente en tire la leçon : il s’agit d’être encore plus rusé, plus menteur, plus loup que les loups. Il se concocte via Internet un CV d’enfer, avec diplômes d’écoles prestigieuses made in USA, masters plus brillants les uns que les autres. Il devient directeur financier. Happy end !
La pièce de Nicolaï Erdman qui se déroule à Blagoucha en 1924 met en présence deux familles déchues de l’après révolution russe. L’une issue de l’aristocratie tsariste ; l’autre du monde des commerçants. La famille de commerçants est confinée dans un appartement communautaire avec deux enfants et une cuisinière (le père est absent). La mère de famille magouille pour faire épouser sa fille par le fils de la famille d’aristos qui elle a gardé sa fortune. Mais pour donner le change, en ces temps troublés, le père aristo (la mère est absente) exige qu’en dot on lui apporte un « communiste, un vrai » inscrit au parti, avec sa carte etc La commerçante oblige donc son fils à s’encarter. « C’est quoi cette vie ? » répète en leitmotiv cette mère, Nadieja.
Pièce loufoque, acide, porteuse d’une critique sans concession pour les excès du totalitarisme qu’il soit tsariste ou stalinien. L’auteur commit 6 ans plus tard une deuxième pièce ( Le suicide ) que Stanislavski voulait monter.
Mal lui en prit. Le « petit père des peuples » qui règne en maître sur les industries et les arts, dénonce la pièce, en se réfugiant derrière l’avis négatif d’un « comité du répertoire » (qu’il tient sous sa coupe) tout en avançant (fausse modestie cynique) : « je suis un dilettante en la matière. » L’année suivante toutes les organisations autonomes d’écrivains sont dissoutes au profit d’une organisation unique et bureaucratique. Staline définit alors l’écrivain comme « ingénieur des âmes » qui doit se mettre au service du pouvoir pour façonner les esprits selon les exigences de la propagande. L’écrivain n’est que l’homme-sandwich du pouvoir, à telle enseigne que celui-ci finit par… le dévorer.
Erdman est arrêté par le Guépéou le 11 octobre 1933 pendant le tournage du film « Les joyeux garçons ». Son nom est effacé du générique. Il est exilé et ne reviendra à Moscou qu’en 1949, brisé, lessivé. On lui doit encore quelques « bluettes » sans intérêt. Le premier metteur en scène de la pièce Le Mandat , Meyerhold, sera fusillé après avoir été sauvagement torturé, en 1940, sous l’allégation de dérive trotskiste.
Tout cela bout à bout pour en arriver où ? Quel fil trame cette journée ? Disons le tout de go : notre monde est malade. Le nom de la maladie : néolibéralisme. Nous avons laissé advenir un type de société où tout est marchandise et tout est spectacle, comme disaient joyeusement les Situationnistes dans les années 60. La télé, « télépulsion » pour reprendre une expression que l’on doit au philosophe Bernard Stiegler, fournit « des tranches de cerveau disponibles » pour la pub, afin de capter l’énergie du désir, en l’affolant, en l’apeurant, en vue de la brancher sur les objets du marché. La pub inocule aux citoyens la fièvre acheteuse. Exit les citoyens, toujours à contester, vive les consommateurs. Peur + pub = détournement de la pulsion = explosion de la consommation. Tous les candidats à la magistrature suprême en 2007 nous l’ont seriné sur tous les tons : il faut relancer la consommation. Société de drogués !
Le problème c’est qu’il y a en a qui résistent, questionnent, s’interposent (comme le personnage de Melki). Ils ne tournent pas rond, ceux-là ! Ils n’acceptent pas qu’on distille la peur pour accélérer la consommation. Le discours sécuritaire accompagne de fait le néolibéralisme, comme il accompagnait l’Empire Soviétique à partir de 1917, comme il accompagnait le régime nazi dès 1933.
René Char, les personnages bien d’aujourd’hui de « Très bien, merci », Erdman et ses collègues de théâtre ne veulent pas marcher au pas. Au pas de lois, car cette cadence s’érige au fil de textes, tel le dépistage de délinquants dès 3ans, texte qui nous tombent dessus comme pluie d’automne.
Mais que veulent ces résistants ? Ils veulent vagabonder, folâtrer dans la campagne et les idées, prendre des chemins de traverse, se rencontrer, faire la fête et pas la défaite, se laisser surprendre, ils veulent des pratiques de bavardage, comme Lacan aimait à définir la psychanalyse, ils veulent la lune et l’autre…
Alors en ces temps sombres, que faire, comme disait Lénine ? RESISTER, car « résistance n’est qu’espérance »
II- LE POEME
« Résistance n’est qu’espérance » (René Char)
Le sombre n’est pas le noir. Si la lumière a sombré, c’est que nos mains l’avait désertée. Nous n’avons pas su nous tenir les coudes.
Les mésanges du parler nous n’avons pas su les accueillir ni les protéger. D’autres les ont fourrés en cage.
D’autres ont laminé le beau tamanoir qui tenait l’espoir par son licol.
D’autres ont dévoyé les oiseaux du beau langage. Ils les ont saturé des visions lointaines et d’obscures nourritures barbares.
Les astres ont tourné. Millions d’astres, autant de paillettes versicolores, hypnose des masses. Les astres ont tourné comme le lait et ce fut le désastre.
Les chevaux n’entrent plus boire au ressac des marées. Le buis ne claque plus dans l’ombre du petit jour. La tourterelle a fait son nid Dieu sait où. Les enfants ont perdu sa trace. Son chant n’épouse plus les flancs de la montagne bleue.
Nous sommes seuls. Quelque chose a sombré, mais le sombre n’est pas le noir.
« Resistance n’est qu’espérance » c’est un poète, en d’autres temps tout aussi sombres qui lança l’appel.
En d’autres temps où les bouchers, les lamineurs, les « torsionnaire » de sémaphores claquaient du bec et touchaient haut la cuisse des pavés.
Une fois encore nous y reprendrons goût, nous y tremperons les lèvres dans les verres de vin d’août. Une fois encore nous jetterons dans la bataille le pavois de nos souffrances. Il faut que chacun, seul, ne soit pas seul à être seul.
Le sombre n’est pas le noir.
Si la lumière revient au bout des ongles, décharnés, misérables et tremblants. C’est en nous y mettant à plusieurs, en la protégeant dans mille et dix mille lieux ouverts, que nous la porterons.
Résistance n’est qu’espérance.
Je prie les Grands Dieux, non pour m’y laisser asservir, mais pour pointer à bout de bras, souffle court, l’orée et l’origine, pour donner trouée aux temps sombres, pour ne pas sombrer.
Je prie les Grands Transparents et les arbres à pain, les orangers et les silhouettes saisis au vol sur le pont de singe.
Je prie en une langue obscure les tremblements du monde, qui couchent, pieds et poings liés, à l’oeuvre.
Ces temps d’une alchimie nébuleuse octroient plus de courage aux saillants que ceux qui précèdent. Ils virent sombrer au quai le beau navire bariolé que nos colifichets avaient drapé d’ennui, de nuit et de suie.
Mais le sombre n’est pas le noir.
La résistance n’est qu’espérance.
Aujourd’hui que tout s’est tu, qu’est retombée la panière des paroles, l’entrée en résistance se fait par la porte dérobée de l’espoir.
Il suffit d’un filet, d’un réseau, d’un maillage, trois fois rien, qu’il y en ait deux ou trois, assis auprès du feu qui jette ses ors sur les chiens de la nuit, deux ou trois qui recommencent à se raconter des histoires mystérieuses, le soir au coin d’un bois, sans sourciller, pour y croire encore et encore.
Il suffit de quelques mains nouées pour que la lumière nous revienne.
Le sombre n’est pas le noir.
Paris, le 12/V/2007