lundi 06 juin 2011
ŒDIPE IS BACK ?!
Par Jacques CABASSUT
Tirésias : "Ce jour t'apportera ta naissance et ta perte".
« Oedipe Roi - Sophocle »
PARENT(S) ALITÉS 1
La parentalité est un néologisme datant de la fin du XXème siècle plus précisément du début des années 60, (Benedek, 1959 / Racamier, 1961) issu de la sphère médico-psycho-sociale, sensé définir la parenté, soit la fonction d’être parent dans ses différents aspects : juridiques, politiques, socio-économiques, culturels et institutionnels…
L'apparition de ce signifiant pour le moins soudain dans la culture, n'est pas sans nous interroger, certes, du point de vue historique et épistémologique mais aussi et surtout du fait de sa "contemporanéité" : ne révèle t-il pas une réalité singulière de l'exercice parental dans le lien social qu'il tente de recouvrir ? Il est vrai qu'il exprime l'air du temps de l'éducation monoparentale, des séparations (de couple) et autre parenté biologique issue de la prouesse technologique.
Dans toute sa polysémie, qui le situe au carrefour du biologique, du psychique, du juridique, du politique et du social, et en tant qu'il s'érige en "fonction" supplantant le classique « parents », un tel signifiant est donc la marque d’une mutation de la fonction d’être parent, une modification de ce rapport à la parentalité qui met l’accent sur cette forme de « processus maturatif , cet ensemble de réaménagements psychiques et affectifs qui permettent à des adultes de devenir parents " (Lamour et Barraco, 1998).
Flashback : Il n’y a jamais eu d’homosexualité grecque ou romaine. Le mot "homosexualité" apparut en 1869, "hétérosexualité" en 1890. (Quignard, 1994, 16). Ces termes, inconcevables pour un romain ou un grec, s’érigent pour nous en ordonnateur du lien social à partir d’une conception autre de la sexualité, du choix d’objet sexuel etc… dont « l’histoire de la sexualité » chez Foucault nous donne l’orientation majeure.
L'invention ou plutôt l'arrivée de ce terme dans la civilisation, dans un temps et à une époque donnés, correspond et colporte des valeurs, une idéologie, une conception éthique de l'Humain, comme des savoirs et des vérités énoncés… Remet-elle en question la fonction paternelle et maternelle, les liens généalogiques "classiques "de la filiation, de la parenté, la paternité et la maternité qui perdurent et insistent du fond des temps ?
Après tout, nous pouvons affirmer avec Peguy : ’" Homère est mort aujourd'hui et rien n'est aussi vieux que le journal du matin ! "
La parentalité introduit-elle une vérité nouvelle sur la question de notre origine et sur « l'Impossible » éducatif de tout parent proposé par Freud -dans sa préface à A. Aichorm "Jeunes en souffrance"- ? Les mutations de la fonction de parents transforment-ils les invariants de la condition humaine de "parlêtre" qui pousse au tragique de la division subjective, relationnelle, et à la finitude de notre existence ?
SCENE I / POURQUOI TANT D’ADN ?
La Scène se déroule en Californie - je la saisis par hasard à la télévision, alors que mes fils 1 et 2 l’absorbent attentivement- : à l’occasion d’un divorce, l’avocat qui instruit le dossier du père, demande de procéder à une recherche en paternité par vérification d’ADN à propos d'une éventuelle tromperie de sa femme ; l’enfant ne serait pas de lui. Le père amène sa fille dans un laboratoire de recherche en génétique où, dans l’heure, l’on procède à une enquête et un test ADN par prélèvement salivaire.
La fillette est en détresse ; elle pleure et supplie son père de rentrer à la maison. Ce dernier lui demande de patienter : "dans une heure tout sera terminé et l'on saura" affirme t-il. L'heureux (?!) dénouement survient dans les temps : la laborantine lit le compte rendu qui apporte la bonne nouvelle. Le père et la fille s’embrassent et se congratulent.
Fin de l’acte I. Rideau.
L’on pourrait croire cette scène tirée de l’hypermodernité contemporaine. Et pourtant, elle nous regarde du fond des âges car elle en convoque une autre, celle d’Oedipe Roi et de sa tragédie. D’où mon titre, qui nous invite à reconsidérer la parentalité à partir du drame œdipien dont Freud a fait le tranchant de la doctrine psychanalytique.
SCENE II / LA CHAMBRE DES PARENTS (ALITES)
Œdipe en effet, met en scène le drame de la parentalité, soit la fonction de parents et plus particulièrement de la paternité.
L’on pourrait se dire : « Pour un psychanalyste, il a quelques lacunes : Œdipe est plutôt le drame du fils et non du père - un fils qui tue son père lors du plus célèbre accident de la circulation (de chars) sur la route de Thèbes- ». Et pourtant. Quelle est l’énigme qui s’impose à lui et le met au supplice ?
C’est la question de ses origines, de l’origine de sa naissance et de l’identité de ceux qu’il croit être ses parents : « Polybe et Mérope sont-ils mes parents ? » 2
Savoir la vérité : tel est le piquant du Désir œdipien. Il nous enseigne ceci : Vérité et Savoir, chez l’humain, sont étroitement imbriqués d'un point de vue psychanalytique. La première ne peut s’atteindre que via le second et la parole qu’ils impliquent ; je ne peux que la dire (Lapeyre, 2000, 18) mais en la disant, elle m’échappe et je n’en saisis qu’une partie. La vérité ne pourra toute se dire (elle se révèle dans un mi-dire selon Lacan) et elle n’apparaît jamais comme totalitaire… sauf à l'instar de mon exemple, lorsque la prétention de la dire « Toute » de façon objective prédomine, entrainant la confusion entre le symbolique et le réel de l'annonce qui se rapproche alors ici de l'Annonciation biblique. 3
Bref, on ne la sait jamais vraiment toute sauf à confondre la croyance avec la certitude et la vérité avec un savoir inébranlable (Menard, 2008, 11) au sein de ce que l’on peut appeler un processus « psychotisant » où l’Autre parle alors à la place du sujet. L’Autre de la science donne son verdict via un savoir-réel non trompeur : l’ADN ne ment pas. L’énigme du désir parental est révélée via un savoir qui a valeur de vérité, incontestable « par/le » sujet qui la reçoit .
SCENE III / DU TETRAGRAMME
Fantasme originaire, fiction, mythe : la vérité sur l’origine ne peut pourtant se dire qu’au travers de ce mode fictionnel , invention d’un savoir sur le réel là où justement il ne peut y avoir de réponse autre que celle d’un savoir construit sur l'origine.
Retenons qu’ici, le Discours de la Science qui, par forclusion de l’inconscient (et de la castration) ne s’embarrasse pas de l’énigme ni de la fiction qui en rend compte : théorie sexuelle infantile d’un infans qui devra construire le fantasme de la scène primitive, scène d’où il provient. La scène évoquée est souillée, de fait, par la vérification à laquelle le père procède : cette petite fille a la confirmation qu’elle provient d’un théâtre douteux où l’Autre parental est incertain sinon mensonger . L’appellation n’est plus d’origine contrôlée et la question pour l’enfant s’inverse : est-ce bien mon père ? Celui-là même capable de poser une telle question ? Elle rejoint la question d’Oedipe à l’instar de son lien de parenté , comme celle de l’enfant qui va s’inventer une généalogie «imaginaire » pour ne pas succomber à la toute puissance de l’Autre maternel.
Hélas !, la réponse est contenue dans la cruauté du lieu de l’Autre, d’où la question se pose : le père ne se confond pas au géniteur . L’assurance du géniteur ne fait pas un père confirmé. Au contraire elle l'anéantit : la petite fille a la certitude que son père à ce moment là, n’en est plus un .
Car " à défaut de pouvoir dire qui il est, le sujet ne peut se présenter que comme fils de " (Sauret, 2008, 108). Comme l’écrit Lacan, personne n’imagine être le fils d’un spermatozoïde … encore moins la fille d’une chaîne ADN.
Pater semper incertus Mater certissima (le père est toujours incertain, la mère toujours certaine, maxime au fondement du droit romain nous dit Legendre, 2004) qui se fracasse sur le discours de la science. « Si le réel est impossible, la vérité est impuissance. Impuissance à se dire toute parce qu’elle manque d’être. » (Sauret, 2009, 58)
Dans l’exemple, la parole scientifique répond en quelque sorte à la place du sujet dans la délivrance d’un verdict à valeur ontologique car personne, nul être vivant ne peut authentifier sa propre origine dans le champ du réel : seule l’origine symbolique soit le nom - l’origine n’est autre que le Nom du Père - peut donner quelques indications.
Certes la nomination est imparfaite, aucune parole, aucun signifiant ne pouvant dire la vérité. Aucun nom ne vaut définitivement à l’instar du nom de Dieu, nom de nom de nom …. Jusqu’à buter sur le Nom sacré, imprononçable : YHVHE . Trou énigmatique dans le savoir sur Dieu : la vérité de l'énigme divine subsiste.
Dans la scène I, les résultats au test d'ADN ont valeur de nomination réelle, d'une parole qui, a contrario de celle de Dieu ou de l’oracle, n’est pas à interpréter ou à subjectiver par le sujet : le savoir sur la génétique vaut vérité pour l’être.
La caractéristique de la nomination réelle réside dans le fait que le sujet ne peut la contester. Elle concerne également Œdipe, via une vérité totalitaire et absolue dans la nomination : les "pieds gonflés" s'originent du fait que ses pieds ont été transpercés au talon pour l'abandonner aux mains du berger qui devait le livrer, nourrisson, aux animaux et à la nature (vérité à laquelle Oedipe sera confronté dans la pièce). Oidipous révèle le désir de mort de l’Autre à son endroit. Bref, là où le sujet peut faire de la vérité du passé une histoire (à l'instar du travail analytique) via le symbolique langagier et l'énigme que représente le trou de sa nomination, la recherche de vérité du réel de sa nomination ne peut que le renvoyer à l'impensé de son histoire (handicap, mutilation, traumatisme etc…) qui fige l'identité dans un indepassable.
Nous serions ici en présence du crime du nom, soit ce « crime contre l’origine du nom » propre à la Shoah . Le génocide nazi est un meurtre du Nom, un meurtre en masse de l’origine qui comporte aussi une tentative de réduire la filiation à un « biologisme réducteur ». (Lesourd, 2006, 75)
Le discours de la science à l’œuvre dans la première scène, fournit le même projet de société de « déclin du Nom » (Lesourd, 2006, 75) déclin du champ du symbolique : telle est la « qualité » du lien social produit par les savoirs scientifiques mis en place d’Autre : elle subordonne la vérité à un savoir totalitaire à l’apparence de réel. Elle débouche sur des procédures et des dispositifs de savoir qui vont aboutir à ce mode d'appréhension particulier de neutralisation de l’impossible (non pas tant sur le mode du semblant que celui de l’illusion).
SCENE IV / BOITER N’EST PAS PECHER
A quitter le versant réel de la nomination pour emprunter la voie du symbolique, l'on obtient alors ce trou dans la nomination, ce mal dit structurel au « parlêtre », cette parole toujours bancale à l’humain, telle qu’elle nous est révélée par un trouble ou plutôt une Boiterie dans la nomination dont souffre Œdipe :
« Labdacos, c’est le boiteux, celui qui n’a pas les deux jambes pareilles, de même taille ou de même force ; Laïos, le dissymétrique, le tout gauche, le gaucher ; Oidipous, celui qui a le pied enflé. » (Vernant et Vidal-naquet, 1986, 54). La catégorie du boiteux de par ses extensions symboliques, ne résume pas l’être à une simple gaucherie de la marche et du déplacement. Elle exprime métaphoriquement, les défauts, distorsions ou blocages de la communication aux différents niveaux de la vie sociale
Oedipe est le mythe la malédiction. Œdipe le maudit, le mal nommé, le Male Dictus , le mal dit d’une parole professée sur son père et qui va déterminer le mal dit de la lignée des Labdacides.
Nouveau flashback.
Labdacos (le boiteux), grand père d’Œdipe, meurt alors que son fils Laïos (le gauche et père d’ Œdipe) n’est âgé que d’un an. Le jeune Laïos est alors écarté du trône et trouve refuge loin de Thèbes auprès du roi Pélops. Devenu grand, il fait preuve d’une homosexualité excessive et violente auprès du fils de son hôte, Chrysippe, rompant les règles de réciprocité et de symétrie qui s’imposent entre amants comme entre hôtes. A la suite de quoi, Chrysippe se tue. Pélops lance alors à Laïos une imprécation, cette malédiction qui condamne sa race au tarissement : le genos des Labdacides ne doit plus se perpétrer.
Laïos retourne à Thèbes, se marie avec Jocaste (mère et femme d’Œdipe) où il est averti par l’oracle : il ne doit pas avoir d’enfant, la lignée est condamnée à la stérilité, la race vouée à disparaître. S’il procrée cet enfant légitime au lieu de prolonger la lignée le détruira et couchera avec sa mère. Laïos s’emploie avec son épouse à ne pas avoir d’enfants entretenant des rapports gauchis de « type homosexuel » jusqu’à ce qu’il s’oublie et féconde Jocaste. Œdipe enfant légitime et maudit est expulsé de Thèbes, écarté dans l’espace de Cithéron où il doit mourir selon le vœu de mort parental. Mais il échappe à la mort, et se retrouve élevé par des étrangers à Corinthe, étrangers dont il se croit le fils. (Vernant et Vidal-Naquet, 2006, 60-61)
Bref, le désir d’inceste et de mort d’Œdipe le ramène au même désir d’inceste (le viol sodomite de l’amant au mépris des règles de réciprocité) et de mort (le suicide de Chrysippe) de son propre père. Il en hérite. Haine, culpabilité, pulsion de mort, voilà la responsabilité du sujet dans sa construction élaboratrice de l’origine.
Cette gaucherie de la parole, cette boiterie dans la bonne marche de la parole, est la caractéristique de l’humain qui parle. Boiter n’est pas pêcher car le trou, la vacuité de la langue autorise le « Pas tout » dans le verbe : aucun signifiant ne pourra révéler complètement la vérité de l’être –et pour cause puisque Lacan a fait d’elle non pas une parole mais un objet « dont on n’a pas idée soit l’objet « a ». 4
A proposer une interprétation radicale du mythe, Œdipe n’est pas tant coupable de ce qu’il ignore - l’acte transgressif de son père Laïos- que de ne pas « supporter » le mystère, de ne pas composer avec la question de l’énigme de l’origine 5 et de la jouissance meurtrière et incestueuse structurelle à l’humain, chacun étant responsable de son traitement. Tel est également le drame de ce père et de sa fillette : il est irresponsable pour lui de ne pas soutenir l’origine énigmatique d’ « Un père », comme de ne pas assumer sa jouissance meurtrière vis-à-vis de sa femme et, in fine , de son enfant. Œdipe revient trop loin en arrière, il réintègre même la matrice maternelle, « L’origine du monde » et « ce retour s’effectue à la façon d’un boomerang dans la rectitude d’une succession respectant l’ordre régulier des générations » (Vernant et Vidal-Naquet, 2006, 61). Notre origine est une parole, puis une nomination 6 , nécessairement maldite, maudite car aucune parole ne pourra venir répondre au réel, à l’énigme de notre conception qui nait du/dans le désir de l’Autre . Ce désir est à jamais mystérieux pour chacun, que ce soit pour les parents ou pour les enfants.
Autrement dit, l’être humain qui est parlé avant d’être parlant, est confronté à une triple énigme qui n’en fait qu’une : celle de son origine, celle du désir de l’Autre parental (le « Che vuoi ? » lacanien) celle de l’interdit de l’inceste qui, par conséquence, s’avère être du côté d’un désir non formulé par le sujet humain (Legendre, 2004, 75) dans le sens où celui-ci ne sait pas ce qu’il désire (Legendre, 2004, 76) 7 . Cet interdit nous dit Legendre, n’est pas une donnée biogénétique naturelle mais une parole « inter-dite ».
Le sujet du savoir qui veut combler la vacuité et résoudre l’énigme de l’origine risque d’être aveuglé par la vérité de la Chose irregardable, inaudible, insoutenable.
SCENE V / CELUI QUI DIT QUI « Y » EST
Dans Œdipe Roi, celui qui croyait ignorer s’aperçoit qu’il savait déjà ou bien celui qui cherche est l’objet de la recherche. (Foucault, 1971, 225)
Se lancer à la recherche de son origine convoque le savoir et paradoxalement implique le rien en vouloir savoir, dialectique caractéristique du savoir inconscient freudien : « la vérité de la souffrance névrotique, c’est d’avoir la vérité comme cause » (Lacan, La science et la vérité, Ecrits, p 870)
Autrement dit, le savoir est toujours produit par le sujet et non par l’Autre , fusse t-il celui de la science . Le sujet est divisé entre la dépendance à cet Autre qui l’a déterminé (dans sa nomination, les signifiants maîtres de son histoire etc…) et une dépendance à un Autre dont il devra s’émanciper (Sauret, 2008). Il devra se départir de la réponse de l’Autre et éviter la répétition à l’identique d’une parole « maldite ». Là réside le possible du travail psychanalytique : que le sujet ne s’en remette plus à la réponse de l’Autre (dans la résolution de l’énigme) mais justement se construise sa cause, sa vérité ; qu’il se réconcilie avec cet Autre tout en réfutant les déterminations qui l’ont causé comme sujet, en réorganisant, en ordonnant ces déterminations dans un récit. Car le manque d’être (réel) ainsi que le trou de savoir qu’est le sujet, le pousse à demander son être à l’Autre (Sauret, 2008, 56). Et cet Autre peut répondre de différentes manières :
1° Le psychanalyste tel l’oracle ne répond pas ou pas vraiment. Raison pour laquelle il passe la plupart du temps à la fermer et à offrir du silence à l’analysant. Une bonne interprétation cultive ainsi l’équivoque non par plaisir ou sadisme mais parce que le sujet ne peut jamais se garantir du savoir de l’Autre. Il ne doit jamais chercher à se garantir de ce type de savoir car à se conformer au désir de l’Autre, il disparaît en tant que tel (Pommier, 2004, 14).
Telle la parole du Dieu ou de l’oracle qui ne cache pas, ne dévoile pas mais fait signe : à la question d’Œdipe « Polybe et Mérope sont-ils mes parents ? » Apollon ne répond rien. Il avance seulement une prédiction : tu coucheras avec ta mère et tu tueras ton père, ce qui laisse ouverte la question posée. (Vernant et Vidal Naquet, 2004, 17) 8 . Aussi la réponse de l’oracle est-elle toujours énigmatique : « Si le Dieu de Delphes avait fait à Oedipe sa prédiction sans que celui-ci ait la moindre raison de questionner sur son origine, il serait coupable de l’avoir délibérément abusé » (Vernant et Vidal-Naquet, 2006, 16).
2° « Notre » père dans sa recherche de paternité, obtient une réponse de l’Autre (du savoir scientifique). Le savoir génétique convoqué vaut pour vérité. Un tel père trouve sa garantie dans le savoir de l’Autre. Œdipe également : « Œdipe se contente de la réponse d’Apollon. Il commet la faute de se contenter du silence du Dieu et d’interpréter sa parole comme si elle apportait la réponse au problème de son origine ». « Ce pourquoi il va quitter le Cithéron ainsi que ce qu’il croit être ses parents. Car Œdipe est trop sûr de lui, trop confiant en sa « gnòmè », c'est-à-dire son jugement (…) d’un naturel orgueilleux il se veut toujours et partout le maître, le premier . » (Vernant et Vidal Naquet, 2004, 16-17).
Mais alors quoi ? Œdipe n’est-il pas la victime de sa destinée, l’ignorant dont la vérité qui se révèle à lui l’aveugle ?
Non pas. Nous pouvons interpréter le mythe comme le fait qu’il se soit contenté de la « parole Toute » de l’Autre, à l’instar du père dans sa recherche génétique qui enlace de bonheur sa fille en pleurs une fois la vérité énoncée par la laborantine. Œdipe est la victime du savoir qu’il met en branle, ou plutôt des savoirs, de cette pluralité des savoirs qu’il convoque afin de résoudre l’énigme. « Plutôt que de conserver le trou dans le savoir que représente l’énigme de l’origine, il les cumule voire les accumule et les oppose au sein d’un affrontement de ces savoirs » (Foucault, 1971).
SCENE VI / TROP DE SAVOIRS TUENT LA VERITE
Les différents types de savoir qui s’affrontent sont à la fois politiques, juridiques et religieux. Ils renvoient à différents types de pouvoir, tel celui du tyran (Œdipe) face à celui de le l’oracle. Ce carrefour des savoirs et des modalités d’exercice du pouvoir caractérisent la notion même de dispositif selon Foucault : « C’est ça le dispositif : des stratégies de rapport de force supportant des types de savoir, et supportés par eux 9 . Bref, tout dispositif résulte du croisement des relations de pouvoir et de savoir ». (Agamben, 2007, 11)
Précisons les points mentionnés dans ce paragraphe :
- Le pouvoir d’Oedipe est lié au savoir puisqu’il a remporté l’épreuve de la connaissance (résolvant l’énigme posée par la Sphinx) caractéristique de ce savoir manifesté dans l’épreuve (Le Pathéi Mathos des grecs) qui permet à Œdipe de gouverner légitimement. Ce pouvoir-savoir lié à la conquête et l’exercice du pouvoir est autonome, car c’est seul, de lui-même qu’il a pu résoudre l’énigme du Sphinx sans apprendre ni écouter les autres lui enseigner quoi que ce soit. (Foucault, 1971, 239)
- C’est dans l’intérêt de sa propre royauté et en tant que roi qu’Oedipe va chercher qui a tué le roi Laïos, et qu’il sollicite Tirésias, criminel qui pourrait donc s’en prendre à lui. Œdipe défend son pouvoir… et pourrait-on dire son savoir, lui le découvreur d’énigme (y compris finalement celle-ci qu’il résoudra au prix fort) (Foucault, 1971, 234- 235). Ce savoir-pouvoir particulier est celui du tyran, manifestement du côté de la tuchên , de la fortune, un savoir qui ne s’intéresse pas aux prédictions, mais aux coups de la « tuchên » dans les évènements qui arrivent. (Foucault, 1971, 242- 243). 10
- Différents rituels de savoir s’opposent dans tragédie de Sophocle , caractérisant chacun un type particulier de rapport à la connaissance et à l’exercice du dit pouvoir :
a) D’un côté la série de la mantique (ou art divinatoire), qui surplombe le temps et qui se déploie par l’intermédiaire de messagers qui se tiennent à l’écoute des décrets prophéties auxquelles il faut se soumettre. Ce savoir issu de la procédure la plus archaïque, est lié au pouvoir du souverain religieux.
b) De l’autre, la série de la tuchên , qui se déroule entre le passé et le présent, qui prend appui sur le témoignage de ceux qui ont vu, assisté, étaient là et qui permet de découvrir soi même et de trouver soi même le remède : c’est le savoir du tyran. 11 (Foucault, 1971, 242- 243).
Certes, savoir oraculaire et savoir d’enquête se complètent dans la tragédie de Sophocle selon le principe du symbolon (la prophétie de l’oracle étant confirmée par l’enquête que lance Œdipe). Mais pour vérifier ou détourner les paroles menaçantes du devin, celui-ci met en œuvre une procédure d’enquête (Foucault, 1971, 232). Il subordonne ainsi la vérité aux procédures, aux savoirs d’une investigation qui invalident les rituels traditionnels et oraculaires tout en faisant jouer les différences de « standing » social : Œdipe Roi met donc en scène les trois grandes procédures utilisées par le droit grec et ce dans une forme de hiérarchie des pouvoirs pour l’effacement de la souillure et la recherche du criminel : consultation oraculaire –quand on s’adresse aux dieux- , serment purgatoire 12 –pour les chefs tels Créon et Œdipe- et « enquête de pays » -pour les gens du peuple et les esclaves- (Foucault, 1971, 245).
L’exemple d’enquête ADN condense cette pluralité des savoirs et des procédures : « Cette époque où la science s’offre comme l’Autre qui surpasse tous les Autres au point de paraître à la fois comme le seul vrai, le seul survivant, le garant d’un avenir meilleur, cette époque est dite moderne » (Sauret, 2008, 70) Sauf qu’ici, savoir oraculaire et savoir d’enquête ne se complètent selon le principe du symbolòn mais se confondent : le savoir scientifique vaut vérité oraculaire.
« Ce que Foucault met en scène c’est ce déclin de la Grèce archaïque, la prétention des tyrans à conjoindre le pouvoir et le savoir et le démantèlement du pouvoir magico-religieux coagulé dans le pouvoir ». La pensée mythique s’y trouve de plus en plus « emmurée », incorporée vivante dans cette nouvelle forme de Raison qui structure tout autant le politique, la philosophie, la vie sociale et économique que l’espace culturel » (Gori, 2011, 284,)
SCENE VII / ŒDIPE ET LA DEMARCHE QUALITE
L’on reconnaît là finalement, le modèle de l’expertise issu de la procédure de l’enquête telle que la démarche qualité nous en offre l’illustration princeps .
On voit là le danger d’une telle logique : si le lien social c’est le rapport du sujet au lien social (Sauret, 2009, 52) c'est-à-dire le souci de chacun dans le prendre soin du lien à l’autre et aux autres, alors la place de la Science comme Autre absolu construit un type de lien social qui exclut toute subjectivité et singularité pour le massifier, à l’instar de celui qui régit les rapports au sein d’une « communauté de pingouins ». 13
Bref, l’enseignement majeur que nous retirons du mythe est le suivant : ce qui s’est joué dans Œdipe c’est une lutte de savoirs et de pouvoirs, une lutte entre des formes de pouvoir-savoir dont ce dernier (ainsi que Laïs et Jocaste) a sévèrement pâtît. Cette pluralité des savoirs en effet, est paradoxalement au service du refoulement, soit de la passion de l’ignorance et du « je n’en veux rien savoir » caractéristique du sujet.
Cette mécanique « refoulante » est au service d’un nouage particulier du pouvoir et du savoir dont nous pouvons tenter, pour conclure, de préciser les contours.
Dans une lecture anthropologique, le mythe nous pousse en effet à être (plus) sensible aux différents dispositifs de savoir et donc de pouvoir à l’œuvre dans le lien social comme dans nos institutions de santé, du social et du médico-social. La démarche qualité s’inscrit ainsi comme un dispositif de pouvoir des établissements qui ne dit pas son nom et qui emprunte apparemment les seules voies de la technicité professionnelle, au détriment de la vie politique des établissements, soit des affaires de la Cité institutionnelle . Lorsqu’on se centre sur le procédé technique, à l’instar de notre exemple de recherche ADN, on en oublie le sens. Ainsi en va-t-il au rythme des guerres et autres prouesses techniques qui en abolissent le sens mais renforcent l’oxymore : ne perd on pas la raison du choix de l’entrée en guerre lorsque la qualité des « frappes chirurgicales » vont épargner les civils de l’horreur guerrière ?
Bref, cet « avènement de la rationalité révèle la division du sujet entre ce qu’il est comme sujet de la science (comment les choses fonctionnent-elles ?) et ce qu’il est comme sujet des ontologies (que suis-je ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?) entre sujet de l’explication et sujet du sens ». (Sauret, 2008, 41).
La démarche qualité s’instaure comme mode de gouvernement de nos cités institutionnelles, par le comptage et la désubjectivation des travailleurs sociaux qui sont de plus en plus des exécutants de protocoles, relégués au rôle de pur technicien de surface de l’établissement et non plus de véritables acteurs institutionnels.
Lecture anthropologique proposée à partir de l’homme œdipien, l’homme tragique est celle d’une réhabilitation du réel en lieu et place d’enquête de satisfaction ou de fiche de signalement d’incidents qui tendent à remplacer la bonne circulation de la parole qui caractérisent le Politique institutionnel (Cabassut, 2009).
Bref, le mythe nous enseigne les dangers de la logique de civilisation contemporaine, la multiplicité des savoirs et des dispositifs qui les révèle, annihile la vérité énigmatique à jamais inaccessible (et devant être préservée en tant que telle) . La vérité ne se « coache » pas à l’instar de cette famille reçue à mon cabinet, qui vint au grand complet, me demandant d’intervenir sur le mode de l’expertise. Vous connaissez « super Nanny » ? me dirent-ils. J’appris que cette dernière dans le cadre, disons d’une « émission de tv », intervenait directement dans les familles afin de coacher celles-ci dans l’éducation de leur enfant, revenant quelques temps après pour vérifier le bien fondé de ses prescriptions oraculaires…
Il aurait fallu que je confirme et régule l’agitation d’un petit bonhomme à lunettes qui embêtait chacun dans la famille. Que le technicien de la psychologie de surface (et non des profondeurs) que j’étais à leur yeux, articule le savoir « scientifique » (le mien, en tant que supposé) et le savoir familial (définitivement le leur) dans un ajustement de la pièce manquante (Super Nanny) au complément harmonieux familial. Je ne les ai reçus qu’une fois leur demandant de revenir pour parler de ce(lui) qui faisait symptôme dans la famille, l’élément énigmatique, en creux dans ce savoir familial qui lui attribuait la « faute Toute », chacun vidant son sac sur le petit bonhomme en question voire sur la sellette. Parler autour du trou n’est pas le combler par une nouvelle réponse à la vérité de l’énigme. Telle fut la perte d’Œdipe, et peut-être la nôtre aujourd’hui, celle de crouler sur des savoirs qui fatiguent la vérité : « A propos d’Œdipe, tout autour de lui, est en trop : trop de parents, trop d’hymens, des pères qui sont en plus des frères, des filles qui sont en plus des sœurs, et cet homme lui-même dans l’excès de malheur et qui doit être lui-même rejeté à la mer » (Foucault, 1971, 250-251).
Finalement, la parentalité dans son aspect processuel, pourrait s’adapter au coaching managérial familial. C’est aller un peu vite en besogne et oublier qu’Œdipe Roi finira, aveugle, en exil à Colonne.
Bibliographie
Agamben, Giorgio (2007) Qu’est ce qu’un dispositif ? Paris : Payot et Rivages, Ed. Française Rivages poche / Petite bibliothèque.
Foucault, Michel (2011). Leçons sur la volonté de savoir, Cours au collège de France, 1970-71 suivi de Le savoir d’Oedipe. Paris : Gallimard-Seuil, Coll. Hautes Etudes.
Gori, Roland (2010) de quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Paris : Denoël.
Legendre, P. (2004). L’inestimable objet de la transmission. Etude sur le principe généalogique en Occident . Leçons IV . Paris : Arthème-fayard, Nvelle. Ed.
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Vernant, Jean-Pierre et Vidal-Naquet Pierre (2006) Œdipe et ses mythes. Bruxelles : Editions complexes, Coll. Historiques, Ière Ed La découverte, 1986.
Références du Dossier Parentalité :
http://documentation.reseau-enfance.com/IMG/pdf/concept_parentalite.pdf
Essai de conceptualisation du terme de parentalité par Catherine Sellenet, Maître de conférences en psychologie-sociologie, chercheur au Gref, Paris X Nanterre.
Racamier, Paul 1961 : La mère et l'enfant dans les psychoses du post-partum , l' Évolution psychiatrique , vol. 26, 1979 (+ 1970-1978)
Lamour et Barraco (1998). Souffrances autour du berceau. Paris : Gaëtan Morin Ed.
1 J’adopte là le jeu de mots de Joseph lors du séminaire.
2 Quoi ce n'est pas à Polybe que je dois le jour ? dit Oedipe.
3 Se reporter à « le traumatisme de l’annonce / A partir de l’annonciation biblique ». Intervention auprès du DU « accompagnement des souffrances de la fin de vie/Approche multidisciplinaire » UFR de Médecine de Montpellier-Nîmes. Année 2010-2011. Non publié.
4 Le mythe d’Œdipe nous enseigne que cette « malé-diction » se répète pour chacun, de génération en génération. La seule issue étant de s’approprier son passé afin de s’en faire Histoire « De notre position de sujet nous sommes toujours responsables » ou avec le Faust de Goethe : « Ce que tu as hérité de ton père, acquiers-le pour le posséder ».
5 Celle-ci, également de façon structurelle, nous confronte immanquablement à la question de l’amour mais également de la haine de l’Autre parental.
6 Cette parole se révèle d’abord dans le Nom du Père dont le sujet hérite, mais aussi et surtout dans son prénom, révélateur du désir parental à son endroit, en tant qu’il empêche à l’ infans de se confondre dans la généalogie et la lignée avec ses aïeuls et ses descendants.
7 La mère ne vient que comme incarnation, figure-forme de ce désir absolu, de ce souverain bien, à la place de rien. L’interdit assure uniquement la mise en scène nécessaire -comme au théâtre-, afin que la pièce puisse avoir lieu, et qu’une limite au sans limite des places et à la jouissance incestueuse, se déploie.
8 « L’énigme doit être comprise comme une question séparée de sa réponse , c'est-à-dire formulée de telle sorte que la réponse ne peut pas réussir à l’atteindre , ne parvient pas à la rejoindre. L’énigme traduit un défaut ou une impossibilité de communication dans l’échange verbal entre deux locuteurs, le premier pose une question à laquelle ne peut répondre que le silence du second » (Vernant et Vidal Naquet, 2004, 55).
9 Foucault, Dits et Ecrits, Vol III, p 299 Cité par Agamben, p 8
10 Ce pouvoir–savoir propre au tyran est une manière tout à fait particulière de régler les rapports du pouvoir et du savoir, un savoir à mi-chemin entre les dieux et l’esclave.
11 Un tyran (du grec ancien τύραννος/týrannos, mot d'origine lydienne appliqué pour la première fois au viii e siècle av. J.-C. au roi lydien Gygès par le sophiste Hippias d'Élis ) est un individu disposant d’un pouvoir absolu. Étymologiquement, il y a une différence entre « tyrannie » et « despotisme » : dans la Grèce antique , un tyran était un homme qui disposait d’un pouvoir acquis de manière illégitime : un esclave qui prenait le pouvoir, un dictateur arrivé au pouvoir après un coup d’État , ou l'un de ses héritiers. (Source Wikipedia)
12 La procédure dite du serment purgatoire consiste en ceci : « acceptes-tu de jurer que tu n’es pas coupable et donc de t’exposer, pour le cas où ce serment serait un parjure, à la vengeance des Dieux ?
13 J’emprunte l’expression à M-J Sauret (2008)