jeudi 14 février 2008
«Le psychotique nous parle, mais c’est la société qui n’entend rien»
Santé. Le film de Sandrine Bonnaire a suscité une kyrielle de réactions dans la psychiatrie.
QUOTIDIEN LIBERATION : mardi 12 février 2008
C’était il y a deux semaines : la sortie du très beau documentaire de Sandrine Bonnaire sur sa sœur autiste, Elle s’appelle Sabine. Et à l’occasion de cette diffusion, da ns Libération du 29 janvier, l’actrice était retournée pour la première fois dans les deux hôpitaux psychiatriques où Sabine avait été si mal hospitalisée. Depuis ? Non pas une onde de choc, mais un vrai courant d’air, salutaire et un rien réconfortant. Une kyrielle de réactions a agité le monde de la psychiatrie publique. Des réactions de soutien, de colère, d’agacement, mais toutes sonnent comme des signaux d’alarme. La ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, a appelé aussitôt la réalisatrice pour la rencontrer. «Ce film de Sandrine Bonnaire est important, nous a déclaré, hier, la ministre, et je partage son combat. Mais je voudrais insister que ce n’est pas seulement un problème d’argent, ni de moyens. Aujourd’hui, des efforts sont faits, et le plan santé mental avance.»
Schubert. L’histoire de Sabine serait-elle devenue un symptôme de la crise de la prise en charge des malades mentaux en France ? Hospitalisée d’abord à l’hôpital de Villejuif puis aux Murets, Sabine a, alors, 28 ans : atteinte d’une psychose infantile, elle quitte quatre ans plus tard l’hôpital, absente, assommée de neuroleptiques, incapable de parler, et encore moins de jouer du Schubert comme elle le faisait avant. «Les pauvres moyens dont dispose la psychiatrie publique, oui, il est urgent d’en débattre», a réagi aussitôt un médecin chef de psychiatrie parisien. Le professeur Claude Got, un des sages de la santé publique en France, se montre plus circonspect : «J’ai lu dans Libération : "la psychiatrie publique est laissée à l’abandon". Ce qui est inexact, si l’on n’explique pas pourquoi on a laissé la grande majorité des psychiatres se diriger vers un secteur privé plus rémunérateur, alors que nous avons le plus grand nombre de psychiatres par habitant en Europe.»
Autre avis : « C’est le manque d’effectifs qui est directement la cause, murmure le Dr Claude Jeangirard, fondateur de la clinique Le Chesnaie, haut lieu de la psychothérapie institutionnelle. Et il ajoute : «Il y a autre chose qui nous atteint tous. La psychose, c’est indicible. La psychose est une impossibilité à dire… Et pourtant le psychotique est un être humain, il nous parle, ce n’est pas de la poésie facile, et nous, nous avons quelque chose à entendre. Mais voilà, c’est toute la société qui n’entend rien.»
D’une certaine façon, c’est aussi le sens de la réaction de Françoise Josselin, chef de service à l’hôpital Paul-Guiraud à Villejuif. Aujourd’hui à la retraite, elle a été la première à hospitaliser Sabine, en 1997. Dans une lettre qu’elle vient d’adresser à Sandrine Bonnaire, elle raconte : «Nous avons accueilli votre sœur Sabine qui était effectivement à cette époque, en 1997, une très jolie et très vive jeune femme, je dirais plutôt jeune fille tant elle avait gardé quelque chose de l’adolescence d’avant le traumatisme de l’éloignement de sa fratrie très proche.» Puis : «Je vous écris, car votre combat rejoint le mien : tenter d’approcher la cause du mal être de ces sujets autistes, mal être qu’ils ne peuvent exprimer parce qu’ils n’en saisissent pas l’origine… Je suis d’accord avec vous, l’hôpital est le dernier lieu pour ces sujets traversés par une peur terrifiante et qui ne peuvent se défendre par la parole, qui n’est pas un outil suffisamment signifiant. Ils n’ont que le recours à la violence physique pour essayer d’écarter tout "objet" qu’ils vivent comme menaçant leur intégrité… C’est un scandale de les métamorphoser en ombres épaisses et éteintes. Je regrette vraiment que l’article ait assimilé [à cela, ndlr] notre service où Sabine n’a passé que quelques mois de façon ponctuelle…»
Travaillant dans le même service, la Dr Francesca Biagi-Chai défend aussi son travail. Alors que Sandrine Bonnaire se souvenait de Sabine longuement enfermée dans sa chambre, elle le dément, du moins pour sa part. «Peut-être Melle Sabine Bonnaire n’est-elle pas restée assez longtemps pour que nous puissions l’accompagner vers le réinvestissement progressif d’une vie plus sereine.»
«Tristesse». Pourtant, après Villejuif, Sabine va être hospitalisée durant deux longues années à l’hôpital Les Murets. Sans intermittence. Et les choses s’y passent mal : pendant cinq mois, Sabine sera même transférée dans une unité pour malades difficiles. Le Dr Daniel Brehier - qui a suivi Sabine, et avait reçu, il y a deux semaines, Sandrine et deux autres de ses sœurs - s’est senti blessé par l’article paru dans Libération : «Ce n’est pas la colère mais la tristesse qui m’envahit.» Dénonçant la présentation «tendancieuse», ce psychiatre s’explique à nouveau : «Les équipes s’attachent à écouter, accompagner et soigner ces personnes. Les psychotropes, bien que leurs effets secondaires soient parfois très gênants, sont indispensables à la prise en charge globale du patient … Malgré tous nos efforts, les résultats ne sont pas toujours à la hauteur de nos espérances. Nous avons à déplorer un manque criant de moyens humains face à l’importance de la tâche … Si je reconnais presque mot pour mot certains des échanges que j’ai tenus au cours d’un entretien privé avec la famille, le traitement journalistique les sort de leur contexte. Affirmer ainsi: "Aux Murets, un traitement sans concession est très vite choisi, manifestement destiné davantage à la tranquillité du service qu’au bien être de Sabine".Mais sur quelle expertise et données médicales vous appuyez-vous pour arriver à cette conclusion lapidaire ? C’est dénier le rôle soignant au profit du confort du personnel…».
Secte. L’expertise des uns contre les souvenirs des autres… Sabine, aujourd’hui, vit dans un foyer en Charente. Elle va mieux. Sandrine Bonnaire, elle, ne regrette rien, ne retire rien. Ce retour dans les hôpitaux d’hier n’a pas été simple. Elle n’a refusé aucun débat. «Je ne sais pas si cela va bouger, mais je suis contente que personne n’ait pris mon film comme un film contre la psychiatrie.» Sauf… l’Eglise de scientologie, qui prenant prétexte du succès du documentaire, fait circuler une pétition pour «dénoncer l’enfermement psychiatrique».