lundi 15 octobre 2007
« Malaises dans le travail social : actes cliniques, institutionnels, politiques »
OUVERTURE (S)
« Malaise dans le travail social… » c’est évidemment un clin d’œil au grand texte de Freud Malaise dans la civilisation 1 que nous ferions bien de relire par les temps qui courent. Quelle est la nature de ce malaise dont le père de la psychanalyse laisse à penser qu’il est de structure, c’est-à-dire qu’il structure la nature même de l’humain. Le premier titre que portait l’ouvrage était : « Malheur dans la civilisation », mais l’éditeur de peur de faire un flop, a demandé à Freud de l’édulcorer en « malaise ». La question que pose Freud d’emblée est la suivante : Que voulons-nous ? Que demandons-nous à la vie ? On n’a guère de chance de se tromper, souligne Freud en répondant qu’on demande le bonheur . Le bonheur avec un grand B. Qu’est-ce à dire si ce n’est qu’on veut jouir. Mais il y a un os, qui se décline en trois obstacles majeurs qui font barrage à cette increvable volonté de jouissance : nous avons un corps, il y a le monde et enfin il y a les autres. Le corps, le monde et les autres font limite à la jouissance. D’où une série de stratégies pour dépasser ces limites. Des interventions diverses sur le corps ; la science et la technologie pour connaître et déborder les lois du monde ; la culture pour supporter les autres. Dans ce texte Freud définit ainsi la culture qui résume assez bien l’ensemble de ces stratégies : « La culture désigne la somme totale des réalisations et dispositifs par lesquels notre vie s’éloigne de celle de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux. »
Qu’en est-il aujourd’hui des formes que prend le malaise actuel, dans nos sociétés hypermodernes ? Qu’en est-il plus spécifiquement de ceux, les travailleurs du social, qui prennent de plein fouet les mille et un avatars de ce malaise dans la rencontre des sujets qu’ils accompagnent?
Dans la préparation du congrès j’ai eu à faire à une des retombées du malaise. A savoir qu’il en est d’aucuns chez nos contemporains pour qui la parole, c’est-à-dire le fondement même de la culture qui tisse le lien social, ce qui nous tient ensemble, ne vaut pas tripette. Ils tentent de se débarrasser de ce lien qui nous aliène et nous assujettit, et du coup fait limite à la jouissance, prix à payer pour vivre ensemble. Quelques intervenants sollicités pour ce congrès – heureusement pas le plus grand nombre, ce qui laisse de l’espoir - se sont ainsi engagés pour se dégager à la dernière minute. Je n’accablerai pas ici ceux qui ont été contraints de le faire par la maladie ou pour d’autres raisons comme on dit de force majeur; mais ceux qui n’en disant pas un mot de leurs raisons, ont fait faux bond, ont déserté leur parole. Si j’en ai été peiné dans un premier temps, une fois passée et pansée la blessure narcissique, j’ai pris un peu de hauteur pour soulever cette question. Qu’en est-il aujourd’hui du statut de la parole dans nos sociétés modernes, Qu’est-ce qu’engager sa parole et la tenir ? Même si je nuancerai le propos en soulignant qu’heureusement le plus grand nombre des intervenants, ceux qui sont ici présents et qui vont se faire l’âme et le souffle de ces trois jours – ce dont je les remercie du fond du cœur, même donc si ceux-là m’ont soutenu dans cette épreuve et ont tenu le cap, je crois que cette faillite, pour certains, des lois de la parole, mérite d’être questionnée.
Qu’est-ce que parler veut dire ? Cette question vient comme un hommage à Pierre Bourdieu qui lui a consacré un de ses ouvrages 2 et qui avait bien raison de souligner en mars 1998 que la modernité néolibérale se présente comme « un programme de destruction méthodique des collectifs ». Toucher aux lois de la parole fait partie du programme. C’est aussi un hommage appuyé à un poète, Jean Tardieu 3 , car comme le dit Hölderlin : en ces temps de détresse, nous avons bien besoin des poètes. Alors qu’est ce que parler ? Ouvrons un peu plus la question : qu’est ce que se parler ? Le « Se » qui vient là pointer son nez, et qui parfois s’apostrophe et nous apostrophe, indique bien la nature du parler : ça nous tient ensemble, ça nous lie, ça fait lien social. Il n’y en a pas d’autre. Mais en même temps on n’en a jamais fini de le renouer. Parler c’est mettre en acte les lois du langage, donc s’y soumettre. Non seulement à la grammaire, la syntaxe, la rhétorique, mais aussi à cette dimension élémentaire bien cernée par Jean-Pierre Lebrun : quand l’un parle, l’autre écoute 4 . Autrement dit parler implique et impose d’emblée la différence des places, la castration. L’homme parle tout le temps parce que c’est la parole qui l’a fait homme. « L’être humain parle, dit Martin Heidegger dans Acheminement vers la parole. 5 Nous parlons éveillés; nous parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole, et que nous ne faisons qu’écouter ou lire ; nous parlons même si, n’écoutant plus vraiment, ni ne lisant, nous nous adonnons à un travail, ou bien nous abandonnons à ne rien faire. » Heidegger termine cette conférence en précisant que « l’homme parle pour autant qu’il répond à la parole ». Alors « la parole est parlante ». La parole est parlante, ça signifie bien que le sujet et le collectif ne se produisent que de ce cheminement de la parole.
Tout ça pour quoi ? Pour en arriver à ce qui aujourd’hui détruit le lien social. Non qu’on ne parle plus, le blabla se déverse à tout va. Nous sommes submergés dans un flot ininterrompu de paroles qui viennent de partout. Mais ces paroles c’est comme si elles ne rencontraient plus les parlants que nous sommes, comme si elle ne nous arrêtaient plus, comme si elles n’avait plus de consistance. On parle, mais on ne se parle pas. On engage la parole, mais nous la tenons pas, et du coup elle ne nous tient pas non plus. Ces paroles nous viennent souvent d’un autre artificiel, par les mass medias, la télé entre autres, ce sont des paroles virtuelles puisque ceux qui nous parlent ainsi nous ne pouvons leur répondre. Ils ne nous parlent pas d’ailleurs, ils le font croire, mais ils parlent à une entité abstraite : le téléspectateur. 6 Ces paroles nous traversent et nous les déversons. La fabrication ce grand Autre virtuel nous plonge petit à petit dans une évidence que Dany-Robert Dufour nous a exposé 7 : nous sommes devenus la chose du management industriel. La télé capte l’énergie pulsionnelle disponible dans les tranches de cerveau des humains et détourne cette énergie vitale vers la consommation des objets. Les grands totems qui nous préservaient jusque-là de ce déferlement, ceux que Dany-Robert nomme « les grands sujets », monuments de la pensée religieuse ou laïque (les dieux, Dieu, la Nature, Le Prolétariat, le Peuple…) se sont effondrés : Dieu est mort, dit Nietzsche ; l’homme aussi répond Foucault et moi-même je ne me sens pas très bien. Autrement dit il ne resterait qu’un seul Dieu, unique, solide et proliférant : le Marché, que Dany-Robert affuble du qualificatif de divin dans son dernier ouvrage. Cela affecte profondément les lois de la parole et du vivre ensemble. La parole serait réduite à un bien de consommation comme les autres : « communiquez » tel est l’impératif. Et la technologie peut alors calculer les gigabits qui circulent et vous les facturer. La parole difractée, éclatée, broyée produit du tout à l’ego et du communautarisme tout à la fois. La parole est instrumentalisée, y compris parfois dans le secteur social ou thérapeutique. Je ne développerai pas plus ce point : il me semble qu’il va venir dans nos discussions. Je soulèverai juste une question qui recouvre la deuxième partie du titre de ce colloque : comment faire acte dans ce contexte, où le malaise se présente comme une tentative d’échapper au malaise structural? Comment passer du marché des biens au commerce de la parole ? Quels sont les lieux où l’on se parle ? Avec le comité de navigation – et je remercie au passage mes camarades : Elisabeth Gomez, Geneviève Rouzel, Jacques Cabassut, Alain Bozza, Jean-François Gomez de m’avoir prêté main forte pour la préparation de ce Congrès - nous avons pensé qu’au-delà du constat il fallait prendre acte de ce que des actes il s’en produit. Autrement dit que la résistance aux forces de destruction est en marche. Des actes dans la rencontre des usagers, la clinique; des actes dans les relations entre collègues, dans l’institution ; des actes dans la relation aux responsables politiques. Des actes de parole et des paroles qui font acte. Si l’on lit attentivement la loi 2002-2 c’est bien ce qu’elle met en scène : la parole des usagers et des professionnels au centre des dispositifs.
Mais que vient faire la psychanalyse dans tout ça ? La psychanalyse, Lacan le précise à Rome en 1974, « s’occupe très spécialement de ce qui ne marche pas. C’est une fonction encore plus impossible que les autres, mais grâce au fait qu’elle s’occupe de ce qui ne marche pas, elle s’occupe de cette chose qu’il faut bien appeler par son nom… le réel » Autrement dit « la psychanalyse fait partie de ce malaise de la civilisation » Je dirais même qu’elle est la gardienne du malaise. 8 Le réel c’est bien cet impossible que la parole met en scène : il y a « pastout » 9 . Et Lacan de conclure « c’est quand le Verbe s’incarne que ça commence à aller vachement mal ». Autrement dit la parole est bien le lieu de la confrontation au réel, le lieu du malaise, le point de butée. C’est pourquoi dans tous ces métiers de la parole et de la relation humaine, l’impossible est prégnant. Que ce soit la politique, l’éducation ou la thérapeutique, ces métiers sont logés à l’enseigne de l’impossible. C’est même du lieu de l’impossible, donc en prenant la mesure du malaise, qu’ils s’exercent.
Je laisserai là en friche ces considérations qui vont sûrement trouver leur prolongement pendant ces trois jours, pour proposer, puisque les idoles sont à terre, que les semblants vacillent, et que pourtant nous ne pouvons nous en passer, qu’il s’agit peut êre aujourd’hui de relever le gant, d’inventer « un discours qui ne serait pas du semblant » 10 , c’est à dire qui ne serait pas issu du semblant, d’un signifiant-maître, mais un discours qui prendrait effet de ce point d’impossible, un parole issue de la confrontation des sujets au réel, le sujet s’instituant alors d’une réponse au réel, c’est à dire à l’impossible. J’oserai désormais une renversement de l’adage : à l’impossible chacun est tenu. Il s’est tenu en 1990 un colloque étrange intitulé « La déesse parole » sous la houlette de Marcel Detienne 11 . Je proposerai donc un nouveau culte. Très simple, très beau, sans liturgie, sans église, ni officiant particulier, puisque c’est en parlant que l’on peut rendre hommage à la déesse parole. La seule cérémonie qui tienne, c’est qu’on se parle. Evidemment pas n’importe comment. Parler obéit à des lois. 12 Aujourd’hui que tout s’est écroulé qu’est ce qui reste quand il ne reste rien à quoi s’accrocher ? Qu’est ce qui reste du transcendantal quand la transcendance, et même la danse sans transe, s’effondrent ? Il reste qu’on se parle. Il reste que la parole dans le choc du réel qui nous fait lui répondre, fait de nous des parlêtres. Cela suffira t-il à rééquilibrer le combat éternel, comme dit Freud à la fin de Malaise dans la civilisation , entre Eros et Thanatos ? « Le progrès de la civilisation saura-t- il, écrit Freud, … diminuer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et de destruction ? … Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. Il le savent bien, et c’est ce qui explique un bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse ».
Ecoutons Heidegger et que durant ces trois jours la parole soit parlante… Et je vais vous livrer un secret, de temps en temps, quand nous nous parlons, le Duende apparaît !
Je déclare ouvert ce deuxième congrès européen travail social et psychanalyse.
Conclusion, ponctuation…
La topologie présente dans un des ateliers , comme disent les enfants, ça l’a pas fait. Je vais donc tenter l’ascension par une autre voie, celle de la poésie. Je vais essayer de faire entendre la chose même dont il s’agit. J’ai laissé mon introduction sur un mot qui nous vient de la culture de l’Andalousie, sans doute issu de cette belle rencontre entre les tenants des trois monothéisme avant qu’ils s’étripent : les Mulsumans, les Juifs et les Chrétiens. Ce mot Duende qui est à la limite du traduisible j’attendais qu’on m’en demande des comptes. Mais non aucune question ne m’est parvenue. Je vous remercie de ne pas me les avoir posée, je vais donc répondre à votre non-question. Le Duende, Federico Garcia Lorca en parle dans une conférence extraordinaire tenue à la Havane en 1930 « le Duende, dit-il, c’est le démon de Socrate ». Et le démon de Socrate, on sait grâce au Charmide de Platon, c’est une voix qui depuis tout petit lui arrive, il ne sait d’où. Lorca, lui, précise que le Duende advient, dans une sorte de grâce et d’irruption tragique, dans le flamenco, la tauromachie et la poésie. Il met en perspective les trois personnages que sont l’Ange, la Muse et la Duende pour préciser que le Duende, lui « il faut l’éveiller dans les dernières demeures du sang » Mais « pour chercher le Duende, il n’y pas de carte, par d’exercice ». Et enfin : « le Duende n’advient pas s’il ne perçoit pas la possibilité de la mort ; s’il ne sait pas qu’il devra faire la ronde dans sa maison, s’il n’a pas la certitude qu’il faudra qu’il berce ces branches que nous portons tous, et qui ne connaissent pas, qui ne connaîtront jamais de consolation ». La possibilité de la mort, ferait du Duende un des masques du réel. Le réel devant lequel il s’agit de donner de la voix, si vous ne voulez pas qu’il vous engloutisse. Ainsi le réel, c’est-à-dire l’impossible, quand on s’y affronte, prend-il une certaine saveur. 13 Saveur, même origine que savoir. Comment produire collectivement du savoir qui ait de la saveur si ce n’est à partir de la confrontation de chacun à cette « consolation » , ce consolamentum que nous ne connaîtrons jamais ? Et c’est bien en cela que réside le malaise, que de consolation il n’y en a pas. Il faut bien que chacun y mette du sien, y aille de son énonciation – il ne suffit pas de répéter comme des mantras des slogans éculés fussent-ils freudiens, lacaniens ou bourdieusiens – il faut bien se mouiller pour que cette création ex-nihilo prenne son envol à partir de nous. Le Duende c’est ce que, dans la même veine, Rimbaud nomme « Génie » dans une pièce maîtresse des Illuminations . C’est son démon. Je cite la première et la dernière phrase du poème :
« Il est l’affection et le présent puisqu’il a fait la maison ouverte à l’hiver écumeux et à la rumeur de l’été… Sachons, cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour. »
J’ai entendu le premier jour du congrès une mise en tension qui tient à la dialectique et à la structure même du langage, constitué d’une combinatoire d’oppositions. Si je dis noir, c’est parce qu’il y a blanc, mais je ne peux dire les deux en même temps. Le langage est discontinu. Le premier jour nous avons vu se déployer des adresses multiples, des envois, des renvois, des altercations, des rebonds, des joutes. Lacan dégage une loi implacable de l’interlocution quand il dit que « le sujet reçoit de l’Autre son message inversé ». Ce qui implique qu’on ne parle jamais que de soi, c’est-à-dire à partir de soi. Il y avait beau jeu alors de se noyer dans les effets de miroirs, les uns accusant les autres de pessimisme, de nostalgie, en se plaçant de fait dans le camp des gens heureux. Évidemment : l’un ne va pas sans l’autre. Toute la structure langagière est constituée de ces effets de miroirs, que Lacan nomme imaginaire. Imaginaire parce que ce que nous y cherchons, c’est une image, et si possible une belle image, une belle image qui nous reviendrait comme l’envers de l’image de l’autre. C’est aussi, précise Lacan, dans ces jeux de miroir que naît l’agressivité. Penser la confrontation entre travail social et psychanalyse exige de sortir de ces jeux miroitants. Entre les deux, je l’ai montré lors du premier Congrès, il y a un hiatus. Or pour entendre un peu ce qui s’est passé et qui a couru ensuite tout au long de ces trois jours, il faut prendre en compte tout le déroulement de tous les discours et considérer la texture, le texte qui s’en dégage. Il s’agit là de produire ce que Rabelais nomme « un gay savoir », ce qui ne signifie pas un savoir qui prête à rire. Les chinois avaient ramassé cela dans un graphe d’opposés bien connu, yin-yang, que l’on voit fleurir sur les tee-shirts sans que le sens en soit questionné. Yin-yang, que Freud reprend à sa façon avec Eros et Thanatos ne tiennent ensemble que dans ce face à face qui peut se révéler meurtrier si ces deux forces se neutralisent. Il faut, écrit François Cheng, le prof de chinois de Lacan, que s’interpose le souffle médian pour que le mouvement advienne. 14 Parfois il penche vers yin, et parfois vers yang. Faute du vide médian, c’est l’inertie, rien ne bouge. On se regarde en chiens de faïence. Le vide médian, c’est le Duende, il n’advient que là où un sujet prend le risque de s’avancer, à mots nus, à visage découvert, sans le battle-dress d’un appareil idéologique, sans se planquer dans une appartenance encartée dans une école ou un parti, affrontant seul ce que le poète René Crevel nommait « cette atroce liberté ». Là où un sujet fait l’épreuve de ce que c’est que parler en son propre nom, là parfois advient le Duende. C’est pourquoi à la série de Lorca, la tauromachie, le flamenco et la poésie, il faut ajouter peut-être, les congrès, ou en tout cas les lieux où on se parle. Là où la présence de la mort des images et des représentations, là où la présence de l’absence fait courir au sujet que nous sommes un risque maximum. Le souffle médian, ce Creator spiritus des chants grégoriens de mon enfance qui résonne encore sous les voûtes de ma mémoire. Mais encore faut-il inventer des dispositifs, aux règles desquels s’assujettir, qui se constituent comme lieux d’adresse, pour que le souffle advienne.
Or notre pensée a été bloquée dans son mouvement depuis Aristote lorsqu’il énonce la loi de non-contradiction, à savoir qu’une chose ne peut égaler son contraire. 15 C’est Freud qui remet la machine-à-penser en marche, en faisant de l’inconscient un lieu où la contradiction justement fleurit, où cohabitent les contraires. Ce qui entraîne une division du sujet, souligne Lacan. Entre le moi et le sujet, il y a là un hiatus ; entre désir et envie, aussi etc Freud renoue ainsi avec cette pensée d’avant Socrate, que l’on trouve chez Héraclite ou Empédocle, cette pensée où c’est dans l’affrontement des contraires que peut jaillir la vérité. Comment produire un discours qui ne serait pas du semblant ? Je donne l’interprétation qui est la mienne de cet énoncé de Lacan qui fait le titre du séminaire XVII à paraître en novembre. Je l’entends comme un discours qui ne serait pas issu du semblant c’est-à-dire pris dans ces effets de miroir que les mots en faisant image, risquent de nous imposer parfois, un discours qui traverserait les contraires sans les abolir, en les mettant en tension et en mouvement, un discours qui serait la réponse d’un sujet à la convocation du réel, un discours tenu au bord du vide, un discours qui fait bord.
Alors à quoi sert la psychanalyse, notamment pour les travailleurs du social ? Sans doute à rappeler la place de l’impossible et qu’à l’impossible, le réel, chacun y est tenu. Mais encore faut-il que dans l’espace social existe pour chacun la place de gardien de l’impossible. C’est la tâche, me semble t-il, dévolue au psychanalyste lorsqu’il sort de son cabinet et se mêle des affaires de la cité. C’est même du lieu de l’impossible rejointement entre psychanalyse et travail social que nous en avons fait l’épreuve lors de ce congrès.
Voilà ce que j’ai vu à l’oeuvre pendant ces trois jours. Je n’en attendais pas moins. Maintenant le travail n’est pas fini. A chacun de s’y mettre, dans son boulot ou sa vie privée. Que le Duende soit avec nous, mais comme nous ne connaissons ni le jour ni l’heure de sa venue, qu’il ne donne aucun rendez-vous, qu’il survient par surprise quand on ne l’attend pas, tenons-nous prêts.
Joseph Rouzel, 2eme Congrès Travail Social et psychanalyse, Montpellier du 8 au 10 octobre 2007.
1 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation , PUF, 1971. Une traduction plus récente titre Malaise dans la culture .
2 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire : L'économie des échanges linguistiques , Fayard, 1982.
3 Jean Tardieu, Ce que parler veut dire , Gallimard, 2002.
4 Jean-Pierre Lebrun, La perversion ordinaire. Vivre ensemble sans autrui , Denöle, 2007.
5 Martin Heidegger, Acheminement vers la parole , Gallimard, 1981.
6 Voir les travaux de Bernard Stiegler, notamment La télécratie contre la démocratie , Flammarion, 2007.
7 Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché La révolution culturelle libérale , Denoël, 2007.
8 Jacques Lacan, « Conférence de presse du 29 octobre 1974 au centre Culturel Français de Rome ». In Interventions de Jacques Lacan extraites des Lettres de l’Ecole Freudienne de Paris , ALI, 2006.
9 Guy Le Gaufay, Le pastout de Jacques Lacan , EPEL, 2006
10 Jacques Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Séminaire XVIII , Seuil, 2007.
11 Marcel Detienne et Gilbert Hamonic (sous la dir.) La déesse parole , Flammarion, 1995.
12 Jacqueline Legault, Les lois de la parole , érès, 2003.
13 Joseph Rouzel, « La saveur du réel », in Psychanalyse pour le temps présent , érès, 2002.
14 François Cheng, Le livre du vide médian , Albin Michel, 2004.
15 François Jullien, Si parler va sans dire , Seuil, 2006.