mercredi 30 avril 2008
Cet article recense les arguments d’auteurs, psychanalystes et sociologues, concernant les dysfonctionnements entraînés par la démarche qualité dans les institutions sanitaires, sociales et médico-sociales. La destruction des modes de fonctionnement antérieurs, la relégation de la réflexion sur les pratiques professionnelles au profit d’une logique gestionnaire, l’avènement du client en lieu et place du sujet, l’ignorance ou le déni des concepts permettant de penser les pratiques dans ces secteurs, l’individualisation de l’évaluation aux dépens du travail en équipe, la perte du pouvoir décisionnel des institutions par le biais de la gouvernance sont analysés au travers de quatre impacts majeurs de la démarche qualité : sur la relation entre professionnels et usagers, sur les professionnels eux-mêmes, sur le travail en équipe et sur les institutions. Une cinquième partie tente de saisir les attaches philosophiques de la démarche qualité. Trois fondements philosophiques sont retenus : le libéralisme économique, le pragmatisme anglo-saxon et l’utilitarisme. Les liens entre pragmatisme anglo-saxon et démarche qualité sont examinés plus minutieusement, en raison de l’influence grandissante du pragmatisme sur notre société. Aucune des trois influences ne s’avèrent cependant compatible avec notre propre héritage du côté de la philosophie des Lumières. La démarche qualité apparaît dès lors comme une figure paradigmatique d’une guerre philosophico-civilisationnelle, à l’œuvre dans des pans de plus en larges de notre société.
L’obligation légale faite aux institutions sanitaires, sociales et médico-sociales d’en passer par une démarche qualité pour évaluer leurs prestations et, est-il dit, pour mieux satisfaire leurs clients, soulève peu de commentaires chez les professionnels. Chacun semble s’y soumettre sans véritablement interroger ce dont il s’agit. C’est ce peu d’intérêt pour une démarche qui s’impose et qui est loin d’être sans effet qui a motivé ce récapitulatif des quelques critiques et réflexions d’auteurs tels que Roland Gori, Michel Chauvière, Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner et Christophe Dejours sur lesquels nous nous appuierons ici. Nous espérons ainsi alerter les professionnels concernés sur la logique gestionnaire de cette démarche et sur les conséquences qui pèsent sur la relation aux patients et usagers, sur les professionnels, sur le travail d’équipe et sur les institutions elles-mêmes. Il est en effet temps d’évaluer cette curieuse forme d’évaluation.
1 – La négation de l’intersubjectivité
Dans les hôpitaux et les cliniques, la rationalisation par la démarche qualité – c’est-à-dire ce découpage du travail opéré de façon à cerner au plus près ce que chacun doit faire et comment il doit le faire – est opérante pour ce qu’il en est des aspects techniques des métiers qui s’y exercent (médecine, soins infirmiers). L’obligation légale faite aux hôpitaux de mener à terme une démarche qualité en vue de l’obtention d’une accréditation n’apporta d’ailleurs rien en la matière. Les équipes médicales s’étaient chargées de longue date d’appliquer ces découpages et de travailler dans le respect des protocoles ainsi établis.
Outre la dimension technique des métiers des soignants en hôpitaux et cliniques, la dimension relationnelle s’avère être une composante majeure de l’identité des professionnels, la conjonction de ces deux aspects fondant « l’approche globale » du patient. Or la dimension relationnelle s’accommode mal, tant pour le soignant que pour le patient, d’une rationalisation sous forme de découpages, de relevés écrits à chaque soin, et de protocoles en tout genre. Pire, ces tentatives de rationalisation appliquées à la relation professionnels / patients créent des dysfonctionnements nouveaux.
a/ La discontinuité
Les soignants se plaignent (Cf. Bibliographie, Série Etudes) [i] qu’un tel découpage de leur travail entraîne un sentiment de discontinuité. Ce qui n’est plus continu, c’est le sens que ces soignants mettent dans leurs actes, sens qui leur incombait auparavant de créer en relation avec leurs patients et qui se trouvent désormais sans cesse interrompu, perturbé par ces protocoles qui morcellent le travail en séquences, chaque séquence devant être rapportée, le plus souvent par écrit, par exemple à l’aide d’items prédéfinis dans lesquels il faudra trouver celui qui correspond le mieux à ce qui vient de se vivre. Que l’on se représente que s’il y a certes des choses à savoir pour faire convenablement une toilette au lit, les choses se compliquent lorsque chaque geste ou presque est en quelque sorte nomenclaturé, et que l’on sait qu’il faudra ensuite en rendre compte dans des transmissions dites ciblées, ne laissant plus de place à l’expression personnelle, et contraignant le professionnel à reconnaître le sens de ces actes dans des mots écrits par d’autres [ii].
Dans les institutions des secteurs sociaux et médico-sociaux, la démarche qualité est également obligatoire, depuis la loi 2002-2. Cette loi ne contraint pas à l’obtention d’une accréditation comme dans les hôpitaux, mais de l’obligation de la démarche qualité et de ces résultats dépend néanmoins la reconduite des agréments de ces institutions : l’injonction légale est donc décisive pour la survie de ces établissements. Pourtant, le constat est de même nature que dans les hôpitaux : les protocoles entravent les professionnels dans l’exercice de leur métier. « Etant par définition chaînée (besoin/réponse/satisfaction/extinction du besoin), la pensée de la qualité des objets ou des services peut dès lors ignorer aussi bien les rapports sociaux à vif que l’intersubjectivité à l’œuvre, ou que le temps nécessaire dans la relation…., tout ce que les intervenants sociaux, magistrats, formateurs et autres soignants rencontrent pourtant au quotidien et qui reste pour eux une des difficultés récurrentes de leurs pratiques » [iii]
Un genre d’oscillation habite les soignants, pris entre des attentes protocolaires, impersonnelles, et des résidents qui invitent à des réactions appropriées mais non prévues (et donc implicitement condamnées) par les procédures de la démarche qualité. L’activité de réflexion est donc sans arrêt court-circuitée, et rabattue dans un cadre qui rappelle aux soignants que leur métier a été pré-pensé pour eux, et qu’il n’y a pas d’objection à faire à cette pré-pensée.
Il y en a pourtant une : l’impensé de la démarche qualité concerne la dimension relationnelle entre professionnels et résidents (ou patients dans les hôpitaux), l’intelligence relationnelle qui se cherche, se trouve, se reperd, au travers des silences, des retenues, des confidences, des encouragements, de l’écoute, de la fuite et des mille autres aspects que cette relation peut revêtir. Cet impensé de la démarche qualité est une invitation à l’inhibition de cette intelligence relationnelle et à une « dépersonnalisation » (MC, p.61).
L’inexistence de cette dimension relationnelle dans la démarche qualité ne constitue pas un oubli qu’il faudrait, à l’occasion, réparer. Le fait que cette évaluation par la démarche qualité soit partielle la rend partiale : dans l’enquête de Série Etudes, le personnel se plaint de ce que l’aspect technique soit privilégié de façon dommageable pour l’aspect relationnel. La maladie est préférée au malade. [iv] Cela n’est pas étonnant et nous l’avons déjà souligné : la rationalisation convient bien aux soins techniques et les améliore effectivement. Mais avant l’obligation légale de la mise en place de la qualité dans les institutions, cette rationalisation des soins, déjà pratiquée, cherchait à se combiner, tant bien que mal, avec la dimension relationnelle. Ce n’est plus le cas. L’introduction de la mal nommée démarche qualité a donc détérioré l’existant.
b/ La perte du plaisir de travailler
Le personnel interrogé dans l’enquête de Série Etudes relie la démarche qualité à une perte du plaisir de travailler. La distinction qu’apporte Christophe Dejours [v] entre travail réel et travail prescrit va nous permettre d’analyser cette perte du plaisir de travailler dans ce nouveau contexte. Le travail prescrit correspond au travail qu’un professionnel doit exécuter et à toutes les obligations auxquelles il doit se soumettre dans la réalisation de ce travail. Le travail réel, c’est ce à quoi un travailleur doit faire face pour que le travail se fasse et qui n’a pas été prévu dans le travail tel qu’il a été prescrit, tant sur le plan matériel qu’immatériel. Les réactions des résidents et des patients ne peuvent être prévues à l’avance et mobilisent l’intelligence relationnelle des professionnels bien au-delà de ce que les protocoles ont défini. Le réel, en quelque sorte, s’impose et vient mettre son grain de sel, de mille et une façons, dans les procédures et autres référentiels. Le réel dérange ce que le travail prescrit avait si bien ordonné. Et si tous ces aléas ne trouvent pas leur solution, le travail, nous indique Christophe Dejours, tout simplement, ne peut pas se faire. Or le plaisir du travail tient dans la créativité que la résistance du réel nécessite de la part des professionnels. Travail réel et travail prescrit sont en tension féconde. Pourtant la démarche qualité véhicule l’idée que tout est maîtrisable et ignore superbement le travail réel.
La méconnaissance du travail réel entraîne de fait l’absence de reconnaissance du travail fait. « Pour reconnaître, il faut d’abord connaître » (Dejours p.53) Et cette connaissance implique la réflexion. La reconnaissance est de l’ordre du jugement et non de la mesure. En ce sens, elle est discutable, elle peut être pensée. Or la normalisation des pratiques éteint la réflexion sur ces pratiques. La perte du plaisir de travailler est aussi une perte du plaisir de penser. Il y a deux conséquences à cette relégation de la réflexion et à la redistribution des pouvoirs (MC) au bénéfice des bureaucrates et des gestionnaires et au détriment des formateurs et des groupes de parole et d’analyse des pratiques :
- le risque de sclérose des pratiques professionnelles qui perdent là les occasions de leur renouvellement
- la perte inestimable d’un outil de travail au service des usagers : la réflexion des professionnels à propos de leur relation avec chaque résident, dans sa fonction de boussole pour évaluer l’évolution du résident et comprendre les ressentis.
c/ La négation de la relation comme outil de compréhension
C’est en effet en pensant à la façon dont un résident est en relation avec eux et à la façon dont ils sont en relation avec lui que les professionnels peuvent approcher la singularité de chaque résident. Evidemment, cette approche peut entraîner des perceptions erronées du résident. Mais l’erreur de jugement fait aussi partie de tout jeu relationnel. Et chacun a la faculté de corriger les jugements émis au fil du temps et des dialogues.
Dans la renégociation des pouvoirs entre gestionnaires et professionnels de terrain, ce point est très sensible. Car il est juste de dire que ces jugements qu’émettent les professionnels trahissent aussi les angles morts par où ces professionnels se rendent incapables de tout entendre, de tout comprendre et de répondre avec justesse à tout et tout le temps. Et qui le pourrait ? La démarche qualité n’y aide pas, qui éteint le mouvement de la pensée et cloisonne le dialogue dans le cadre de ses items.
Il est connu que les jugements des professionnels à propos des résidents peuvent être utilisés pour se défendre de la violence qu’il y a aurait à mieux entendre ce que les résidents leur disent. Qu’une institution ait à prendre les dispositions nécessaires pour réduire ses propres zones d’ombre, cela s’impose aux équipes dès lors qu’elles sont en mesure d’interroger leur travail. C’est à cela que conduisent les groupes de parole, les groupes d’analyse des pratiques, c’est aussi en cela que la formation, qui ne fait pas l’impasse sur ces questions, est indispensable.
Du côté du résident aussi, la relation entretenue avec les professionnels résonne et se charge de sa relation à sa maladie, à son handicap, au vieillissement, à la réalité, à ses rêves… Et c’est tout cela qu’il élabore, qu’il transforme, qu’il questionne, dans cette relation aux professionnels.
On pourrait se dire que, démarche qualité ou pas, de toute façon, les professionnels connaissent leur métier et continuent à réfléchir leurs relations aux usagers pour mettre en place les activités les plus adéquates, pour agir dans le respect des particularités, pour trouver le mot juste, ou pour accompagner une réflexion. C’est en partie vrai. Mais c’est nécessairement moins vrai depuis que la loi impose cette démarche qualité, dont la visée est la satisfaction – maître mot de la dite démarche – des clients, en l’occurrence les usagers des institutions. Car ce qui s’échange entre professionnels et usagers est régulièrement chargé d’insatisfaction, d’inconfort relationnel, souvent réciproque. Un malade à qui l’on refuse de quitter l’hôpital pour assister à telle réunion de famille n’est pas un client satisfait. Une personne souffrant de la maladie d’Alzheimer que l’on empêche de retourner sur les lieux de son enfance n’est pas un client satisfait. Une personne à qui l’on fait remarquer son comportement blessant n’est pas un client satisfait. Or, comme le note Michel Chauvière, « comme le savent bien les acteurs de terrain, ce qui fait sens, ce sont les contradictions, les négativités, les incertitudes, les passions, mais aussi la culture historique, la curiosité et l’inventivité, modes généralement arasés par les normes de gestion » (MC, p.75). C’est à partir de ces mécontentements, de l’expression de sa tristesse, de son angoisse, que les professionnels vont évaluer la façon dont un résident se positionne par rapport à ce qui l’atteint. C’est à partir de l’expression des résidents que les professionnels vont soupeser les conséquences de leurs actes. Et c’est aussi à partir de leur propre expression que les résidents eux-mêmes vont chercher les solutions, les élaborations, qui leur conviennent le mieux. Il ne nous est pas possible dans le cadre de ce travail de passer en revue les aspects multiples de ces relations entre usagers et professionnels. Que l’on entende cependant que c’est là la matière avec laquelle professionnels et résidents travaillent. Or, la rationalisation, en reniant cet aspect, vient paradoxalement en nourrir les pires ressorts : « …les attentes magiques, les illusions d’amour et de haine, la culpabilité, le masochisme, la plainte et l’agressivité » (JPC-RG, p.197).
En affichant explicitement l’objectif de la satisfaction du client, les tenants de la démarche qualité incitent à un évitement de ces « tensions fécondes » (MC, p.73) entre professionnels et usagers et réduisent à néant ce qui est au cœur du travail réel des professionnels. Et ce faisant, c’est leur responsabilité qui est flouée.
d/ L’écrasement de la responsabilité des professionnels
Ce désaveu de la relation professionnel / usager peut s’entendre comme une mise au placard des concepts psychanalytiques ayant historiquement permis de penser cette relation et ayant contribué à l’histoire des institutions et à la réflexion concernant leurs difficultés. « En réalité, cette façon de penser la pratique tend surtout à forclore toute référence à ce que la psychanalyse entend par transfert et contre-transfert, et qui constitue un mécanisme commun à toutes les pratiques relationnelles. » (MC, p.68)
Comment lutter ? Comment faire valoir la force du doute face à la force anesthésiante de l’objectivité comme le formule avec justesse M.C. Piperini [vi] ? Comment faire entendre que ce doute vire parfois à l’angoisse, invite au scrupule, bref, qu’il responsabilise ? Le doute, l’inquiétude, l’angoisse, la réflexion suscités parfois au-delà du lieu de travail, témoignent de ce que toute relation est un risque, que ces indicateurs que sont les affects permettent de circonscrire.
Or la logique gestionnaire attaque violemment ces repères par où un professionnel agit de la façon la plus responsable qu’il puisse. C’est ainsi qu’en matière de gestion des risques – grande alliée de la démarche qualité -, l’obligation de prévention et d’anticipation se joue contre la présence à l’autre (Cf. M.C. Piperini). Au nom de ce qui pourrait advenir de pire, on se refuse à ce qui est. C’est ainsi que l’outil le plus précieux du professionnel pour exercer sa responsabilité, à savoir son ressenti, lui est soustrait au prétexte… qu’il doit être responsable ! Car gare à qui ne se soumettrait pas aux mesures préventives !
Dans une injonction paradoxale dans laquelle il ne peut que s’aliéner, le professionnel est incité à la fois à abandonner cette responsabilité et à en assumer une autre, impersonnelle et rigide, et en appelant à son surmoi le plus basique.
2 – La négation des professionnels
a/ La peur
La démarche qualité fait peur. Elle augmente considérablement le nombre de prescriptions à respecter. Les exigences sont formalisées à l’extrême et la preuve que le professionnel apporte de son respect de ses exigences consistent le plus souvent à cocher des cases. Difficile d’ajouter un item, de nuancer une proposition déjà rédigée : on ne relativise pas une croix dans une case.
Or c’est sur le respect des prescriptions de la démarche qualité que le professionnel est, à titre personnel, lui-même évalué, voire contrôlé. Autant dire que la démarche qualité « joue comme une menace » (Dejours, p. 47)
L’une des causes possibles du fait que les professionnels de ces institutions interrogent si peu cette démarche qualité tient sans doute au fait que celle-ci peut se ressentir, dans un premier temps, comme une clarification du cadre dans lequel ces professionnels travaillent. En écho à la culpabilité face à « l’infans tyran » (JPC-RG, p. 185) que chacun fut d’abord, en résonance avec « l’interdit de l’inceste », la démarche qualité est d’abord accueillie comme un garde fou supplémentaire et salutaire. Fonctionnant sur ce ressort puissant, on comprend qu’il faille du temps pour qu’elle soit vue pour ce qu’elle est : une démarche despotique, une évaluation tyrannique. Chacun craint, en bon névrosé, que le tyran ce soit lui-même et sans doute cette crainte protège-t-elle de façon assez sure le pouvoir abusif de la démarche qualité.
Attention pourtant : à trop vouloir se protéger de sa propre tyrannie, on se retrouve démis de sa responsabilité. Les médecins ne dérogent pas à ce constat. Légalement contraints d’informer leurs patients ou, à défaut, leurs familles, et d’obtenir leur consentement sur les traitements à mettre en œuvre, leur marge de manœuvre dans leurs relations aux malades se trouve réduite à une peau de chagrin. Comment tenir compte de ce qu’un patient peut entendre alors qu’on a l’obligation légale de l’informer ? Combien de patients un peu plus enfermés dans leur souffrance pour avoir été « informé sans être écouté » (JPC-RG, p.206) ? Roland Gori (p.201) donne l’exemple d’un docteur qui, face à un malade gravement atteint, remet sa décision d’agir ou non à la famille : « Jusqu’où voulez-vous que j’aille ? » Voilà comment la responsabilité du docteur glisse vers la famille : la peur de déroger à des prescriptions inscrites dans la loi invite les professionnels à se défausser de leurs décisions au profit du client roi. Là où les professionnels, dans le souci d’une prise en charge globale du patient, prenaient auparavant des décisions qui étaient autant d’arbitrages entre les composantes relationnelles et les possibilités techniques, il ne s’agit plus, dorénavant, d’être responsable mais d’obéir. « Or l’obéissance ne saurait être tenue pour un engagement de responsabilité. Elle est au contraire considérée comme une décharge de responsabilité » [vii]
Il en va de même des prescriptions explicites dues à la démarche qualité. Le respect de ces prescriptions est d’autant plus strict que la menace est l’un des ressorts des tenants de la démarche qualité. Ainsi Jacques-Alain Miller écrit-il : « L’ANAES [aujourd’hui devenue HAS, Haute Autorité de la Santé] fonctionne par intimidation » [viii] (p. 42). Puis, plus loin : « une expression revient souvent chez les évaluateurs, du moins je l’ai retrouvée dans la bouche pourtant distinguée de Viviane Kovess aussi bien que dans celle d’Alain Coulomb, le directeur de l’ANAES, personnalité moins sophistiquée : ‘faire le ménage’, pour dire : exclure les éléments douteux de la profession ». (JAM-JCM, p. 52)
Cet exercice du pouvoir par les tenants de la démarche qualité laisse des petites traces dans les institutions, petites mais nombreuses, fourmillantes, incessantes : les prescriptions, qui sont partout, sous forme de protocoles, de bonnes pratiques, de référentiels, de transmissions ciblées, ponctuant les journées de travail des professionnels.
Lorsqu’il est évalué sur son respect de ces prescriptions, le professionnel est dénié dans son style propre : il devient interchangeable. « L’opération de l’évaluation fait passer un être de son état d’être unique à l’état de l’un-entre-autres. C’est ce que le sujet gagne, ou perd, dans l’opération : il accepte d’être comparé, il devient comparable, il atteint à l’état statistique. » (JAM, JCM, p.58)
Tous les auteurs auxquels il est ici fait référence l’affirment : la méthode est perverse. « …on réussit à compromettre le sujet dans le processus de sa propre exclusion » (Miller, p.66). Soulignant le consentement du malade à sa propre objectivation, qui est exactement du même ordre que le consentement du professionnel à son évaluation, Roland Gori parle d’une servitude qui « lui [le sujet] ferait désirer sa propre abolition en tant que sujet politique et (…) en tant que sujet de l’inconscient » (JPC-RG p.189). Michel Chauvière parle lui de « fétichisme de la qualité », d’une méthode basée sur « la suspicion », d’une « logique masquée, insidieuse et sournoise, qui crée avant tout les conditions d’une culpabilité permanente » (MC, p.76).
b/ Tricher
Que les prescriptions liées à la démarche qualité ne tiennent pas compte du travail réel n’empêche pas ce réel d’exister. C’est exactement ce que souligne (Série Etudes, drees) où il est question, à propos de l’accréditation, d’une visée d’actes parfaits, idéaux, incompatibles avec la réalité de l’environnement. Les professionnels soulignent la nécessité de réajuster les procédures alors même que l’accréditation obtenue impose leur strict respect. Autant dire que ce à quoi aboutit la démarche qualité, c’est à tricher avec les prescriptions afin d’amortir la dégradation du travail à laquelle le respect de ces prescriptions conduirait. La contre-étude de la Drees spécifie d’ailleurs que ces réaménagements se font sous l’œil de directions tolérantes.
Car il faut bien que le travail se fasse… « Travailler suppose donc, nolens volens, d’en passer par des chemins qui s’écartent des prescriptions. Comme ces prescriptions ont en général, pas toujours mais presque, un caractère normatif, bien travailler c’est toujours faire des infractions » (Dejours, p.14-15). Ainsi de l’exemple particulièrement saisissant de la contre-étude de la Drees nous décrivant le cas de ces infirmières, à cheval sur deux blocs opératoires, et n’étant pas en mesure, par manque de personnel et donc de temps, de respecter les procédures d’aseptie lors du passage d’un bloc à l’autre. Le manque de personnel, c’est vraiment beaucoup trop réel pour les tenants de la démarche qualité.
La tricherie commence d’ailleurs lors de la visite des évaluateurs en vue de l’accréditation : ce jour là, nous raconte ce rapport de la Drees, le personnel est en nombre suffisant pour permettre le respect des prescriptions. Peu importe ce qui se passe réellement puisque les tenants de la démarche qualité savent d’avance ce qu’ils veulent imposer. C’est « un dispositif qui place le résultat avant le travail et non pas après ce dernier » (Dejours, p.38). Notamment, le manque de personnel qui est un problème majeur dans les hôpitaux et dans les maisons de retraite (c’est beaucoup moins vrai dans les milieux du handicap et de l’enfance) n’est absolument pas étudié et mesuré. C’est une réalité tout bonnement occultée. Actuellement, dans une maison de retraite médicalisée liée par une convention tripartite, ce qui est le cas classique, les financements ne permettent pas un travail de qualité. Les professionnels limitent les dégâts, font le moins de mal possible, mais ne peuvent pas bien faire. Ca n’est d’ailleurs pas sans leur poser des problèmes : ils ont souvent le sentiment d’être maltraitants, alors même que leur dévouement est maximal et que nombre d’entre eux ne prennent pas régulièrement leur temps de pause, voire arrivent en avance et partent en retard. Dans cet univers, cet état de fait est connu de tous. Sauf des tenants de la démarche qualité.
Pas étonnant dans ce contexte que la démarche qualité soit parfois discréditée aux yeux du personnel : perte d’énergie, de temps, bluff, folklore…
Pour autant, un professionnel qui triche engage sa responsabilité. « L’acteur est toujours en faute quelque part. Des procès peuvent dès lors s’ouvrir. » (MC, P. 76). Procès en incompétence à l’intérieur des institutions, procès contre les valeurs partagées par les professionnels, procès contre les particularités des secteurs de la santé ou du social. Et demain, très certainement, procès devant la justice. « Cette orientation entraîne également un usage débridée de la suspicion et une crainte quasi obsessionnelle de la fraude, comme modes de gouvernement, là où s’étaient construits des rapports professionnels fondés sur la compassion, la solidarité, la confidentialité et surtout la confiance. » (MC, p.76) « En cas d’incident, c’est la bonne volonté même de l’agent qui se retourne contre lui, car il sera inévitablement accusé de manquement aux règlements, aux prescriptions ou aux gammes » (Dejours, p.16)
Les difficultés induites par ce que la politique, au niveau local et au niveau national, ne prend pas en charge, c’est finalement le professionnel qui va en être tenu responsable : la démarche qualité est l’opération par laquelle les politiques se défaussent de leurs responsabilités sur les professionnels de terrain. « De surcroît, quand la quantité vient à manquer ou à être contingentée (par manque de ressources, pour des raisons idéologiques ou les deux confondues), la qualité devient un remplaçant idéal(….). C’est en cela une sorte de monnaie du pauvre, une monnaie de singe, évidemment ! » (MC, p.59)
Par ailleurs, cette responsabilisation de chacun à titre personnel attaque également l’investissement dans un collectif, une équipe. Il n’est d’ailleurs pas fortuit que du travail d’équipe, élément central du travail réel des professionnels, dans les démarches qualité, il ne soit jamais fait mention. Sur ce point encore, va se confirmer que la dé-marche qualité est ce qui se fait de mieux actuellement sur le marché du management pour entraver la bonne marche, justement, d’une équipe.
3 – La négation du travail en équipe
Les éléments précédemment dégagés et qui concernaient les attaques de la relation intersubjective professionnels / usagers et les attaques faites directement aux professionnels constituent autant de facteurs d’ignorance et de dégradation du travail en équipe. C’est cet aspect que nous allons à présent détailler.
a/ L’individualisation contre le travail en équipe
- L’évaluation personnalisée, individualisée, et la traçabilité nominative des actes incitent chaque professionnel à tirer son épingle du jeu, à faire cavalier seul, et à valoriser son travail parfois au détriment du travail des autres.
- L’ignorance et l’absence de prise en compte des valeurs et des concepts partagées par les professionnels affaiblissent la coopération et dévaluent les réunions d’équipe. Cela a plusieurs conséquences :
* Là où les tenants de la démarche qualité, par le maillage et le contrôle de chaque acte, croient remédier aux errances de la pensée, en réalité, ils permettent et accentuent la puissance de l’imaginaire à l’œuvre chez chacun (usagers non formés avant tout, mais professionnels également) que les références conceptuelles collectives venaient auparavant border.
* Le travail n’est pas ici conçu en appui sur la dynamique des échanges dans l’équipe. Ce qui est envisagé, ce sont des emplois, qui sont décrits, par exemple au moyen de fiches de postes. Michel Chauvière va ici encore nous servir de boussole : « Visiblement, l’emploi, tel que conçu et piloté par une ingénierie de conception des postes et des compétences, joue en grande partie contre le travail. (…) Hier encore, le social, c’était du travail avant d’être de l’emploi. L’évolution actuelle inverse le constat. » (175, 176) Autrement dit, ce n’est pas le professionnalisme en acte et nécessairement pris dans un collectif qui importe, ce sont les définitions données de chaque emploi. Le professionnalisme est sans intérêt, la dimension clinique totalement déconsidérée. Les professionnels sont « gérés » en tant que « ressource humaine ». Notons au passage que cette conception trouve des arrangements avec la politique de l’emploi : les secteurs sanitaire et social étant fortement demandeurs de personnes qualifiées, ces métiers sont largement proposés aux demandeurs d’emploi, à qui l’on fera suivre une formation elle aussi conçue au moyen de référentiels et évaluée grâce à la démarche qualité de l’institut de formation. Dans le meilleur des mondes, tout s’emboîte parfaitement.
b/ La désocialisation de l’usager contre le travail en équipe
En faisant du « client » le centre de tout, en axant le travail des professionnels sur sa satisfaction, on soustrait l’usager à la nécessité de trouver sa place dans le fonctionnement de l’institution, des équipes qui y travaillent qui n’ont plus qu’à s’effacer devant lui. Alors même que son accession à ce statut de client semble tant lui promettre, le voilà en réalité désocialisé. « La satisfaction ruine les efforts de construction collective du sens des situations, des circonstances ou des évènements. » (MC, p.76) L’usager n’a plus à penser, dans un travail
souvent prenant, parfois difficile, sa place dans l’équipe et dans l’institution. Ce qui est prenant et difficile n’a pas lieu d’être dans une approche clientéliste. « La dialectique entre besoins personnels et besoins collectifs, telle qu’un certain nombre d’organisations avait pu la faire fructifier, régresse discrètement au profit du premier terme. » (MC, p.72) Et l’équipe, quant à elle, n’existe plus. L’idée même d’équipe, sa mention, sont totalement absentes des écrits des qualiticiens, du moins de ceux que j’ai lus.
Dans l’approche clientéliste, c’est la raison d’être du travail en équipe qui se disloque. Puisque c’est la satisfaction du client qui est recherchée, il n’y a pas à penser ce qui se partage. Il suffit de « jouer » un rôle auprès du client de façon à ce que son appartenance à l’institution soit évidente, non questionnée, non questionnable. Le partage n’a pas besoin de chercher sa vérité dans une relation à un client. Faire semblant est bien plus efficace. Là où, dans une conception classique de la relation professionnel / usager, de chaque côté, des négociations ont lieu au travers desquelles chacun cherche comment exister au mieux, l’approche clientéliste substitue une existence d’office pour le client, et à la meilleure place, et une fonction subalterne aux professionnels, réduits au rang d’exécutants.
Michel Laforcade [ix] exprime très clairement le genre de pouvoir dont doit disposer le client : « L’usager, à la différence du client de l’entreprise, n’a pas un statut lui permettant d’imposer la qualité » (p. 4) Voilà donc ce à quoi il faut remédier et de quelle façon : le client doit pouvoir imposer. Continuons : « Il s’agit donc qu’il devienne une sorte de statut du commandeur, de référence secrètement autoritaire au cœur des pratiques de chacun et qui sert d’étalon (sic) à l’ensemble des productions sanitaires et sociales » (p. 8).
c/ Division du travail
En milieu hospitalier, compte tenu du manque chronique de personnel, la solidarité des professionnels au sein d’une équipe est une valeur incontournable. Je me souviens d’une infirmière, qui, lorsqu’elle était jury et décidait de l’admission de postulants aux concours d’aide-soignants, était guidée par cette question : « est-ce que je pourrais travailler avec cette personne ou non ? » Le travail en équipe est une dimension irréductible du travail à l’hôpital, qui fait partie de l’identité des professionnels en milieu hospitalier, qui d’ailleurs l’énoncent souvent de façon tout à fait explicite.
Le rapport de la Drees décrit un certain nombre de tâches qui se délèguent d’un niveau hiérarchique à celui en dessous, lorsque la confiance s’est nouée, grâce à l’ancienneté et à une histoire commune partagée. Les initiatives prises (par exemple, une infirmière qui est autorisée par le médecin à donner tel médicament sans prescription médicale) ne correspondent pas à des prises de risques inconsidérées. Ces règles se sont négociées au fil du temps. Elles indiquent la maturité d’une équipe et son degré d’autonomie. L’entraide ainsi permise est plus forte dans les services qui ont su mettre en place des outils de communication entre professionnels : réunions impliquant l’ensemble de la hiérarchie (des agents de service hospitalier au chef de service, sans oublier le personnel de nuit), transmissions personnalisées (et non ciblées), dossiers, cahiers… Au travers de ces outils de communication, une déontologie commune peut s’élaborer.
Pourtant, cette coopération entre professionnels contredit régulièrement les prescriptions de la démarche qualité, qui ne vient pas pallier pour autant au manque de personnel, sans cesse mis en cause par les professionnels des hôpitaux. Trois attaques majeures sont faites au travail en équipe à l’hôpital et en clinique :
- l’absence totale de reconnaissance des valeurs sur lesquelles se fondent l’identité des professionnels, parmi lesquelles le travail en équipe, l’entraide, la confiance, la coopération face à la charge de travail et au manque de personnel,
- une redéfinition très serrée de la division du travail, des limites professionnelles de chaque poste, et un renforcement du cloisonnement des fonctions et de la hiérarchisation au nom de la gestion des risques professionnels,
- la nouvelle mode des pools de remplacement, instituant une navigation d’une partie du personnel de service en service, venant perturber les entraides en place.
Les rôles préfixés par les accréditeurs sont souvent abandonnés par les professionnels qui retrouvent ainsi leur part d’autonomie. Cependant, l’accréditation n’est pas sans effet : s’il n’est pas tenu compte des interdictions liées à une fonction dans les actes des professionnels, les discours, eux, se réfèrent à la notion de responsabilité professionnelle telle que comprise dans la démarche qualité. S’instaure donc un hiatus entre les discours et les actes. Cette contradiction témoigne de l’influence de l’accréditation dans l’esprit des professionnels des hôpitaux (drees).
4 – La négation des institutions
a/ La bureaucratisation
Pas de démarche qualité sans une augmentation considérable de cases à cocher, d’items à départager, de demandes à renseigner, de feuilles à parapher. Le respect de la démarche qualité doit pouvoir être évalué et contrôlé : la bureaucratisation est l’outil de cette évaluation et de ce contrôle. L’outil de « la terreur conformiste » ! (JAM-JCM p. 79)
L’informatique est un allié conséquent de cette bureaucratisation et l’accréditation dans les hôpitaux s’accompagne souvent d’une informatisation massive. A tel point que Michel Chauvière parle de « bureaucratisation informatique »(p. 154). Avec trois conséquences au moins :
- dans les hôpitaux mais aussi dans les maisons de retraite, les cadres infirmiers se trouvent de plus en plus cloués devant leur ordinateur et de moins en moins présents auprès des résidents. Alors même que ces cadres tenaient leur légitimité auprès de leurs équipes de leur connaissance des usagers dans leur service, ils sont aujourd’hui cantonnés à des tâches administratives dont la lourdeur s’est accrue de façon si considérable que l’on peut considérer qu’il s’agit d’une refonte majeure de ces métiers.
- l’informatisation réduit l’information sur papier, pourtant plus malléable et plus apte à circuler. On transporte et transmet aisément un dossier cartonné, on ne déplace pas un écran d’ordinateur. Il s’ensuit que cette circulation de mains en mains, d’humain à humain, qui montre les corps qui ont écrit dans les dossiers, est remplacée par la consultation solitaire de l’écran d’ordinateurs. Là où la circulation et la consultation des dossiers était intégrée aux mouvements des professionnels, à l’exercice des soins, la bureaucratie informatique oblige à prévoir un temps séparé des soins et séparé des relations aux autres professionnels.
- Enfin, ceux qui sont les moins familiers de cet outil réduisent leur accès à l’information.
b/ La gouvernance
C’est ainsi que, devant consentir à ces exigences bureaucratiques, les institutions se trouvent du même coup dépossédées de leurs décisions politiques. Selon la terminologie gestionnaire, elles cèdent donc à la gouvernance, dont la démarche qualité est une composante. Parmi les 8 caractéristiques de cette gouvernance, telles que développées par le Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI) et reprises par Michel Chauvière, nous en retiendrons trois, plus en lien avec la démarche qualité :
- Les décisions prises sont susceptibles de modifications, voire d’annulations : l’amélioration de la qualité est un processus infini, toujours révisable. Cela crée une discontinuité (de nature différente que celle supportée par les professionnels sur le terrain et dont nous parlions au tout début de ce document), une insécurité qui fragilise l’identité des institutions. La seule certitude est d’être pris dans une idéologie gestionnaire. C’est ainsi que la démarche qualité sert « l’ajustement permanent » (MC, p. 43) préconisé par les règles de bonne gouvernance.
- « Les décisions ne sont plus le produit d’un débat ou d’une délibération. Elle sont le résultat de négociations, voire de marchandages et de trocs entre les diverses parties. » (MC, p. 43) Nous avons déjà mentionné l’appauvrissement de la réflexion lié à la démarche qualité dont on comprendra qu’elle participe à cet aspect de la gouvernance. Il ne s’agit plus de penser, il s’agit de gérer, voire de compter.
- Enfin, avec la gouvernance, la contractualisation prévaut sur la loi. Cet aspect nous rappelle l’idéal de maîtrise des qualiticiens. C’est Jean-Claude Milner qui nous fournit là les éléments de distinction entre la loi et le contrat. Un régime fondé sur la loi n’est pas un régime autoritaire pour la raison que la loi ne régit pas tout. « La loi permet tout ce qu’elle n’interdit pas. Le silence de la loi est ce qui la fait fonctionner ». (JAM-JCM, p.23) A contrario, le contrat définit positivement chaque élément auquel les parties consentent. Peu de marge de manœuvre, le cadre contractuel est contraignant et laisse peu de place à l’initiative, à l’invention, puisque « seul compte ce qui est expressément stipulé, de façon positive ou de façon négative. Ce qui n’est pas dit expressément ne vaut pas. Le silence ne fonctionne pas. » (Milner, p.23). Or de plus en plus, les institutions sanitaires, sociales et médico-sociales sont amenées à contractualiser leurs services.
c/ La notion de prestation de service
Ecouter, partager, questionner un silence, ce n’est pas fournir une prestation de service. L’organisation des institutions sociales et médico-sociales en prestataires de services est un outil de la normalisation. Les prestations de service peuvent être uniformisées d’une institution à l’autre. L’homogénéisation de ces secteurs est un premier aspect de cette nouvelle conception. La démarche qualité opère d’autant mieux dans cette nomenclature des services à rendre. C’est d’ailleurs la même loi (2002-2) qui établit l’obligation d’en passer par la démarche qualité et qui parle des institutions comme de prestataires de services.
Ce que les institutions y perdent, c’est leur autorité ; celle que leur conférait l’idée autrefois admise et partagée qu’elles agissaient pour le bien public. Mais cette notion est devenue obsolète et du même coup, les institutions ne sont plus reconnues aujourd’hui pour l’importance de ce qu’elles mettent en œuvre. Leur force s’en trouve considérablement ébranlée.
Il n’est plus important, par exemple, que leurs assises leur permettent une implantation durable. L’attaque portée à leur autorité est aussi une remise en question de leur longévité. Le découpage en prestations de service permet en effet un certain mouvement : externalisations, redéploiement de services sur un territoire donné, abandon de prestations, émergence de nouvelles prestations, etc…au nom d’une meilleure gestion. L’organisation en prestations de services amorce un mouvement de destitution de l’autorité et du pouvoir de décision des institutions. Il ne s’agit plus de reconnaître la nécessité de telle institution et la façon dont elle travaille mais d’identifier des solvabilités et des services correspondants en fonction de territoires administratifs (MC).
Nous manquons de temps pour examiner la contribution de la LOLF et du second acte de la décentralisation dans ce mouvement de désinstitutionnalisation et renvoyons le lecteur, sur ces points, aux écrits de Michel Chauvière.
5 – Fondements philosophiques de la démarche qualité
Il m’a semblé utile de chercher quels étaient les fondements philosophiques de la démarche qualité. Trois courants philosophiques s’imbriquent, un peu curieusement, dans cette démarche qualité et l'expliquent. Le premier, le libéralisme économique, nous est assez familier et sera mentionné succinctement ; le second, le pragmatisme, nous est très étranger et fera l’objet d’un exposé plus long ; le troisième, que, faute de connaissances étendues j’exposerai très brièvement, se réfère à l’utilitarisme de Jérémy Bentham.
a/ Le libéralisme économique
La désintégration du travail d’équipe et l’accession de l’usager au rang de client « au centre de l’institution », selon la formule consacrée, le mouvement de désinstitutionnalisation des secteurs sanitaire et médico-social et l’émergence de la gouvernance, la dilution de la volonté politique dans le second acte de la décentralisation, signent l’avènement de l’individu et le déclin de l’idée de bien commun qui transcendait les égoïsmes.
Cet individu affranchi de toute idée transcendante interrogeant, voire freinant, ses envies et ses petits intérêts trouve ses origines dans la pensée libérale d’Adam Smith. En effet, nul besoin de régulation des intérêts égoïstes puisqu’une « main invisible », un « esprit caché » (soit un genre de nouveau Dieu- CF RD D) permet que la recherche de la satisfaction de ses intérêts par un individu serve du même coup les intérêts collectifs et même « d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler » [x]. Nul besoin donc de nous soucier de l’impact négatif de nos égoïsmes.
Cette conceptualisation d’une société dans laquelle « chaque homme est devenu un commerçant », qui ne « pense qu’à son propre gain » (mais pour le plus grand bien de tous grâce à la main invisible !) est en parfaite contradiction avec l’énoncé de Kant, contemporain d’Adam Smith, qui dit que : « Tout a ou bien un prix, ou bien une dignité. On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent ; en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc pas d’équivalent, c’est ce qui possède une dignité. » [xi]
Adam Smith, en en appelant à la Providence de la « main invisible », écrase la distinction kantienne au profit de « ce qui a un prix » et affranchit de la nécessité d’un Etat, d’une volonté publique, garante de « ce qui a une dignité » et ne peut se laisser absorber dans les lois du marché.
Cette volonté publique a longtemps été déléguée, dans les secteurs qui nous occupe, aux associations. Elles sont aujourd’hui, tout autant que le personnel qui y travaille, en voie d’être absorbées du côté de « ce qui a un prix ». Ce mouvement a déjà commencé.
b/ Le pragmatisme
Le second fondement philosophique de la démarche qualité nous vient du pragmatisme, courant philosophique anglo-saxon, dont John Dewey et William James sont deux figures notoires. C’est plus particulièrement à partir de John Dewey que nous tenterons ici de saisir ce qu’il en est du pragmatisme et de ces résonances avec la démarche qualité.
Les conceptions philosophiques de ce courant sont très étrangères à qui n’est pas familiarisé avec la philosophie anglo-saxonne et demandent sans doute plus que la courte synthèse ici proposée pour être comprises. Il est important de faire la démarche de s’imprégner de ces conceptions : elles envahissent et transforment profondément notre société actuelle. « Il y va tout simplement de la subversion d’une culture, la nôtre, dont l’identité s’incarne essentiellement dans une philosophie dualiste exaltant la volonté et la liberté comme dépassement du déterminisme causal » (Patrick Berthier). Je renvoie donc au site de Patrick Berthier [xii], dont les citations ci-dessous sont extraites et dont les cours de master 1 et de master 2 permettent un approfondissement conséquent et indispensable du sujet.
La démarche qualité est en partie (et en partie seulement, nous le verrons) liée aux conceptions pragmatiques.
- Le pragmatisme est une philosophie de l'expérience. « Il n’y a rien et ne peut rien y avoir hors de l’expérience. Ce dont je ne peux faire, directement, l’expérience n’existe pas. » (Patrick Berthier) C’est l’expérience qui permet la théorie et non l’inverse. On expérimente d’abord, on pense après. Et en fonction de ce que l’on a pensé, théorisé, on améliore l’expérience suivante. La méthode est celle des sciences de la nature : « Les sciences naturelles ne tirent pas seulement leurs matériaux de l’expérience première, mais s’y réfèrent à nouveau pour les tester » (Dewey, Democraty and education, traduction P. Berthier). Cette méthode est appelée « théorie de l’enquête » par Dewey.
Nous retrouvons là le schéma appliqué dans la démarche qualité : problème – délibération et choix d’une solution – évaluation de la solution, et on recommence, nouvel énoncé du problème, nouvelle délibération et choix d’une nouvelle solution, nouvelle évaluation…
Lors de la mise en place de la démarche qualité dans les institutions, des groupes de travail sont constitués, sur la base du volontariat, dont le premier travail est le recueil d’informations. Que fait-on dans cette institution ? Comment le fait-on ? Cette démarche est en adéquation (du moins apparente) avec le pragmatisme : il convient de partir de la réalité (de l’expérience), de l’environnement et « d’apprendre de la vie elle-même » (Dewey, Democraty and education, traduction P. Berthier).
Partir de l’expérience, c’est aussi cette idée que l’on retrouve dans la volonté de transparence de la démarche qualité, cette idée que l’on va parler de tout ce qui se passe dans l’institution et sans tabou.
Pourtant, nous l’avons vu, la démarche qualité échoue à se saisir du travail réel. En fait, le discours de la démarche qualité est, sur le plan de la méthode voulue, résolument pragmatique, mais cette inspiration pragmatique est en réalité constamment corrompue par l’objet auquel elle tente de s’appliquer : l’institution. L’institution, même si elle est mise à mal, nous l’avons vu, par la démarche qualité, est tout de même un frein à ce qui pourrait radicalement la remettre en cause, preuve qu’elle résiste encore un peu. Institution et pragmatisme font très mauvais ménage. On voit mal comment le pragmatisme appliqué aux institutions pourrait en même temps en assurer la sauvegarde. Sauvegarder ce qui est n’est absolument pas un souci pragmatique, tandis que c’est le sens même d’institutionnaliser (« donner un caractère permanent » dit le Trésor de la langue française informatisé). Bref, appliquer une démarche pragmatique à une institution relève de l’oxymore. L’expérience pragmatique ne peut avoir lieu qu’hors les murs exigus de ce qui est institué : « rien ne la [l’expérience] structure qui serait extérieur et hétérogène à elle. Rien n’existe hors de l’expérience, dira Dewey, et surtout pas ‘un cadre’ qui la contiendrait comme une mélodie est prise dans une tonalité, un tempo et un rythme qui la structurent. » (PB)
En ce sens, le pragmatisme avancé par les qualiticiens est nécessairement, du point de vue de l’application de la méthode, un pragmatisme de surface, un pragmatisme inabouti.
- Le pragmatisme est un monisme. C’est une philosophie à un seul terme, la nature. Habitués aux philosophies du sujet, et donc aux dualismes inconciliables (nature / culture, sujet / objet, immanence / transcendance, raison / passion, etc.), héritiers des Lumières et de Kant, cet aspect du pragmatisme nous est foncièrement étranger. Dans le pragmatisme, tout se rapporte à la nature y compris la pensée, qui est une fonction naturelle. Il n’y a pas de clivage entre un monde intérieur et les règles de la nature. « C’est tout simplement la conscience comme siège du jugement qui passe à la trappe, et avec elle toute l’éthique de l’autonomie de la volonté kantienne » (PB) Nous retrouvons là une idée développée lorsque nous examinions l’origine possible de la démarche qualité dans le libéralisme d’Adam Smith : nous ne sommes pas responsables, quelque chose d’extérieur décide bien mieux que nous ne le ferions en pensant trop, la main invisible pour Adam Smith, le déterminisme de la nature pour le pragmatique.
Nous rejoignons là ce que nous avons observé, à savoir que la démarche qualité annihilait la responsabilité des professionnels fondée sur l’intersubjectivité et lui en substituait une autre, impersonnelle et rigide. « Je crois que la conscience est une pure chimère » dira William James (PB). Pourquoi dès lors s’interroger sur le sens de nos relations intersubjectives ?
Par ailleurs, la gouvernance, en-dehors de son aspect gestionnaire, n’est possible que si l’on considère que la pensée n’est rien pour elle-même : pourquoi gouvernerait-on avec des idées, des principes, des valeurs, du caractère, de la volonté, s’il existe un déterminisme plus fort que les idées et contre lequel elles ne peuvent rien ?
Il faut avoir à l’esprit qu’avant les pragmatiques, il y eut les « proto pragmatiques », comme les nomme Patrick Berthier, à savoir Emmerson et Thoreau. Pour Emmerson, l’irresponsabilité est incontournable, on est bon ou mauvais en fonction de la nature, et il convient de « céder de tout cœur aux motions pulsionnelles » (Emmerson, traduit par PB). Soulignons également qu’Emmerson combattit lui aussi l’idée de conscience mais qu’il tenait particulièrement à celle de « confiance en soi », émanation d’un Esprit divin, permettant de lutter contre tous les conformismes. Le pragmatisme se veut anti-conformiste (contre les « habits », c’est-à-dire contre les mœurs institués). Notons que, comme dans la pensée libérale d’Adam Smith (avec « la main invisible », « l’esprit caché »), nous avons ici un recours à une pensée, à l’origine du pragmatisme du moins, religieuse. On peut se demander si la défiance à l’égard de tout dualisme ne s’accompagne pas nécessairement d’un appel à une transcendance d’ordre religieux, qui devient l’autre terme duquel pourtant tous ces monismes cherchent à s’abstraire, et qui d’ailleurs disparaît dans les suites de l’histoire [xiii].
« La conscience, pôle réflexif, représente le siège du dualisme subjectiviste (tribunal de la conscience des fondements de la Métaphysique des Mœurs [Kant] où le sujet ubiquiste est présent à lui-même plusieurs fois, comme prévenu et comme juge). » Dans leur lutte acharnée contre la conscience, les pragmatistes s’avèrent être des contre-humanistes. Là où la conscience permettait d’interroger nos actes et nos pensées pour s’éviter la barbarie, les pragmatistes optent pour le contrôle de la nature par le biais des sciences expérimentales.
Dans cette conception de l’individu, sa liberté, au sens kantien, qui réside précisément dans sa libération de ses déterminismes physiologiques, n’a plus cours.
- Le pragmatisme, dans sa référence constante à la nécessité d’une continuité de l’expérience, est un processus infini. Il n’y a pas de moment où la conclusion de l’expérience devienne définitive et où une théorie, une pensée qui découle de l’expérience puisse valoir en elle-même. Il n’y a pas de maturité de la réflexion qui permette une pensée indépendante de la réalité, de l’environnement. L’indépendance de la réflexion, pour John Dewey, c’est de l’autosuffisance, signe d’une pensée figée, sclérosée. Quant à l’immaturité, elle est « indépassable » et doit être comprise positivement, comme « capacité à se développer », comme « possibilité d’une évolution », comme « plasticité » (P. B).
Confronté à ce que nous avons décrit de la démarche qualité, nous retrouvons là l’idée que la démarche qualité est un processus d’amélioration continue, toujours à réévaluer, toujours à recommencer.
Si l’expérience est toujours à recommencer, c’est aussi qu’elle est nécessairement conjoncturelle. L’environnement dans lequel elle se déroule change et nécessite son renouvellement. Le temps du pragmatisme est le présent.
Nous retrouvons également là l’attaque des concepts à partir desquels les professionnels se sont forgés une identité, idée totalement incompatible avec le pragmatisme. Cet ensemble conceptuel serait, pour John Dewey, le signe d’une autosuffisance.
- Dans une conception pragmatique, il ne saurait y avoir un monde des concepts d’un côté et le monde de la réalité quotidienne de l’autre, le premier permettant de penser et de dépasser le niveau du second. Dans la philosophie pragmatique, ces deux mondes ne sont qu’un. « Le cognitif n'est pas détachable de l'existentiel » (PB).
Cela pose un problème : il faudrait alors tout remettre à plat, comme si aucune expérience n’avait jamais eu lieu et que tout savoir devait être reconsidéré à l’aune de l’expérience. « Geste magnifique, héroïque des grands aventuriers de la pensée quittant crânement les rivages familiers des idées reçues pour la pensée hauturière ; geste sublime mais impossible » (PB). Dewey le sait et propose, faute de pouvoir remonter à l’origine de l’expérience et de ce que pourrait nous apprendre l’expérience première, d’adopter « une naïveté seconde » (PB), qui aurait pour visée de se défaire des savoirs figés.
On comprend pourquoi la démarche qualité ne tient aucun compte de l'histoire des institutions dans les secteurs sanitaire et médico-social. La démarche qualité, dans son fondement pragmatique, doit s’entendre comme un processus de déconstruction des savoirs et de reconstruction à partir de l’expérience. « La notion d’expérience tient tout entière dans le refus d’un horizon antécédent » (PB).
- L’expérience est toujours celle d’un individu. C’est donc une philosophie individualiste. Cela éclaire le peu de cas fait du travail en équipe dans la démarche qualité. Mais la conception de cet individu est tout à fait particulière. Cet individu est la somme de ses expériences. Il n’est rien en lui même. Puisque les expériences sont ce qui révèlent les règles de la nature et que l’individu est la somme de ces expériences, l'individu lui-même est la nature. Il n’est pas d’une essence différente et il n'y a pas de monde spécifiquement humain. « Les phénomènes mentaux sont des évènements naturels, l’individu est simplement leur suppôt. Il n’est nullement défini par eux comme s’il s’agissait de ses attributs propres. » (PB) Ou encore : « L’intérieur est la métabolisation de l’extérieur » (PB) Et cette métabolisation, à quoi se réduit finalement l’individu, est elle-même un processus naturel.
Cette conception de l’individu comme n’étant rien d’unique permet à Dewey de le concevoir comme évolutif. Cette évolution est à entendre comme destruction de ce qui était et, simultanément, acquisition nouvelle. L’écho de cette conception de l’individu se fait entendre dans les injonctions actuelles à développer de nouvelles compétences.
On comprend mieux à partir de là ce qu’il faut entendre par évaluation personnalisée. Celle-ci doit permettre une adaptation. Car l’individu étant bien peu de choses, les répercussions des changements auxquels l’expérience doit le mener glissent sur lui. Cet individu est très relatif : l’expérience seule le façonne, et en fonction des succès ou des échecs constatés au cours des expériences, l’individu change, s’adapte (maître mot du pragmatisme). L’individu n’est ici « qu’un agent de transformation » (PB).
On sent la proximité entre cette conception pragmatique de l’individu et le cognitivisme et l’on comprend d’autant mieux les attaques de la démarche qualité contre tout ce qui ressort de l’importance historique donnée à la relation intersubjective, aux effets de transfert et de contre-transfert, bien trop psychiques pour un pragmatique.
Par ailleurs, cette conception évolutive de l’individu donne un caractère opératoire au processus de la conscience : « Toute pensée délibérée, toute intention consciente, provient de choses à l’origine accomplies organiquement par le jeu d’énergies naturelles. La contribution distinctive apportée par l’homme est la conscience qu’il a des rapports trouvés dans la nature. Par cette conscience, il convertit les relations de causes à effets que l’on trouve dans la nature, en relations de moyens à conséquences » (Dewey, traduit par PB).
- Enfin, le langage, pour un pragmatique, est un outil. Ceci est à mettre en relation avec la propagation des transmissions ciblées, pré-écrites, en lieu et place des transmissions classiques dans lesquelles chacun s’exprimait avec ses propres mots.
c/ L’utilitarisme
Jérémy Bentham est ce penseur qui avait imaginé des critères permettant de mesurer le gain de plaisir d’une action. Au fondement d’une telle démarche, Bentham défendait l’idée que chacun agissait en vue d’une augmentation du plaisir et d’un évitement de la douleur. Ici encore, nulle référence à une volonté, à une liberté, permettant de dépasser nos déterminismes. Le présupposé est plutôt celui d’une « paresse originelle que seule l’appât du plaisir ou l’évitement de la douleur peut animer » (PB).
Dans sa recherche centrale de la satisfaction du client, la démarche qualité est en filiation directe avec l’utilitarisme de Bentham. La recherche de critères permettant d’évaluer, de mesurer cette satisfaction est un souci permanent des qualiticiens. Cette conception quantitative, calculatrice de l’individu se retrouve dans la normalisation de l’évaluation et dans l’indifférence aux concepts, au sens. « Aussi la pensée se résume-t-elle à un calcul » (PB)
d/ Conclusion
La référence à ces trois fondements philosophiques ne fait pas de la démarche qualité un ensemble cohérent sur le plan théorique. Certes, ces trois fondements ont un commun un rejet du sujet moral kantien, de la responsabilité, de la liberté kantienne, du dualisme. L’utilitarisme et le libéralisme économique semblent, à première vue du moins, s’accorder autour de l’idée d’une recherche égoïste du plaisir et du gain.
Mais la référence au pragmatisme est plus compliquée à articuler et au libéralisme économique, et à l’utilitarisme. Car le pragmatisme n’est pas une pensée comptable. Entre les phases d’expériences, les phases de délibérations ont quelque chose d’exploratoire : il s’agit d’examiner les conséquences de l’expérience menée et d’anticiper, parmi tous les possibles, les conséquences de l’expérience suivante. Même si l’exercice de la pensée est supposé être celui d’une fonction naturelle, cet exercice est tout à fait indispensable (et prend le nom, chez Dewey de délibération) : pas de pragmatisme sans choix entre des devenirs multiples. La finalité du gain et du plaisir est dénoncée par Dewey comme un présupposé n’allant pas de soi. C’est de nouveau une idée figée, qui ne doit rien à l’expérience. La délibération pragmatique ne peut avoir pour unique but le calcul du gain ou de la satisfaction maximale.
La question se pose de savoir lequel de ces fondements prendra le pas sur les autres dans la démarche qualité. Le pragmatisme supplantera-t-il la logique gestionnaire ? Les choses ne semblent pas aller dans ce sens. On peut se demander si le pragmatisme, dans sa perspective de se saisir de la réalité des expériences (mais précisément, sur ce point, il échoue), ne fonctionne pas auprès des professionnels comme une caution idéologique, masquant les finalités gestionnaires, mais préparant le terrain vers l’abandon de la liberté et de la responsabilité en vue de la promotion d’un monisme auxquels ces trois fondements participent. Mais quel qualiticien saurait lui-même répondre à cette question ? N’y a-t-il pas là d’abord une poussée générale vers le monisme contre les conceptions classiques du sujet, avec, en second plan seulement, des enjeux de pouvoir entre pragmatiques, utilitaristes, libéraux, dont personne ne sait quelle en sera l’issue ?
Cette interrogation, ici menée à partir de la démarche qualité, me semble d’ailleurs recouvrir nombre de débats politiques dépassant les clivages droite / gauche : le pragmatisme, notamment en matière d’éducation, mais aussi plus récemment avec l’idée de démocratie participative, a largement été défendue par la gauche. L’utilitarisme et le libéralisme économique sont clairement des pensées de droite. Mais le dualisme kantien ? L’héritage des Lumières ? Le libéralisme économique n’en a que faire mais le conservatisme de droite s’y réfère, tandis que la gauche lui a porté des attaques meurtrières qui ne sont pas pour rien dans l’état des lieux que nous dressons là. C’est sans doute une des raisons de la victoire de la droite aux dernières élections présidentielles. Nous le voyons, la démarche qualité n’est qu’une figure paradigmatique de ce qui se joue actuellement dans notre société, tiraillée entre son propre héritage (largement déserté par la gauche) et des conceptions philosophiques anglo-saxonnes.
6 – Conclusion générale
C’est sans doute l’une des erreurs méthodologiques, plus ou moins volontaire, de ce court travail que de ne pas avoir examiné avec rigueur les difficultés des secteurs sanitaire et social avant la mise en place de la démarche qualité (et des autres aspects du nouveau management) et à partir desquelles la démarche qualité trouve quelque caution. Que des difficultés existent et qu’elles nécessitent des formes d’évaluation, c’est ce que nous allons examiner pour conclure. Car enfin, ceux qui ne sont ni pragmatiques, ni utilitaristes, ni libéraux, ont conceptualisé quelques outils permettant de penser l’évaluation autrement que ce n’est fait dans la démarche qualité. Et c’est Christophe Dejours qui, en la matière, sera le guide de cette conclusion.
Les problèmes, si l’on veut bien ne pas les esquiver, commencent dès lors que l’on se demande ce que l’on va évaluer. Autrement dit, comment rendre compte du travail réel, du travail réel se faisant, en train de se faire, du « travailler » (L'évaluation à l'épreuve du réel, p.21) ? Le travail réel, nous dit Christophe Dejours, est en partie « invisible », allant jusqu’à parler du « continent noir » du travail. Autrement dit, « l’observation directe » ne permet pas de rendre compte du travail réel. Son invisibilité tient entre autre à l’implication du corps dans le travail, à un savoir qui s’exerce à partir du corps, un savoir du corps lui-même. Cela reste vrai du travail non manuel, et se renforce même d’une invisibilité de la relation, par essence largement immatérielle, dans les métiers du sanitaire et social. La mise en mots de ce savoir invisible est partielle, et Ch. Dejours parle à ce propos de « déficit sémiotique » (p.19). La réalisation du travail est toujours en avance sur sa symbolisation.
Le travail se réalise en grande partie en appui sur la subjectivité du travailleur, grâce à elle, grâce à l’investissement de la subjectivité du travailleur. « Il faut aussi reconnaître que le travail se nourrit de cette subjectivité et de l’engagement de la corporéité dans l’habileté technique, car c’est bien le corps et la subjectivité qui confèrent à l’intelligence au travail, sa génialité, c’est-à-dire son pouvoir de pressentir les solutions, de produire des trouvailles, d’inventer des ficelles, de mémoriser l’expérience et la virtuosité, ce qu’on appelle en termes plus courants ‘l’ingéniosité’ » (Dejours, p. 29). L’ingéniosité mise en œuvre dans le travail réel ne peut pas se traduire en ingénierie sans pertes colossales à propos de ce qu’est le travail réel sur lequel doit porter une évaluation. L’ingénierie, très à la mode, est une image fausse du travail réel.
Il découle de cette difficulté à saisir le travail réel que :
- L’évaluation ne peut être qu’évaluation de la parole de ceux qui travaillent concernant leur travail. Nous n’avons pas d’autres moyens de saisir, en partie, d’approcher, le travail réel. « Il n’y a pas à ce jour d’évaluation objective possible » (p.50)
- L’évaluation ne peut se faire que par le biais de jugements et non de mesures. « Jugement d’utilité, et non de performance ou de rentabilité (…). Il porte sur l’utilité technique, sociale ou économique » (p. 52). L’évaluation des performances est effectivement inapte à rendre compte du travail fait : « Ainsi, à l’ANPE, l’agent qui reçoit les cas sociaux les plus difficiles passe beaucoup plus de temps avec l’usager que celui qui réussit à garder les dossiers des techniciens et des cadres bien intégrés socialement. Si l’on compare le nombre de dossiers traités ou le volume de prestations fournies, c’est celui qui travaille le plus qui a les résultats les plus médiocres ». (p. 33)
- Que parler de son travail est « risqué » car c’est aussi parler de « ces échecs, de ces incompétences, de sa perplexité » (p. 66, 67), l’échec et le doute étant des expériences propres à tout travailleur. Ce qui a deux conséquences : cette parole ne peut être que volontaire ; et elle ne peut être recueillie que par des personnes formées à l’écoute. « Cette puissance de la parole qui, finalement, révèle la face méconnue du travail, ne devient effective que s’il y a une équité entre celui qui prend des risques en parlant et celui qui prend des risques en l’écoutant. Le risque qu’on prend en écoutant, c’est d’entendre. » (p. 69)
Deux choses encore pour finir cette conclusion. La première, c’est le risque, sans cesse répété par Michel Chauvière, d’assister à une démotivation profonde des professionnels des secteurs sanitaire et social. La seconde, c’est la grande difficulté qu’il y a à résister, de l’intérieur, à la mise en place de la démarche qualité. Le débat doit donc être porté et mené dans l’espace public, que la parole de chacun d’entre nous nourrit et anime, cette phrase ayant valeur d’appel à ce que ce débat trouve de larges relais.
Catherine Grandjean, Formatrice
Ce texte est extrait du site Oedipe.org. Nous remercions Laurent Le Vaguerèse et Catherine Grandjean de nous avoir autorisé à le rependre sur Psychasoc.
i
Série Etudes, n° 48, Juin 2005 (publication de la DREES), Les effets de l'accréditation et des mesures d'amélioration sur la qualité des soins sur l'activité des personnels soignants – Il s’agit d’une post-étude qualitative (après une première étude par l’anaes) auprès d’aide-soignantes et d’infirmières en milieu hospitalier, en hôpital de jour, ou en clinique doublée d’une enquête sur la littérature disponible dans le domaine du management dans le secteur de la santé.
(Disponible en ligne : http://www.sante.gouv.fr/drees/serieetudes/serieetud48.htm)
Cette étude sera désormais signalée dans la suite du texte sous la dénomination Série Etudes.
ii
Pour quelques explications concernant les transmissions ciblées, voir le texte en ligne à l’adresse :
http://www.ssp-vpod.ch/ssp/go.pl?p=http://www.ssp-vpod.ch/ssp/ge76.htm
iii
Michel Chauvière, Trop de gestion tue le social, Essai sur une discrète chalandisation, La découverte, Paris, 2007, p.61 – La référence à ce livre sera désormais indiquée sous la forme MC, suivi du numéro de la page.
iv
Collectif, sous la direction de Jean-Paul Caverni et Roland Gori, Le consentement, éd. Champs Libre, 2005, p.198 – La référence à ce livre sera désormais indiquée sous la forme JPC-RG, suivi du numéro de la page
v
Christophe Dejours, L'évaluation du travail à l'épreuve du réel, Critique des fondements de l'évaluation, INRA Editions, Paris, 2003 - La référence à ce livre sera désormais indiquée sous la forme Dejours, suivi du numéro de la page
vi
Marie-Christine Piperini, Psychodynamique de la démarche qualité à l'hôpital, in Revue Connexions, n°85, 2006, p. 153 à 165
(Disponible en ligne – 4 € - http://www.cairn.info/resume.php?ID_REVUE=CNX&ID_NUMPUBLIE=CNX_085&ID_ARTICLE=CNX_085_0153)
vii
Christophe Dejours, Souffrance en France, La banalisation de l'injustice sociale, Points Seuil, 1998, p. 133
viii
Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ? Grasset, 2004, p. 42 - La référence à ce livre sera désormais indiquée sous la forme JAM-JCM, suivi du numéro de la page
ix
Michel Laforcade, L' évaluation et la démarche qualité face au défi de la complexité http://www.cocof.irisnet.be/site/common/filesmanager/sante/resauxsante/evaluation_demarche/
x
Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, IV, 2, cité par Dany-Robert Dufour, Le divin marché, La révolution culturelle libérale, Denoël, 2007, p. 104, à qui le raisonnement de cette sous-partie est emprunté.
xi
Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785, cité par Dany-Robert Dufour, Le divin marché, La révolution culturelle libérale, Denoël, 2007, p.79
xii
www.sophi.over-blog.net. Patrick Berthier est Maître de conférence au département de Sciences de l’Education de Paris VIII. Les références aux cours de master 1 et master 2 seront désormais indiqué par les lettres PB.
xiii
C’est du moins la question qu’examine Dany-Robert Dufour dans un ouvrage au titre parlant, Le divin marché, éd. Denoël, 2007