mercredi 10 septembre 2003
INTRODUCTION
Dans mon cheminement personnel et professionnel l’étonnement et la surprise ont toujours tenu une place importante. Mais c’est en rencontrant les enfants reçus au Centre Médico-PsychoPédagogique (CMPP) de Bagatelle ainsi que le personnel qui les accompagne qu’il m’a été permis de penser que l’étonnement pouvait constituer un outil pertinent de l’éducateur et être le fil conducteur d’une positon professionnelle à travailler.
En effet, c’est en juin 2002 que je débute mon stage à responsabilité éducative au CMPP de Bagatelle. Je suis supposée y rencontrer des enfants qui manifestent des troubles du comportement et de la personnalité ayant des répercussions sur leur vécu scolaire. Or, lors de mes premiers jours dans ce lieu, j’y ai rencontré des enfants qui me paraissaient tout à fait « ordinaires ». Certes, leur langage n’était pas châtié, certes leurs histoires n’étaient pas celles de tous les enfants. Mais celui-là qui a tenté d’étrangler son camarade de classe, je l’ai vu rester tranquillement assis prés d’une demi-heure pour écouter un conte. Ces quatre-là qui ont régulièrement des problèmes de comportement au collège, je les ai vu se raconter leurs histoires belliqueuses autour d’un thé et de petits gâteaux. Celui-là qui passe son temps à se défendre parce qu’il croit toujours qu’on l’agresse, je l’ai vu éclater de rire quand je l’ai arrosé au pistolet à eau quand il est sorti de l’épicerie. Quant à ce petit qui ne sait même pas compter, je l’ai vu trouver en un clin d’œil la clé qu’il lui fallait pour dévisser le boulon de son vélo.
Ces enfants m’étonnent….Dés le premier jour je me demande ce qu’il y a de si différent ici pour que ces enfants puissent se montrer si loin des discours qui s’entretiennent sur eux. Et je me dis que pour que ces enfants m’étonnent, c’est peut-être qu’eux-mêmes sont étonnés par ce lieu et par ces personnalités qu’ils rencontrent au CMPP, par cet espace dans lequel on les pense peut-être différemment, dans lequel on leur propose des choix différents, dans lequel on leur dit des mots qui ne prennent pas le même sens qu’ailleurs.
Mais on peut comprendre que l’on arrive pas en troisième année de formation au CMPP de Bagatelle en se disant que l’on va écrire un mémoire sur l’étonnement. Il a fallu pour cela que j’observe ses effets à plusieurs reprises dans mes différentes expériences professionnelles.
Il y a d’abord eu cette petite fille atteinte d’un autisme grave et qui, malgré les suspicions qui portent sur l’autisme quant à la faculté d’adaptation aux repères spatio-temporels, c’est en jouant autour de l’imprévu et de l’inattendu qu’elle a pu structurer quelque chose de ces repères. Et puis il y a eu ces adolescents déficients mentaux que j’ai rencontré lors de mon premier stage de découverte et qui, tous les jours m’ont étonné par leurs capacités à rendre le quotidien plus agréable par leur humour. Il y a ensuite eu cette personne SDF qui jouait étonnamment bien de la guitare un dimanche après-midi devant un marchand de tabac et à qui j’ai laissé penser par des remerciements sincères que c’était lui qui apportait du bonheur aux pauvres quidams dépendants qui s’agglutinaient devant la boutique. Et puis, l’étonnement c’est aussi cet adulte psychotique qui effrayait les animateurs du centre de vacances et de qui j’ai pu approcher en me contentant de l’imiter. L’étonnement, enfin, c’est cette stagiaire qui fait parler pour la première fois depuis longtemps un enfant en lui soutenant que, dans sa bande-dessinée préférée, le chien s’appelle Tintin et que son maître se nomme Milou…
Cependant, il ne s’agit pas de faire de l’étonnement tout azimuts. L’étonnement n’est pas une activité, c’est une posture particulière qui pour remplir son rôle et être apprécié à sa juste valeur doit être mutuel et partagé.
Mais dans cet espace qu’est le CMPP et qui reçoit des enfants dont on dit à l’extérieur (à l’école, dans le quartier…) qu’ils sont des « diables », quelle position l’éducateur peut-il tenir pour accompagner ces enfants dans des attitudes différentes de leur conduite habituelle ?
Un travail de recherche s’appuyant sur différentes théories (philosophique, pédagogique, psychologique et psychanalytique), m’a permis d’émettre l’hypothèse suivante :
Par son fonctionnement particulier et les médiations variées et originales proposées aux enfants, le dispositif d’accueil éducatif du CMPP peut se concevoir comme un espace propice à l’étonnement de tous les acteurs. C’est cet espace d’étonnement possible qui peut créer une ouverture dans les représentations symptomatiques de l’enfant afin de l’amener à penser que les choses peuvent être autrement et ainsi d’accéder à une position de sujet.
Consciente d’avoir choisi un sujet dont le terme principal est à travailler théoriquement, je commencerai par faire un détour sur son histoire et sur la façon dont la philosophie, la psychologie cognitive et la pédagogie se sont saisis de ce terme.
Dans un deuxième temps, à travers une présentation de la structure où j’ai été en stage et des enfants qui y sont reçus je voudrais préciser comment l’étonnement peut tenir une place intéressante au sein-même des axes de travail et des problématiques rencontrées.
CHAPITRE I : GENERALITES ET SPECIFICITES
I. L’étonnement : définitions et généralités
Selon une synthèse de définitions, l’étonnement est un état psychologique provoqué par des phénomènes inattendus que l’on reste incapable d’expliquer. Etonner vient du latin « tonare », « tonner ». C’est littéralement l’effet du tonnerre sur notre sensibilité. Etymologiquement, le terme étonnement renvoie aux idées de commotion et de violente secousse physique. Enfin, historiquement c’est en 1676 que Madame de Sévigné 1 en donne la définition qui s’approche au plus positive de ce que nous pouvons entendre actuellement du terme étonnement : « stupéfaction, état de l’homme abasourdi en présence d’un spectacle extraordinaire, merveilleux ».
De façon concrète, étonner c’est donc ébranler à la manière du tonnerre. En architecture, par exemple, on parle d’étonnement pour signifier une lézarde, une fissure dans une maçonnerie. De manière abstraite, étonner c’est secouer, ébranler dans des fondements, dans une assurance. C’est surprendre par quelque chose d’inattendu ou d’extraordinaire et c’est également, dans son emploi pronominal, manifester un doute. Ce sont ces acceptions du langage abstrait que nous retiendrons davantage pour développer l’idée de l’objet de cet écrit, autrement dit : les vertus de l’étonnement dans le travail éducatif.
L’inopiné, l’inattendu, potentiellement générateurs d’étonnement, semblent tenir une place non négligeable dans notre quotidienneté, notamment dans notre quotidien d’éducateurs spécialisés. L’urgence sociale et les problématiques complexes auxquelles nous sommes confrontés nous renvoient régulièrement à notre non-savoir et à notre incompréhension. Mais, pour en revenir à un état des lieux plus général sur la question de l’étonnement, on peut constater qu’il arrive à chacun d’être étonné, de s’étonner et, sauf situations inquiétantes, nous y trouvons assez souvent plaisir et satisfaction. Cependant le sens commun et les représentations actuelles nous laisseraient aisément adhérer à cette idée que l’étonnement réside dans ce qui est rare et précieux. Or, les sources d’étonnement sont partout et commencent au ras de la terre, aux racines des êtres et des choses. L’étonnement concerne ainsi l’ensemble de ce qui peut exister. Regardons autour de nous : un visage d’enfant, un flocon de neige, une goutte de pluie, une note de Bach, un tournesol de Van Gogh, un vers de Shakespeare, une formule d’Einstein, sont autant de raisons de s’étonner. Cette opposition entre choses banales et choses étonnantes est donc mal fondée. On peut donc considérer que l’étonnant n’est pas une propriété de l’objet ou de la situation elle-même mais un sentiment de celui qui appréhende cet objet ou cette situation. Dans cette optique, le caractère ordinaire ou extraordinaire n’est pas objectif mais subjectif.
Il semble alors qu’il faille non pas interroger les raisons qui feraient que quelque chose est en soi étonnant mais plutôt les raisons pour lesquelles notre regard s’étonne. Sur ce point, il est quelque chose qu’il est difficilement discutable de nos jours et dans nos civilisations occidentales : nous nous étonnons de ce à quoi nous ne sommes pas habitués et nous ne nous étonnons pas de ce qui nous est familier. Comme si notre habitude nous masquait l’intensité réelle des choses. Nous assistons ainsi, depuis quelques décennies, à un double mouvement. D’un côté, une certaine culture de l’étrangeté représentée par l’intérêt porté au paranormal, aux fantômes, aux OVNI, bref aux phénomènes inexpliqués scientifiquement. Puis, d’un autre coté, une banalisation de ce qui est réellement incompréhensible par des explications mécanistes et scientifiques. Par exemple, on s’étonnerait aisément de croiser dans la rue un bonhomme vert, cyclope muni de deux antennes, mais l’on n’aura aucune surprise à la rencontre de passants plus « standards » tels que sont connus les terriens. Or, pour peu qu’on y réfléchisse, la forme et la couleur du bonhomme ne sont que des caractéristiques anecdotiques par rapport à cette affaire tout à fait extraordinaire qu’il puisse exister dans le monde des êtres qui naissent, vivent, se reproduisent et meurent et qui en plus sont conscients de tout cela!
Les contingences dans lesquelles nous sommes pris font que notre intérêt est si distrait au monde présent que ce monde n’est jamais plus étonnant…
Il suffit pourtant de peu de choses pour que l’étonnement se manifeste : il suffit de porter attention à ce qui est, mais une attention sans objet, une attention qui se diffuse, qui affleure. C’est voir pour voir, goûter pour goûter, respirer un parfum pour le parfum…C’est aussi cette sensibilité et cette attitude en éveil qui nous donnent à percevoir la détresse de l’autre dans l’empathie ainsi que ses potentialités dans l’observation.
L’étonnement est donc partout. C’est pourquoi, d’ailleurs, il est au principe de la philosophie, de la métaphysique, de la science, et de la pédagogie. Car s’étonner c’est d’abord prendre conscience qu’il y a quelque chose qui nous échappe, nous surprend, nous dépasse et que nous ne comprenons pas pleinement ce qui se passe. Nous l’avons déjà évoqué plus haut, l’étonnement relève d’un non-savoir initial, d’une absence d’explication ou de compréhension. Mais s’étonner c’est en même temps s’ouvrir l’esprit, s’apercevoir de son ignorance et chercher à s’en libérer par la connaissance des causes et du sens des causes. On pourrait ainsi comparer l’étonnement, comme le fait Lucien Morin 2 dans « Le rôle de l’éthique dans la mission éducative » 3 , au feu rouge qui allume le feu vert de la connaissance. Ainsi, en précédant le jugement, l’étonnement crée momentanément une rupture d’équilibre, une faille dans l’univers habituel, dans la chaîne des présupposés pour laisser place à l’ouverture et à la libération. Il n’y aura ni questionnement ni problématisation sans étonnement préalable. Dans l’histoire de l’homme, chaque avancée de la pensée n’a pu s’accomplir sans étonnement et c’est ainsi que la science et la philosophie prennent naissance dans l’étonnement.
*. Des termes à rapprocher
Parce-que certains termes sont les pendants des autres et parce-que les traductions de texte sont parfois incertaines, il peut être intéressant de s’arrêter un moment pour définir des termes très en lien avec le concept d’étonnement.
La découverte , par exemple, peut être ce qui engendre l’étonnement du fait qu’elle consiste en l’action de mettre à jour une personne ou une chose jusque là cachées ou inconnues. Plus particulièrement, c’est la reconnaissance de la valeur, de l’importance de quelqu’un ou de quelque chose qui n’avaient été ni senties ni admises. Dans l’usage courant, on parle de découverte pour désigner une invention qui constitue une révolution dans l’ordre des connaissances du monde 4 . Les emplois du mot découverte dans des domaines plus spécifiques sont également intéressants et très significatifs pour la suite de cet écrit. Dans le domaine des mines et carrières, on parle de découverte comme étant l’action de déblayer la couche de terrain qui recouvre le gisement ou la roche que l’on veut exploiter. Au théâtre, c’est l’espace entre deux décors qui laissent entrevoir les coulisses. C’est une perspective ouverte. Nous pouvons commencer à envisager en quoi il est important de tenir compte de cette notion dans notre travail dans cette citation de Louis Lavelle issue de son ouvrage « L’erreur de Narcisse » : « Le plus grand bien que nous faisons aux autres n’est pas de leur communiquer notre richesse mais de leur découvrir la leur ».
La surprise est le synonyme le plus courant d’étonnement. C’est un composé français de « prendre » qui désigne une chose qui surprend, qui provoque l’étonnement. Ou encore, le trouble et l’émotion provoquée par quelque chose d’inattendu. Dans le langage courant, on parle aussi de surprise pour parler d’un cadeau, d’un plaisir inattendu que l’on fait à quelqu’un ou que l’on reçoit.
L’admiration , quant à elle, aussi chère aux philosophes que l’étonnement 5 désigne un sentiment complexe d’étonnement le plus souvent mêlé de plaisir exalté et d’approbation devant ce qui est estimé supérieurement. L’étymologie de ce mot me paraît très pertinente concernant le sujet de cet écrit : ad-mirer c’est voir ailleurs avec.
Enfin, l’émerveillement , terme également utilisé en pédagogie 6 , signifie le fait de ressentir un sentiment d’admiration mêlé de surprise. L’émerveillement est ce qui provoque l’admiration.
Par ces définitions et cet état des lieux général, il est peut-être possible d’entendre déjà, par extrapolation imagée, les prémices d’un positionnement professionnel particulier.
Ainsi, après s’être intéressé au concept général d’étonnement, nous pouvons maintenant envisager de comprendre ce qui est dit de cette notion, de ses intérêts et utilisations dans des domaines plus spécifiques tels la philosophie, la psychologie et la pédagogie.
II. Etonnement : sentiment philosophique par excellence
A. De Platon à Aristote
Nous l’avons dit plus haut, le concept d’étonnement a quelque chose à voir avec la philosophie et ce depuis la naissance de cette dernière. En effet, l’étonnement a ceci de particulier qu’il est la condition même de l’existence de la réflexion philosophique.
Ainsi, pour Aristote, l’étonnement est ce qui inaugure la pensée philosophique : « La philosophie commence avec l’étonnement : s’étonner que les choses soient ainsi » 7 . Ce serait donc l’étonnement lui même qui aurait poussé les premiers penseurs aux spéculations philosophiques mais également aux réflexions scientifiques ; et ce par l’étonnement de ce que les choses sont ce qu’elles sont. Dans une charmante métaphore, Aristote nous livre l’image de la philosophie et de la science (au sens large du terme) comme étant les filles de l’étonnement et de la curiosité. Par opposition, si l’on poursuit la métaphore d’Aristote, la philosophie et le mythe n’ont jamais été perçues, dans la tradition philosophique comme pouvant être des sœurs. Au contraire, ces dernières ont été considérées comme faisant partie de « familles » rivales et ce du fait que le mythe a pour écueil de supprimer l’étonnement de ce qui est en fournissant des vérités toutes faites. Dans cette perspective, on entend que l’étonnement est la vertu fondamentale sans laquelle aucune réflexion n’est possible. Platon l’avait certainement déjà fait savoir à son élève : « Il est tout à fait d’un philosophe ce sentiment : s’étonner (…) Il n’y a point d’autre commencement à la philosophie que celui-ci » 8 .
B. Descartes ou l’art du doute
Les premiers questionnements philosophiques tels que « pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien » ainsi que « l’étonnement ontologique » définis par Aristote 9 comme l’étonnement de l’être en tant qu’être nous, permettent de dire de l’étonnement qu’il débouche sur des questions concernant le principe de ce qui est. On peut imaginer que de telles questions ont amené Descartes à penser sa révolution dite « cartésienne ». En s’interrogeant sur le concept d’erreur et sur ses causes possibles, Descartes a délibérément et systématiquement remis en cause tout ce qui était expliqué par la religion et ce par le biais du « doute méthodique/hyperbolique ». Nous l’avons évoqué p.4, le concept d’étonnement utilisé dans sa forme pronominale (« s’étonner ») signifie le fait de manifester un doute. En commençant par refuser la certitude d’une existence divine ainsi que la certitude de sa propre existence, jusqu’à mettre en doute les résultats d’opérations mathématiques les plus simples (s’observe là le caractère révolutionnaire), Descartes s’est octroyé la possibilité de s’étonner de tout. En effet, si « tout ce que je sais c’est que je ne sais rien » , je ne peux que m’étonner de ce qui se présente à moi.
Ainsi, « Je pense donc je suis » 10 est l’unique certitude humaine que Descartes est parvenu à formuler par ce processus « d’étonnement méthodique ». Conclusion (pathétiquement) rationnelle, voire rationaliste diront certains, qui permet de dire de Descartes qu’il est le philosophe a avoir déduit du simple fait de son existence que les hommes étaient des sujets pensants.
C. Mais que peut la philosophie pour les enfants ?
Après avoir démontré l’intérêt de l’étonnement pour la réflexion philosophique, on peut s’interroger, pour en revenir au sujet qui nous intéresse, sur l’intérêt que revêt la philosophie à être au contact des enfants.
L’étonnement philosophique peut être perçu comme une tentative de reprise d’un contact plus sérieux avec le réel en en revenant aux premiers des rapports qui lient les humains entre eux. En effet, le contact avec la philosophie implique, pour celui qui le vit, de saisir l’enjeu et la nécessité d’une mise en question de son rapport au monde, à autrui et à lui-même. N’est-ce pas le principe de travail fondamental de tout éducateur spécialisé ? S’étonner d’un discours commun ou d’un état de fait confère à la philosophie une dimension critique qui met en question l’opinion dont se satisfait le sens commun. Ainsi, pour André Comte-Sponville, la philosophie permet à l’enfant d’apprendre à penser sa vie et à vivre sa pensée. Autrement dit, ce que peut la philosophie pour l’enfant, par le truchement de l’étonnement, c’est l’aider à se retrouver et à se créer une identité. Le bonheur dont il est question en philosophie 11 c’est donc celui inhérent à la pensée. Dans cette optique, en conférant à la philosophie une forme de lucidité supérieure par l’étonnement qui en est la source, on peut dire d’elle qu’elle est la voie du sens.
Ainsi, si l’on admet que le sens a à tenir une place dans le vécu des enfants, c’est que l’étonnement en a potentiellement une dans leur développement. C’est ce que nous allons voir maintenant en nous aidant de travaux de psychologie cognitive, tels ceux de Piaget, concernant le développement de l’enfant.
La philosophie, quant à elle, du fait de son importance concernant la conceptualisation de l’étonnement, restera un fil conducteur implicite de cet écrit.
III. La place de l’étonnement dans le développement cognitif et affectif de l’humain
De façon générale, on distingue plusieurs périodes ponctuant le vie d’un homme. La perception la plus répandue en occident reconnaît les périodes d’enfance, d’adolescence ou de jeunesse et d’âge adulte. Nous allons développer chacun de ces points en spécifiant la place tenue par l’étonnement pour chacun d’entre eux. D’autre part, nous nous étendrons plus largement sur la période de l’enfance puisque cette population concerne directement le sujet de cet écrit.
A. L’enfance
La psychologie cognitive s’entend à diviser cette période en trois temps différents. Chacun de ces temps correspond à un stade de développement théorisé par Piaget 12 , psychologue suisse qui a mis au point une théorie du développement de la pensée encore cohérente aujourd’hui, bien que considérée comme incomplète. Il y décrit différents stades de développement qu’il définit comme des modes d’appréhension du réel différents qualitativement.
*. La première enfance
Elle concerne les enfants d’âge mental de 0 à 2 ans et correspond au stade sensori-moteur. Durant cette période, l’intelligence du petit être se construirait uniquement à partir de réactions dues à des perceptions. Piaget distingue plusieurs types de réactions selon la tranche d’âge dans laquelle on se trouve. De plus, chaque âge mental se caractérise par l’emploi d’un certain type d’explication des phénomènes, chaque stade marquant un progrès dans le régime des explications. Pour le sujet qui nous intéresse, nous retiendrons les deux principales :
- Les réactions circulaires secondaires : ces réactions concerne les enfants de 5 à 9 mois. Leurs comportements consistent à retrouver les gestes ayant exercés par hasard une action intéressante. Par cette description, on imagine aisément le processus : le hasard de la motricité provoque une découverte étonnante et intéressante dont il convient à l’enfant de se saisir. Cet étonnement, conséquence du hasard, va donner lieu, dans la répétition du geste, aux prémices d’une intentionnalité dans la pensée du bébé.
- Les réactions circulaires tertiaires (12 mois à 18 mois) impliquent davantage l’exploration des objets. C’est un moment d’exploration et de recherche active de l’étonnement. L’enfant s’adonne ici à de multiples réactions « juste pour voir » afin de découvrir des fluctuations de résultat. Ainsi, il peut enrichir son propre répertoire de schèmes 13 . De cette manière, dans une situation ultérieure, l’enfant, par l’éventail des possibilités acquises, pourra choisir dans son répertoire le schème le plus adapté à la situation.
On peut donc dire de ce stade de développement qu’il est un moment où se manifeste un besoin d’étonnement pur et brut.
*. La seconde enfance
Elle va de 2-3 ans à 7 ans. Elle est un moment très important sur le plan du développement de l’intelligence qui se caractérise par l’acquisition de la pensée représentative et du langage. Pour Piaget cette tranche d’âge correspond à ce qu’il nomme le stade pré-opératoire ou symbolique. Durant cette période, l’accession au langage, qui se fait vers 3 ans, va permettre à l’enfant de manifester son étonnement par le biais des questions posées à l’adulte. Ainsi, on entend que le questionnement issu de l’étonnement naît chez l’enfant au moment même où ce dernier se manifeste dans le langage. De plus, il va pouvoir produire et énoncer ses propres explications des phénomènes qu’il rencontre. C’est en effet une période où les questions foisonnent. Cependant, elles ne sont pas, à chaque fois, issues d’un étonnement de même nature en fonction des étapes de développement à l’intérieur de ce stade.
Les premières questions posées par l’enfant sous la forme de « c’est qui ? », « c’est quoi ? », « où ?» etc…, n’expriment pas des préoccupations mineures comme on pourrait le penser. Loin de là, elles traduisent, selon Louis Legrand 14 une « forme authentique de l’étonnement » qui génère un « authentique besoin de sens » . On peut observer le caractère insistant et sérieux avec lequel elles sont souvent posées comme une preuve de cette authenticité. Pour exemple, les premiers « qu’est ce que c’est ?» expriment, dans la plupart des cas un réel étonnement devant l’objet nouveau et le besoin de savoir qu’il existe un mot pour le désigner dans le répertoire du collectif. C’est un étonnement dénué de tout contenu intellectuel préalable. Ces premières formes de questionnement précèdent le « stade des pourquoi ». Pendant cette période on peut observer la facilité avec laquelle le petit enfant interroge l’adulte. En effet, cette période est facilement identifiable car les « pourquoi ci ? » et « pourquoi ça ? » sont nombreux et parfois indéfiniment réitérés jusqu’à provoquer l’exaspération de l’adulte, qui, loin des préoccupations enfantines, finira par répondre : « parce-que » !
En effet, outre le besoin de sens qui se manifeste dans les séries de « pourquoi ? », ces derniers pourront parfois ne plus rien signifier d’autre qu’une volonté délibérée de mettre à l’épreuve la sollicitude de l’adulte. Ainsi, les « pourquoi ? » serviront au simple plaisir d’entretenir une conversation que l’enfant dirige et, par la même, permettront de sentir la présence d’une vigilance bienveillante. Selon Piaget, la façon dont l’enfant va s’expliquer mentalement les phénomènes qu’il rencontre à ce stade de développement se caractérise par ce qu’il appelle le « finalisme » : l’enfant explique la cause d’un phénomène par l’attribution d’une intention. C’est dans cette optique que ses questions se posent sous la forme de « pourquoi ? » à cet âge où le langage le permet.
Durant cette période que nous avons nommé « seconde enfance » va se profiler un changement chez l’enfant d’environ 4 ans dans sa manière d’appréhender le réel et de l’expliquer. Dans cette perspective c’est la nature de l’étonnement qui s’en trouve modifiée. En effet, les étonnements purs et dépourvus de toute orientation intellectuelle vont disparaître au profit d’une curiosité plus intellectuelle. Le pur besoin d’étonnement devient alors besoin de justification et de précision technique. C’est ainsi que les « pourquoi ?» cèdent la place aux « comment ? » et aux « avec quoi ?». Les besoins de sens de l’enfant sont alors orientés par la manière habituelle de comprendre le monde, elle-même transmise par l’environnement (famille, école). Pour Piaget, cette modification serait conditionnée par l’entrée à l’école maternelle. La curiosité devient dés lors « artificialiste ». L’artificialisme, selon Piaget, correspond à la croyance que les choses ont été construites par l’homme ou par une activité divine oeuvrant à la manière de la fabrication humaine. Ainsi, les questions enfantines concernant la mort ou la naissance qui avaient pris une allure d’inquiétude métaphysique avec le finalisme, se transforment de plus en plus en curiosité technique et ce jusqu’à la fin de la seconde enfance ( 7 ans environ).
Si, au cours du stade pré-opératoire le besoin de sens, à proprement dit, généré par l’étonnement brut, s’infléchit légèrement en curiosité il est un phénomène qui vaut la peine d’être pointé : la jubilation des enfants lorsqu’ils découvrent, réfléchissent et font l’expérience de cette possibilité de maîtrise symbolique du monde. Il serait intéressant, me semble-t-il, de rapprocher ce phénomène de maîtrise jubilatoire de l’expérience du « for-da » décrite par Freud. En effet, Freud, a eu l’occasion d’observer son petit-fils rejouer une séparation d’avec sa mère en jetant une bobine de fil sous un meuble et en la faisant réapparaître en la rembobinant. Freud a, par la suite, nommer cette expérience « for-da » 15 .
Le processus est le suivant : l’enfant a plaisir à jeter la bobine car il y retrouve une position active de contrôle qu’il n’avait pas eu, de fait, dans la séparation concrète. En faisant, réapparaître la bobine c’est lui qui contrôle également le retour de l’objet. Par ce jeu, c’est donc l’enfant qui fait réapparaître le parent comme si c’était lui qui revenait. Ce phénomène qui s’observe chez les tout-petits est facilement repérable : c’est le moment où l’on passe son temps à ramasser le biberon ou la peluche tombée de la poussette…Le plaisir de maîtrise dans la séparation observée durant la toute petite enfance semble ainsi possible à actualiser dans la maîtrise symbolique des choses et des mots chez l’enfant d’âge scolaire.
Du point de vue de l’étonnement philosophique, ce moment de l’enfance entre 3 et 7 ans semble être un moment important. En effet, nous avons vu que dès l’âge de 3 ans il existe un étonnement spéculatif qui mérite d’être cultivé pour lui même. Nombre d’auteurs s’accordent à dire que durant cette période la philosophie et les enfants sont des alliés naturels car ils représentent, à cet âge, des philosophes en herbe. Comme la philosophie, ils commencent par l’étonnement.
*. La troisième enfance ou période de latence (7 à 11 ans)
Si la fin de la deuxième enfance marque la fin progressive des intérêts métaphysiques et que l’étonnement se transforme en curiosité c’est pour mieux faire place au besoin de savoir pour agir. En effet, dès l’âge de 6-7 ans, l’enfant entré à l’école primaire va mettre de côté les énergies libidinales inhérentes au complexe d’œdipe apaisé afin de pouvoir investir les apprentissages scolaires. C’est le moment où les intérêts technico-cognitifs s’éveillent. L’artificialisme déjà connu au stade précédent mais de manière plus mythique devient, à cet âge, beaucoup plus technique. Les phénomènes naturels rencontrés par l’enfant sont certes toujours expliqués par lui comme un résultat de l’action humaine mais cette fois-ci l’accent est davantage mis sur l’aspect technique de l’action productrice. Les agents de l’action endossent un caractère très vague et plutôt pauvre (« On », « les gens », « Dieu »…). En revanche, les verbes d’action se font plus nombreux (« construire », « appuyer », « tirer »…) augmentant, ainsi, la richesse de l’explication de l’action productrice mais ce sans jamais quitter le terrain de l’activité pratique. La vie intellectuelle spontanée s’appauvrit alors en même temps que les énergies libidinales s’apaisent.
Durant la latence, on constate, à la différence du stade précédent, une pauvreté des questions posées à l’adulte. Louis Legrand 16 attribue ce phénomène au fait que les enfants, dès l’école primaire, forment une société à part « conscients de leur originalité et soucieux d’autonomie » . De ce fait, les enfants, durant la période de latence se trouvent plus hostiles aux adultes qu’auparavant. De plus, il faut préciser que demander une explication n’est pas une mince affaire. Cela implique une certaine confiance ainsi que l’acceptation d’une subordination. Par la question c’est en fait la fiabilité de l’adulte que l’enfant s’efforce de capter. C’est pourquoi le ton de la réponse et la personnalité de celui qui y répond importe plus à l’enfant que le contenu intellectuel apporté. Par ces faits, les explications demandées à l’adulte vont se réduire à une dimension technique et uniquement en lien avec les occupations collectives des écoliers. Néanmoins, l’authenticité de l’étonnement perdurera dans les questions que les enfants se posent entre eux. Nous commençons à comprendre ici l’intérêt du groupe ré éducatif et de l’observation de ce dernier, points que nous développerons plus tard.
Pour conclure sur la question de l’étonnement dans le développement de l’enfant nous dirons qu’une pédagogie se voulant adaptée devra donc tenir compte de telles orientations et évolutions dans le développement cognitivo-affectif de l’enfant. Cependant, avant de nous intéresser à la question de la pédagogie, nous allons poursuivre notre réflexion sur la place de l’étonnement dans le développement humain durant l’adolescence ainsi qu’à l’âge adulte.
B. L’adolescence
L’adolescence va marquer une véritable renaissance métaphysique. En effet, vers 12-13 ans l’être en développement se retrouve dans une position particulière et délicate. Son corps change et avec lui l’affectivité envahit de nouveau l’univers mental qui était alors trop occupé par l’activité pratique et concrète favorisée par l’école primaire. L’adolescent ne sait plus où il en est et son corps en changement lui profère un grand sentiment d’étrangeté. A ce sujet, Louis Legrand 17 nous livre une comparaison très juste : « Comme le bébé qui pleure sans connaître la raison de ses larmes, obscurément travaillé par une faim qui s’ignore et qui ne sait plus ni où ni comment se satisfaire, l’adolescent éprouve le sentiment d’une aspiration nébuleuse en face de laquelle la structure matérielle et sociale apparaît sans commune mesure ». Ainsi, le jeune en quête de cohésion logique, d’absolu et de certitudes personnelles va récuser en bloc les contradictions du réel, les connaissances relatives et les certitudes apprises. Le doute va être, au cœur de l’intelligence pubère, un aspect de la révolte et du besoin d’autonomie de l’adolescent. Avec le doute, vont réapparaître les étonnements ontologiques définies par la philosophie et connus auparavant durant la seconde enfance. Cependant, cette fois-ci ils se présentent de manière plus précises et plus systématiques. Le goût pour la contemplation sera, également, de nouveau d’actualité.
L’adolescence est, en fait, un moment où se met en place une mise en question souvent douloureuse des idées reçues et des représentations communes. En effet, l’éprouvé d’étrangeté va se transformer pour quelques uns en une espèce de résignation (« A quoi bon… »). Pour d’autres, cet éprouvé motivera une recherche de sens total à leur vie que Legrand qualifie de « quasi-morbide » car une totalisation du sens donné à la vie reviendrait à annihiler toute réflexion et questionnement. On connaît, par exemple, le succès des sectes auprès des adolescents, qui profitant de leur fragilité, développent leur emprise en leur offrant le sens total qu’ils recherchent tant.
En ce qui concerne le mode d’explication du réel adopté par les adolescents, Piaget nous parle de « production naturelle » : les agents de la production apparaissent de moins en moins dans les explications. Cependant, les recours à la subjectivité ne sont pas abandonnés pour la simple et bonne raison que les verbes d’action ont souvent besoin d’un sujet.
Au vu de ces données théoriques sur la psychologie de l’adolescent, il est important de signifier que toute structure, tout service recevant des adolescents, qu’elle soit thérapeutique ou pédagogique, devra tenir compte de ces éléments.
C. L’âge adulte
«Les enfants commencent tous par la métaphysique, les adolescents continuent avec la morale et nous, les adultes, nous finissons dans la logique et la comptabilité » 18 . Cette citation illustrant synthétiquement mais presque justement ce que nous avons développé depuis la page ?, nous éclaire déjà sur le mode d’appréhension du réel à l’âge adulte. Cet âge est marqué par l’entrée dans la vie active et professionnelle et marque par la même un retour aux intérêts techniques vus durant la période de latence. Les « pourquoi ? » cèdent de nouveau la place aux « comment ? ». Les choses, que ce soient le monde dans son ensemble mais aussi sa propre existence, ont tendance à n’être plus remises en question. Cependant, comme nul n’est à l’abri du doute les remises en question se vivront au cours de crises imprévisibles du cours de l’existence. De la même manière que pendant la troisième enfance, l’adulte va vivre les interrogations existentielles adolescentes en sourdine. Sorte de « repos dogmatique » diront les philosophes…
Selon Louis Legrand, « cette puissance latente restera la marque distinctive d’une humanité véritable, d’un esprit agile et toujours en éveil. La puissance d’interrogation 19 est la seule sagesse dont un homme mûr peut s’enorgueillir avec raison ».
Après avoir exploré le développement cognitif et affectif de l’homme de sa naissance à l’âge adulte, et ce en spécifiant la place de l’étonnement à chacune des étapes d’évolution. il est maintenant temps de se demander ce que la pédagogie a conceptualisé de l’intérêt de l’étonnement dans sa pratique et de comment elle tient compte ou non de cet intérêt auprès des enfants.
IV. Pour une pédagogie de l’étonnement
Selon la tradition grecque, la pédagogie correspond à l’ensemble des discours et des pratiques qui permettent à l’enfant de passer de la nature à la culture, c’est à dire, de permettre la socialisation.
A l’intérieur même de cette définition, il est possible de dégager deux pratiques : une définie par la pédagogie dite traditionnelle d’une part, et une autre définie par les pédagogies dites nouvelles. C’est dans le courant des pédagogies nouvelles que l’on situe la naissance de la pédagogie de l’étonnement. De ce fait, et parce que les pédagogies nouvelles se sont constituées en réponse aux dysfonctionnements de la pédagogie traditionnelle, nous allons davantage nous intéresser à elles.
A. Les pédagogies nouvelles
Nées depuis trois siècles environ, on entend généralement 20 par pédagogies nouvelles les théories et pratiques pédagogiques qui, au lieu de s’imposer de l’extérieur de l’enfant, vont se développer à partir de ses besoins, désirs, de sa motivation et de ses possibilités d’expression en respectant son rythme. Il n’est donc plus question de « normer » l’individu mais plutôt de produire un discours qui lui soit adapté.
De cette optique pédagogique sont nées différentes méthodes :
1. Les écrits de Rousseau 21 ont formalisé la pédagogie dite négative . Elle consiste à laisser croître l’enfant à son rythme en refusant toute autorité car cette dernière concoure à la suppression de toute créativité. C’est une pédagogie non directive dont se sont inspirés les institutions scolaires pratiquant l’autogestion. Les risques que comportent une telle pédagogie ont été plusieurs fois connus et vécus. En effet, il s’est souvent trouvé que de telles orientations aient conduit les établissements au « laisser-faire » total. De plus, devant le manque de repères dû à l’absence d’autorité, les élèves étaient l’objet d’une telle angoisse qu’ils créaient eux-mêmes leur propre hiérarchie implicite.
2. L’anti-pédagogie : née au début des années 1960, elle voit dans l’école une structure d’enfermement et un agent reproducteur de la société de consommation. Le groupe d’élèves devient producteur de savoirs. C’est d’une forme plus élaborée de l’anti-pédagogie que vont naître les pédagogies de l’éveil, de l’imaginaire mais également de l’étonnement.
3. La pédagogie institutionnelle initiée par Freinet voit en l’institution, que l’école représente, un instrument éducatif et un symbole. Le groupe devient alors « groupe-classe » avec ses règles, lois, conseils de classe et réunions. La pédagogie de l’étonnement s’inspirera et contribuera également aux travaux de cette option pédagogique.
4. La pédagogie thérapeutique considère que si le savoir est un remède à l’angoisse, l’apprentissage scolaire inspire à la sécurité et favorise l’insertion dans la société. Il devient un art de guérir l’enfant en ouvrant le chemin de la culture et de la communication. La pédagogie thérapeutique cherche à débloquer, dans une relation d’écoute, les blocages et résistances de l’enfant. Elle a été particulièrement mise en œuvre auprès d’enfants très en difficultés.
Comme nous l’avons déjà formulé, les pédagogies nouvelles, dont la pédagogie de l’étonnement, sont venues en réponse aux dysfonctionnements observés dans la pédagogie traditionnelle. C’est pourquoi il convient de s’attarder un instant sur cette question afin de mieux comprendre l’intérêt d’une pédagogie de l’étonnement.
B. Les dysfonctionnements de la pédagogie traditionnelle
Dans son ouvrage 22 , Louis Legrand expose les dysfonctionnements de la pédagogie traditionnelle à travers différentes défaillances qui, pour lui, empêche la pédagogie, telle qu’elle a été définie plus haut, d’atteindre ses objectifs. Nous allons énoncer ces différents défauts 23 . Cependant, il ne s’agit évidemment pas, ici, de faire une critique de l’Education Nationale ou des enseignants mais plutôt de faire part des arguments qui ont poussé les pédagogues à renouveler la pédagogie traditionnelle :
· Défaut de sens : comme nous l’avons dit à propos du développement de l’humain, l’enfance est l’époque privilégiée des questionnements existentiels et métaphysiques. Néanmoins, il s’observe que c’est rarement en la personne de l’enseignant(e) que l’enfant va chercher des réponses à ces questions particulières. Comme si ce n’était pas la place du maître(esse) de répondre à de telles questions. Dernièrement, une petite fille du CMPP me racontait qu’elle avait interrogé sa maîtresse sur le fait qu’une de ses camarades prenaient un malin plaisir à la contredire en permanence et à lui rappeler sans cesse sa différence de couleur. L’enfant avait ressenti la réponse de la maîtresse-«laisse tomber, fais comme si tu ne l’entendais pas »-comme une injustice. Selon Louis Legrand, en ne répondant pas aux questions existentielles de l’enfant on ne l’aide pas à mettre du sens à son expérience quotidienne et scolaire.
· Défaut de recherche explicative : l’absence de recherche explicative dans l’enseignement traditionnel détourne, selon L.Legrand, les observations pratiquées par l’enfant 24 de leur but qui est l’étonnement de l’enfant. De la même manière, toute erreur de l’enfant n’ayant pas fait l’objet d’un enseignement antérieur sera en général négligée alors qu’elle pourrait servir d’objet d’étonnement et de motivation d’un apprentissage.
· Défaut de communication explicative entre élèves : selon L.Legrand, la communication entre élèves reste limitée dans l’enseignement traditionnel du fait que toute communication est tenue dans une suspicion de bavardages. De plus, le camarade de classe est souvent considérée comme un élément juxtaposé, objet de comparaisons et non comme possibilité d’étonnement au travers de la communication.
· Défaut de l’intérêt porté au travail collectif : l’école traditionnelle considère comme généralement meilleur l’effort individuel de l’élève devant la tâche. La coopération, pouvant constituer une occasion de penser différemment et de se confronter à l’altérité, s’en trouve ainsi dévalorisée. Par exemple, la même enfant dont il était question plus haut et pour qui les apprentissages scolaires posent un gros problème, m’expliquait qu’elle avait réussi un travail effectué en groupe, et que, bien que la maîtresse l’ait congratulé, l’enfant accordait à son travail une moindre valeur puisque comme elle ne l’avait pas fait seule, elle avait été « aidée ». On voit bien ici, à quel point cette représentation a du poids : elle pénètre jusque dans l’esprit des enfants qui n’hésitent plus à dénigrer le travail qu’ils font en groupe.
· Défaut du rôle du maître : de la même manière que l’élève est à l’école pour apprendre et non pour questionner, le maître est là pour enseigner et non pour susciter l’étonnement.
Au travers de ces différents manques, on comprend que c’est finalement l’étonnement qui fait défaut dans la pédagogie traditionnelle. Or, pour L.Legrand, ce sont précisément ces questions de sens, de communication, de collectif, de relation, d’observation et d’environnement qui font les conditions d’une pédagogie pertinente et efficace. Ces différentes questions vont trouver une place, au sein de la pédagogie de l’étonnement, dans les outils proposés par des pédagogues tels que Legrand et Freinet et développés ci-après.
C. Du besoin de sens
Pour la pédagogie de l’étonnement, le besoin de sens est la condition nécessaire de tout succès de l’enseignement. Ainsi, tout énoncé de loi, de règle ne devrait venir aux enfants qu’en conséquence du besoin qu’ils devraient en avoir ; venir après l’étonnement jailli des ambiguïtés et des difficultés rencontrées. Dans cette perspective, les difficultés rencontrées par les élèves au cours d’un exercice ouvrent la porte à un nouvel enseignement, à un nouvel énoncé de règle venant clarifier les obscurités préalablement mises en avant.
Apercevoir une difficulté et s’étonner c’est reconnaître sa propre ignorance, c’est commencer à chercher à la dépasser disait Aristote…
G.Belbenoît 25 , ancien Inspecteur Général d’Académie, rejoint ici Legrand en disant que l’enfant n’apprend que s’il se sent concerné. Ainsi, lire, par exemple, devrait consister à satisfaire un besoin de savoir, conséquence d’un étonnement. De la même manière, une explication donnée d’un phénomène ne vaut que par le besoin qui l’appelle et lui donne du sens. Ceci demande à l’institution scolaire de s’adapter au régime des étonnements de l’enfance en exploitant leur disposition particulière à cette posture. Si l’on admet que le besoin de comprendre issu de l’étonnement est la condition nécessaire à l’apprentissage, il faut maintenant réfléchir aux pratiques et méthodes qui vont susciter cet étonnement.
D. De l’intérêt de l’observation
Les observations pratiquées par les enfants dans le cadre scolaire sont multiples et diverses, elles commencent dans l’apprentissage de la langue (lecture, écriture, orthographe…) et se retrouvent jusque dans l’activité pratique et manuelle. Ceci confère à l’idée d’observation une importance fondamentale. Pour Legrand, l’intérêt de l’observation existe dans la mesure où elle ne constitue pas uniquement le point de départ d’une simple description. Pour que l’observation entraîne l’enfant au jugement, à la raison et à l’objectivité 26 , il faut qu’elle crée une rupture soit en décevant l’attente de l’enfant soit en révélant des contradictions ou des ambiguïtés dans l’objet observé. En orthographe, par exemple, le fait de constater deux graphies différentes pour un même phonème va créer par, le biais de l’étonnement, le besoin de comprendre, amorce d’une explication par la règle orthographique correspondante. On peut également parler du même processus concernant l’observation de phénomènes naturels et physiques. Pourquoi, dans une bassine d’eau, un caillou coule-t-il alors qu’un bouchon de liège flotte ? Pourquoi les fleurs poussent-elles au printemps ? Etc.
Ainsi, pour L.Legrand, les observations pratiquées dans le cadre de l’école primaire, devraient être agencées de telle manière que se produise la rupture qui provoque l’étonnement : « l’observation ne vaut que si elle condense les aptitudes diverses à l’étonnement, au jugement et à l’explication » 27 .
Par ces derniers exemples, nous touchons à un point qui tient à cœur aux pédagogues de l’étonnement : l’activité manuelle.
E. De l’intérêt de l’activité manuelle
Telle est la position de L.Legrand et d’autres pédagogues de l’étonnement : l’étude intellectuelle devrait impliquer l’activité manuelle. En effet, les points d’ancrage dans le milieu sont vitaux car ils favorisent la compréhension des phénomènes. L’activité manuelle permet à la fois de créer les conditions physiques d’une observation mais également de produire les éléments d’une vérification. Vérifier, voilà une préoccupation qui n’échappe en rien à la pédagogie de l’étonnement qui prend en compte l’impuissance des enfants à se critiquer eux-mêmes personnellement. Ceci semble être dû à ce que Piaget avait défini par le terme d’ « égocentrisme » 28 . L’égocentrisme de l’enfant lui fait appréhender l’objet dans les limites de ses intérêts pratiques et affectifs. Ainsi, « le besoin de contrôle et de démonstration ne naît pas spontanément au sein de la vie individuelle. C’est au contraire un produit de la vie sociale. La démonstration naît de la discussion. » (Piaget).Dans cette perspective, la naissance de l’étonnement chez l’enfant à l’école primaire ne peut se concevoir, selon L.Legrand, que dans un cadre pédagogique propice à l’action.
Dans cette perspective, il est nécessaire de considérer l’enseignement primaire comme ayant pour but non l’acquisition de connaissances mais l’éveil de la curiosité intellectuelle et la culture de cette disposition fondamentale. « Tant qu’on s’obstinera à considérer l’acquisition de connaissances comme le but exclusif, il n’y aura point de place dans l’enseignement pour une pédagogie de l’étonnement » 29 .
Ainsi, partir de l’activité manuelle effective et productrice tels que peuvent l’être le jardinage et le bricolage permettrait d’extraire le sujet d’étude intellectuel à proprement dit de manière naturelle ou par suggestion du maître. Et, afin d’optimiser cette option pédagogique avec l’ouverture que nous offre Piaget dans la citation précédente, l’activité manuelle pourrait s’organiser dans le cadre d’un travail collectif.
F. De l’intérêt du travail collectif
Les pédagogies nouvelles, dont la pédagogie de l’étonnement, ont généralement pour devise que le groupe de travail 30 est le berceau de l’étonnement et de l’interrogation. En effet, le mouvement des pédagogies nouvelles représenterait le meilleur cadre pour favoriser l’éclosion d’une communication explicative entre élèves telle que nous l’avons déjà évoqué. Au sein de ce mouvement, on parla d’abord d’enseignement mutuel. Ceci consistait en la pratique de l’entraide et de la solidarité. Ces deux dimensions conféraient à la pratique de l’enseignement mutuel, à la fois, un intérêt moral mais aussi un intérêt psychologique puisque l’on considérait que les explications que les enfants se donnaient entre eux étaient d’une plus grande clarté que celles de l’adulte. La notion de travail collectif intègre les dimensions d’accomplissement progressif de la tâche et de division du travail. C’est, selon L.Legrand, de ces deux dimensions que vont naître les étonnements et que seront apportées les réponses. Travailler en groupe c’est donc considérer l’aspect social et socialisant de l’école. Pour ce faire, des psychologues tels Doise, Mugny, Carrugati et Beaudichon se sont appuyés sur le concept de « conflit socio-cognitif ». Le processus mis en jeu par ce biais consiste à provoquer la confrontation des points de vue entre enfants 31 afin de résoudre un problème. Ainsi, l’enfant est amené à se poser des questions sur la pertinence de son raisonnement.
Cependant, pour que l’étonnement conduise à un progrès intellectuel il faut que l’enfant soit guidé à chercher, à énoncer ses propres explications. C’est entre autres, à ce moment, que le rôle de l’enseignant(e) et de l’environnement scolaire prennent toute leur importance.
G. Le rôle de l’enseignant(e) et de l’environnement
Si le progrès intellectuel réside dans l’étonnement comme besoin de comprendre, le rôle essentiel de l’enseignant(e) sera de susciter l’étonnement et de créer les conditions favorables à son épanouissement naturel. Souvent, les enfants reçus au CMPP se plaignent du brouhaha 32 dans la classe et du fait que les réponses du maître quant au cadre soit incohérentes. « Je demande au maître si je peux aller aux toilettes, il me dit, oui, dans quelques minutes et quand je lui redemande, il me crie dessus ». Il est tout à fait entendable que faire la classe dans une école en zone d’éducation prioritaire (ZEP) n’est pas des plus aisé et que les incohérences en sont souvent l’écueil. Seulement, cet argument ne parvient pas à l’entendement des enfants…
Le statut d’adulte représenté par la personne de l’enseignant(e) lui confère le rôle de celui, qui au cœur des préoccupations enfantines, va faire surgir des préoccupations plus mûres. C’est lui qui, en étant le creuset des étonnements enfantins pour faire accéder l’enfant à une pensée plus objective et universelle. Il convient alors d’instaurer entre le maître et les élèves et entre les élèves aux-mêmes les conditions d’un dialogue authentique où les questionnements de l’enfant retrouveraient leur pleine signification.
Au vu des éléments théoriques qui viennent d’être énoncés, nous commençons à entrevoir l’intérêt que peut revêtir l’étonnement dans la pratique éducative. Les philosophes nous ont permis de comprendre le rôle essentiel de l’étonnement au niveau humain, les psychologues nous ont aidé à appréhender le développement de l’être dans la perspective de l’étonnement. Enfin, les partisans des pédagogies nouvelles nous ont laissés toucher du doigt les points essentiels de l’intérêt que présente une psychopédagogie de l’étonnement.
Afin de développer davantage le concept de psychopédagogie de l’étonnement il me paraît essentiel dans un premier temps de présenter la structure qui m’a accueilli durant 8 mois pour effectuer mon stage à responsabilité ainsi que les enfants que j’y ai rencontré et qui m’ont amené à produire une telle réflexion.
CHAPITRE II : PRESENTATION DU CMPP DE BAGATELLE
I. Présentation du contexte administratif
Sur le plan administratif, le CMPP de Bagatelle est rattaché au Collectif Saint-Simon. Ce dernier est composé :
· de l’institut de rééducation (IR) « Les Ormes »
· du placement familial spécialisé (PFS)
· du CMPP de Villeneuve Tolosane et ses antennes respectivement situées à Cugnaux, Plaisance du Touch, Muret et Bagatelle.
Ce Collectif est géré administrativement et financièrement par l’ARSEAA 33 . L’ARSEAA a pour but « d’assurer à des enfants, des adolescents et des adultes en difficultés, en raison de leur inadaptation, toute aide et accompagnement spécifique » . L’association gestionnaire a également pour mission de « rechercher, soutenir et développer toute action justifiée par le souci de rester au plus prés des besoins des usagers dans le cadre de conventions d’intérêt général et de service social » .
L’organisme de tutelle est la Direction Départementale des Affaires Sanitaires et sociales (DDASS).
Les CMPP du Collectif Saint-Simon évoluent sous la responsabilité d’un médecin-chef. Chaque antenne CMPP est dotée d’une équipe pluridisciplinaire. L’équipe du CMPP de Bagatelle est composée :
· d’un médecin psychiatre, chef de service
· d’une secrétaire à plein temps
· de deux psychologues à mi-temps
· d’une assistante sociale à plein temps
· d’une assistante sociale à ¾ temps
· de deux éducatrices à mi-temps et d’un éducateur à plein temps
· d’un psychomotricien à mi-temps
· de trois orthophonistes à mi-temps
L’intervention des professionnels du CMPP se fait dans le milieu naturel des bénéficiaires sous forme de consultations. C’est ainsi que l’on peut parler de cure ambulatoire.
Les centres de consultation et de soins du Collectif Saint-Simon s’inscrivent historiquement dans la mise en œuvre de la sectorisation infanto-juvénile de la Haute-Garonne. Ils ont été créés à partir du Centre Psychothérapique de Saint-Simon dans le même mouvement de création de CMPP et hôpitaux de jour du Centre de Guidance Infantile. Ainsi, les missions du CMPP sont repérées dans le cadre de l’Hygiène Mentale Infantile et sont officialisées par une convention particulière.
II. Une convention
Le CMPP de Bagatelle ainsi que les CMPP du Collectif Saint-Simon sont liés par convention avec le secteur II de psychiatrie infanto-juvénile du Centre Hospitalier Gérard Marchant. Cette convention signée en 1995 réactualise la convention de secteur de 1977.
Elle reconnaît la possibilité d’un partenariat entre les structures sanitaires du secteur II et les structures médico-sociales du Collectif sur des protocoles thérapeutiques individuels et des échanges de prestation de services. De plus, le Collectif participe aux réunions de prévention, diagnostic et soins ambulatoires d’Hygiène Mentale du secteur II.
Une telle convention confère aux CMPP du Collectif des missions spécifiques en plus des textes législatifs les régissant.
III. Dispositif législatif
Le texte de référence du CMPP est l’Annexe XXXII du décret du 18 février 1963.
Le Collectif Saint-Simon, faisant partie du secteur médico-social, la loi 75-534 du 30 juin 1975 et les Annexes XXIV sont également de rigueur.
Enfin, le décret du 11 décembre 1992 rappelle que « les CMPP participent à la mise en œuvre de la politique de santé mentale en faveur des enfants et des adolescents ».
IV. Les missions du CMPP
Le CMPP assure une double mission :
Sa première mission est de réaliser le dépistage précoce des troubles psychiques, des inadaptations et des situations à risques concernant les enfants. La mise en œuvre de cette première mission se résume ainsi dans les textes :
Accueil-bilan-diagnostic-orientation.
La seconde mission du CMPP concerne la mise en œuvre de soins appropriés pour un enfant dans le cadre de la cure ambulatoire.
Le but du CMPP est donc de réadapter l’enfant en le maintenant dans son milieu familial, social et scolaire.
Ainsi, par convention de secteur réactualisée et signée par la DDASS, l’ARSEAA, l’hôpital Marchant, le secteur II de psychiatrie infanto-juvénile et la Direction du Collectif Saint-Simon, le CMPP du Collectif assure sur son secteur d’implantation une mission de prévention, de dépistage et de soins des troubles mentaux des enfants et adolescents. En ce sens, il accueille toutes les demandes de son secteur qu’il s’agisse d’enfants présentant des troubles névrotiques, d’enfants déficients, d’enfants psychotiques ou présentant des syndromes autistiques et d’enfants présentant des pathologies limites ou des pathologies du lien s’exprimant essentiellement dans l’agir.
Il appartient au CMPP de définir le meilleur soin pour chaque enfant au cours des six séances d’accueil-bilan :
· Certains enfants relèvent d’une prise en charge de type CMPP classique sous forme de consultations individuelles, en général.
· certains enfants relèvent d’un accueil thérapeutique à temps partiel 34 permettant d’accompagner une évolution favorable d’un certain nombre d’enfants sans rupture avec leur milieu naturel.
· Pour d’autres enfants, l’accueil thérapeutique à temps partiel permet d’accompagner l’enfant et sa famille vers d’autres modalités de prise en charge nécessaires mais possibles avec des délais d’attente.
L’accueil thérapeutique à temps partiel dont il est question ici dépend du Service d’Education Spécialisée et de Soins à Domicile dont disposent les CMPP.
V. Un SESSD au CMPP
L’existence d’une activité SESSD authentifie l’ancrage des CMPP dans le soin en psychiatrie infanto-juvénile : il concerne l’enfant, sa famille et son environnement en ne limitant pas le champ d’intervention aux seules rééducations ou psychothérapies de l’enfant. L’activité SESSD inclue, en effet, dans les équipes éducateurs et assistants de service social.
L’activité SESSD du CMPP consiste alors à mettre en œuvre, pour un enfant, un dispositif de soins individuel, groupal et d’accompagnement familial et social qui repose sur la structuration globale du travail du CMPP et sur la capacité à mobiliser à certains moments telle ou telle compétence.
Le SESSD du CMPP de Bagatelle a « pour but de traiter les problèmes sociaux pour permettre le soin dans le cas où l’intrication des troubles psychopathologiques de l’enfant et la sociopathie familiale est telle qu’une approche globale est nécessaire » . Le suivi en SESSD implique donc pour l’enfant qui en bénéficie un travail pluridisciplinaire. Majoritairement, les enfants suivis en SESSD bénéficient de l’association d’un travail groupal et individuel. Dans cette perspective, la durée minimale de travail est d’une demi-journée (3,5 heures) et peut aller jusqu’à quatre demi-journées par semaine. La moyenne par enfant se situe entre six et sept heures avec la présence de deux à trois intervenants.
L’intervention du SESSD est soumis au contrôle médical : six séances de bilan précèdent l’élaboration d’un certificat médical de demande de prise en charge.
L’accueil thérapeutique à temps partiel dont il était question plus haut, est un des organes principaux de la mise en oeuvre du dispositif SESSD. C’est sur ce dispositif que mon action a été la plus longue et la plus fréquente.
*. L’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel (ATTP)
Les raisons de la mise en place d’un tel outil tirent leurs origines dans l’évolution des pathologies qui remettent en cause la présence de certains enfants à l’école et rendent problématique leurs places dans la famille. Des situations de crise inélaborables amenaient alors l’idée de placement de manière sous-jacente dés l’accueil comme substitution d’une possibilité de soin.
Pourtant, l’analyse clinique de ces situations permettait de penser qu’un travail était possible avec l’enfant, la famille et l’école. Le placement ne paraissait pas toujours comme inéluctable. Le dispositif ATTP suppose alors d’accueillir l’enfant sur des plages horaires assez longues pour que chacun des partenaires puisse prendre de la distance et élaborer une position différente par rapport à la situation. L’ATTP a donc pour objectif la dédramatisation et la dynamisation de la situation en évaluant la pertinence d’un suivi ambulatoire et l’indication d’un placement qui ait un sens pour l’enfant et sa famille. L’ATTP suppose alors un travail plus intensif auprès de l’enfant ainsi que l’utilisation de médiations diversifiées et originales.
Le service ATTP est en fait un espace médiateur, fonctionnant en réseau avec tous les partenaires. Dans cet espace, sont offertes aux enfants en petits groupes des activités éducatives et thérapeutiques médiatisées. Le personnel doit constituer une équipe pluriprofessionnelle où les rôles de chacun sont bien différenciés et parfaitement repérables. Les enfants sont alors reçus sur des demi-journées durant lesquelles sont prévus une ou plusieurs prises en charge individuelles ainsi qu’une prise en charge groupale avec l’éducateur qui intervient dans les moments « interstitiels » entre les prises en charge.
VI. Le financement
L’organisme financier du CMPP est la Sécurité Sociale. Tout projet de soin fait l’objet d’une demande de prise en charge à la Caisse de Sécurité Sociale sur prescription du médecin. La sécurité sociale assure ainsi le plus souvent à 100% le remboursement des interventions.
Compte tenu de l’existence du SESSD au sein de la structure, deux types de prise en charge sont possibles :
· Une prise en charge à l’acte
· Une prise en charge de type SESSD : forfait hebdomadaire.
VII. Les partenaires
L’équipe du CMPP travaille avec de nombreux partenaires.
- Les écoles : le CMPP reçoit de nombreux enfants envoyés par l’école. Des problèmes de comportement et d’apprentissage sont les raisons principales d’une telle orientation. Soit les enseignants estiment qu’une orientation est nécessaire pour l’enfant, soit ils estiment qu’une prise en charge au CMPP aiderait l’enfant. Tous les enfants suivis étant scolarisés, le personnel de l’école constitue le principal partenaire de l’équipe du CMPP.
- Le Centre Médico-Social (CMS) : si une famille est suivie par le CMS, les assistantes sociales respectives se mettent en contact pour coordonner leurs actions et échanger des informations sur l’évolution de la situation. Lorsque les enseignants n’ont pas pu rencontrer les parents pour les diriger vers le CMPP, ils peuvent demander à l’assistante sociale de secteur d’adresser l’enfant au CMPP.
- Les services sociaux de la justice : ils peuvent directement adresser des enfants au CMPP soit pour un suivi soit pour une orientation lorsqu’ils pensent que les problèmes de l’enfant nécessite l’intervention de l’éducation spécialisée. De plus, quand les enfants sont en danger, l’assistante sociale en réfère au tribunal par un signalement.
- La CDES 35 et les établissements spécialisés : l’assistante sociale se met en contact avec la CDES et les établissements spécialisés pour échanger des informations quand d’autres enfants de la fratrie sont placés. De plus, ces organismes sont sollicités pour les orientations.
- Les orthophonistes libéraux : le CMPP peut orienter vers les orthophonistes libéraux des enfants qui n’ont besoin que d’une rééducation orthophonique. Réciproquement, les orthophonistes libéraux peuvent adresser des enfants s’ils estiment qu’un suivi pluridisciplinaire doit être envisagé.
- Les associations de quartier , les centres de colonie de vacances, les centres de loisirs, la halte-garderie, la ludothèque, la bibliothèque, les crèches, le club de prévention etc. sont également partenaires du travail du CMPP.
- Enfin, les parents constituent un partenaire essentiel. L’équipe a besoin de l’accord des parents pour travailler. Pour que le travail soit possible, il est nécessaire ne soient pas dans le déni des problèmes de leur enfant et qu’ils estiment que le CMPP peut lui apporter une aide. Il est alors important qu’une relation de confiance s’instaure afin que les parents s’impliquent dans la prise en charge.
VIII. Fonctionnement et modalités de prise en charge
Un premier accueil donne lieu à six séances de bilan forfaitées puis, éventuellement, à une prise en charge à l’acte ou de type SESSD après que la situation ait été présentée à l’équipe lors de synthèses d’accueil.
Les éducateurs reçoivent les enfants en individuel et/ou en petits groupes. Dans l’espace de médiation qui est le leur, ils proposent aux enfants des activités ayant pour but l’autonomie de l’enfant et l’accession à une certaine position de sujet responsable. Un travail de socialisation est également réalisé lors de sorties à l’extérieur du quartier ou d’activités à l’intérieur de celui-ci. Les enfants peuvent formuler des demandes particulières, individuelles ou groupales, qui sont dans la mesure où l’organisation est possible sans remettre en cause le projet de soins et les prises en charge avec les thérapeutes et les techniciens. Une place privilégiée est réservée à la parole et à la négociation.
Les éducateurs participent ainsi au même titre que les autres professionnels qui gravitent autour de l’enfant aux nombreuses équipes éducatives qui ont lieu dans les écoles avec le personnel pédagogique. Les liaisons avec les autres services et professionnels en contact avec l’enfant bénéficiant d’une prise en charge éducative font également partie du travail des éducateurs.
*. L’orientation spécialisée
L’orientation ne survient pas systématiquement lorsque la demande en est faite par les partenaires. Le CMPP s’assure auparavant que cette solution est la meilleure dans l’intérêt de l’enfant et de sa famille. Comme nous l’avons dit, même dans des situations d’insupportable, l’orientation n’est pas inéluctable et un travail de soins en ambulatoire est souvent possible. Néanmoins, l’orientation survient lorsqu’il est clair que l’enfant ne peut poursuivre une scolarité traditionnelle, dans le cas d’une déficience de l’enfant, par exemple ou lorsque l’enfant pris en charge au CMPP ne parvient pas à transporter son évolution à l’extérieur de lieu de soins. Dans tous les cas, des bilans sont effectués pour confirmer et préciser l’orientation. Les assistantes sociales se chargent alors de travailler cette question avec la famille et de rechercher un établissement adapté.
Puisqu’il en dépend, le CMPP de Bagatelle entretient une histoire commune avec le Collectif Saint-Simon. Son personnel peu mobile depuis plusieurs années est identifié ici et ailleurs par un ou des prénoms. « Je vais chez Bernard » disent par exemple les enfants aux autres enfants pour expliquer pourquoi ils ne vont pas à l’école à ce moment-là. Son histoire est également en étroite imbrication avec l’évolution d’autres services tels la DDASS, l’APAJH, l’IMP l’Escolo et l’Hôpital Marchant. Installé d’abord dans un quartier populaire, puis en difficultés, zone sensible et enfin zone à risques, le CMPP a fini par s’enraciner dans le quartier bien limité de Bagatelle, abandonnant petit à petit ses interventions dans les autres quartiers de la circonscription. Nous allons, au travers de l’histoire de ce CMPP avec ses différents partenaires comprendre les raisons de ce repli dont on ne peut dire si il a enrichi ou appauvri le CMPP, mais qui, sans aucun doute, a participé à donner à ce lieu de soins, une coloration particulière.
*. Bagatelle et le CMPP
Bagatelle est une entité géographique, sociale humaine parfaitement identifiée depuis sa création. On sera étonné d’apprendre qu’à son début Bagatelle était constituée de métairies entourant un château du même nom. Entre 1950 et 1960, la municipalité décide d’exploiter ce domaine abandonné pour en faire une cité pouvant accueillir 9000 habitants représentés par les rapatriés et les harkis d’Algérie. Ensuite, la ville y a logé beaucoup d’immigrés qui, toujours présents, confèrent une vie particulière au quartier.
Le CMPP a ainsi tissé des liens avec le Maghreb et a été sensibilisé aux questions portant sur l’immigration, la culture et la précarité. Le prix d’un plus grand partage avec cette population a été celui d’un premier repli. Le personnel du CMPP a pu ainsi s’identifier à la population du quartier et, confronté à des difficultés croissantes, en retirer une forte implication.
Au début des années 1970, une consultation fonctionnait dans le cadre de la circonscription DDASS en liaison avec la PMI. Cette consultation d’Hygiène Mentale à visée diagnostique proposait quelques heures de psychiatre, de psychologue ainsi qu’une assistance sociale. Néanmoins, très vite des besoins de ré-éducation instrumentales se sont fait sentir. La DDASS a alors accordé quelques heures d’orthophonie puis de psychomotricité. Les différents partenaires et la gratuité des prestations donnaient une certaine cohérence à ce début de service au regard de la population. Cependant, les orthophonistes vacataires se sont succédés ne permettant pas de travailler dans la continuité. De plus, le nombre d’heures accordées et les conditions de travail n’ont pas permis qu’un travail correct se mette en place et ce jusqu’à remettre en cause l’existence même de la consultation. C’est alors que les demandes auprès de la DDASS se sont précisées et que familles et enfants du quartier se sont mobilisés expliquant à l’organisme la nécessité d’un service « pouvant aider les enfants à l’école » dans le quartier. Ce mini mouvement révolutionnaire est resté un souvenir fort. Ainsi des rencontres entre la DDASS et le CREAI ont abouties à la création du CMPP de Bagatelle, le 01/03/1973, s’inscrivant directement dans la sectorisation de la psychiatrie infanto-juvénile. D’un jour à l’autre, le personnel a changé d’employeur, de statut et de salaire. Du personnel a été embauché et un autre appartement HLM a été mis à disposition. Quelques temps plus tard, les communications urbaines s’ouvrant entre la Cépière et Saint-Cyprien, la clientèle de la Cépière a été orientée vers le CMPP du quartier Saint Cyprien. Ceci constitue le second repli du CMPP sur le quartier de Bagatelle. Peu de temps après le service social de la DDASS qui partageait les locaux avec le CMPP a déménagé dans des locaux neufs face au CMPP. Ainsi, le service de soins et de consultations a définitivement pris son autonomie par rapport au service social polyvalent et à la PMI.
A l’origine de ce partenariat, il y eut à Toulouse, l’ouverture de classes pour enfants de 6 à 12 ans dits « débiles moyens ». Une de ces classes s’est ouverte à l’école Georges Hyon dans le quartier de Bagatelle. Cependant, les difficultés financières de l’APAJH ont vite émergé car très peu de parents reversaient l’Allocation d’Education Spéciale (qui constituaient le salaire du personnel), étant souvent nécessaire à la survie des familles. Les enfants de cette classe venaient de « milieux défavorisés » et la « déficience mentale » de quelques uns était surtout un gros retard dans les apprentissages lié à des carences socio-éducatives. Le système de financement n’étant plus viable, un accord entre l’APAJH et le Collectif Saint-Simon est intervenu en 1974. Le CMPP s’occuperait alors des 12 enfants de cette classe, se rendant sur place pour les prises en charge et les rééducations, dans le cadre d’un service de soins à domicile financé par la Sécurité Sociale. Le CMPP de Bagatelle a alors été le premier CMPP à proposer un service de soins à domicile et d’un personnel éducatif. En effet, une éducatrice du Collectif a été affectée à cette classe et le temps restant au CMPP. Rapidement, les besoins ont apparu et un autre éducateur a été embauché.
Grâce à l’APAJH, l’équipe du CMPP a enrichi son plateau technique et ses modes de prise en charge. Elle a pu nouer de réelles relations avec l’équipe pédagogique et la psychologue scolaire. En 1976, la classe spécialisée a été « récupérée » par l’IMP l’Escolo alors que le service de soin à domicile à été récupéré par le CMPP. La collaboration entre les deux services a perduré jusqu’en 1994. Cette collaboration a ainsi contribuée à donner une part de sa personnalité au CMPP avec une place reconnue dans l’intégration des enfants en difficultés.
Au commencement de cette convention il y eut un travail de recherche-action sur le nouveau quartier des Pradettes. En 1984, le CMPP a réfléchi sur les demandes de soins venant de ce quartier en expansion et faisant partie de la circonscription de Bagatelle. En 1986, un groupe de travail s’est constitué avec pour but de « recevoir les demandes concernant les enfants en difficultés dans leur vie familiale, sociale et scolaire, dans un souci d’animation et de prévention, pouvant engager un soutien CMPP s’il y a lieu ». Petit à petit se sont mises en place des réunions dans les écoles et la permanence du groupe de travail a continué de fonctionner jusqu’à fin 1988. Cette recherche-action s’est donc déroulée dans une optique de prévention, d’évaluation des besoins et de rencontres anonymes ce qui repoussait les limites d’action CMPP classiques. En 1989, un CMP public a été crée aux Pradettes. Le CMPP de Bagatelle s’est donc, amèrement cette fois-ci, replié pour la troisième fois sur le quartier de Bagatelle.
Le CMPP s’est donc, au fil du temps, construit une personnalité en s’associant à de nombreuses structures pour finalement s’autonomiser complètement. Tout ce travail en commun a lié le CMPP aux différents services publics et peut-être est-ce ce qui fait que le CMPP a toujours assuré une mission de service public. Ainsi, tout ce qui fait qu’un CMPP vit dans un quartier a été facilité par les relations nouées avec d’autres intervenants, en faisant référence à un passé commun qui a laissé des traces dans la mémoire des services. Mais le passé a inévitablement généré des rivalités de services ou de personnes, des problèmes de territoire ou de reconnaissance, particulièrement aigus dans un quartier où les difficultés nombreuses entraînent toujours des réactions affectives très fortes et un sentiment d’urgence qu’il n’est pas toujours facile de mettre à distance d’emblée.
Les expériences de travail avec d’autres professionnels ont contribué à ouvrir le service vers l’extérieur, vers des stagiaires, vers des intérêts variés abordant de nombreux problèmes de société qui ont enrichi les approches thérapeutiques. La préoccupation du vécu de l’immigration et de la culture maghrébine s’est concrétisée par la participation à de nombreuses formations. Ainsi, l’histoire du CMPP de Bagatelle avec la clientèle maghrébine a permis une meilleure écoute et une approche globale et individuelle d’autres cultures, permis de reconnaître les ressemblances et de comprendre les différences.
On comprendra ainsi qu’une telle histoire confère au travail qui est fait au CMPP, une sensibilité, une spécificité et une originalité particulière.
Lorsque l’on arrive dans cet arrive pour y effectuer un stage, l’histoire commune se ressent de manière étonnante dans la cohésion de l’équipe et le collaboration sans cesse sollicitée. Malgré cette histoire commune qui fait que les gens se connaissent et partage des expériences fortes depuis de longues années, on ne ressent pas de copinage excessif entre les membres de l’équipe qui parfois s’appelle encore par leurs noms de famille précédés de monsieur ou madame. Certes, des conflits existent comme dans toutes les équipes mais ils ne sont pas suffisamment problématiques pour qu’on les remarque dans les premiers temps.
De ce fait, d’emblée on a tendance à se sentir en sécurité dans ce lieu. On peut donc ainsi imaginer l’étonnement des enfants quand ils arrivent dans cet endroit où les choses se parlent différemment d’ailleurs.
X. Les orientations théoriques du CMPP
La psychanalyse et le psychothérapie institutionnelle sont mises en œuvre au CMPP. Certains professionnels ont également été sensibilisés au mouvement d’anti-psychiatrie et à la psychologie sociale.
CHAPITRE III : DE CEUX QUI NE VEULENT PAS GRANDIR A CEUX QUI ONT GRANDI TROP VITE
I. Les enfants reçus au CMPP : caractéristiques et problématiques
L’article 1 du décret 63-146 des annexes XXXII définit ainsi la mission des CMPP : « Les CMPP pratiquent le diagnostic et le traitement des enfants inadaptés mentaux dont l’inadaptation est consécutive à des troubles neuropsychiques ou du comportement susceptibles de donner lieu à une thérapeutique médicale, à une rééducation médico-psychologique ou une rééducation psychothérapique ou psychopédagogique sous autorité médicale ». Ce texte datant de 1963, il paraît nécessaire de faire le point sur ce qui en est aujourd’hui, et ce particulièrement au CMPP de Bagatelle.
Selon la File Active qui répertorie les actes et suivis du Collectif Saint-Simon, les CMPP en dépendant ont reçu environ 1300 enfants en 2002. Parmi ces enfants, environ 200 ont été reçus au CMPP de Bagatelle. Agréé pour accueillir des enfants âgés de 0 à 18 ans, la réalité veut que les enfants reçus au CMPP soient surtout âgés de 2 à 14 ans. 70% de ces enfants vivent à Bagatelle. Les 30% restant sont constitués par des enfants des autres quartiers du secteur (Arènes, Faourette, Tabar, Saint-Cyprien) mais également d’enfants vivant hors secteur qui sont reçus au CMPP pour des raisons particulières. Les enfants sont en grande partie adressés par l’école et par les services sociaux du quartier. En effet, l’école représente un lieu privilégié pour détecter les signes de troubles mentaux potentiels. Il est souvent le premier endroit où l’enfant va rencontrer des pairs et des adultes hors de sa sphère familiale. C’est le premier lieu social et socialisant où il est donné la possibilité à l’enfant de grandir et d’apprendre. Parallèlement, par les éléments qu’elle combine (apprentissages scolaires, socialisation, intégration de règles de vie etc.), l’institution scolaire devient un endroit qui exacerbe les difficultés de l’enfant, engendrant un échec dans les acquisitions scolaires et dans la manière d’être en relation. L’école et le CMPP sont ainsi liés dans une collaboration étroite et l’importance du travail scolaire n’est pas niée aux yeux des enfants par les éducateurs. De plus, les enfants accueillis au CMPP sont, pour la plupart, scolarisés en école maternelle et primaire.
Les demandes de rendez-vous au CMPP se formulent souvent à partir de symptômes tels que ceux reportés ci-après :
Sur le plan nosographique, les enfants reçus au CMPP, notamment les enfants nécessitant un suivi en ATTP présentent pour beaucoup des troubles de la personnalité telles des « pathologies limites » et des « dysharmonies évolutives ». Pour l’autre grande partie des enfants, il est question de troubles névrotiques et de troubles des apprentissages. Ainsi, les enfants suivis en SESSD sont majoritairement des enfants présentant des pathologies complexes qui touchent l’ensemble des secteurs du développement de la personnalité et ont un retentissement tant dans l’accès aux apprentissages que dans l’intégration sociale.
Si les troubles du comportement inhérents aux pathologies ne sont pas considérés comme tels ou sont perçus en fonction d’autres critères, ils pourront trouver en quelques années une voie d’expression vers la délinquance ou vers une certaine marginalité et ce d’autant plus facilement que l’insertion professionnelle future devient problématique.
Dans cette perspective, lorsque les enfants arrivent en consultation au CMPP, le fait même de passer la porte du centre font qu’ils portent sur eux, au moins, la représentation d’un enfant qui a un problème. A l’école, le fait qu’ils soient amenés à être absents parce-que leurs difficultés l’exigent vient rajouter à cette représentation. De plus, les enfants qui viennent au CMPP sont rapidement repérés comme tels dans le quartier du fait que nous passons beaucoup de temps en extérieur pour faire du vélo, par exemple. L’attitude irrespectueuse d’une commerçante du quartier est très significative à ce sujet. Lorsque les enfants arrivent dans le magasin, sa suspicion est telle qu’elle n’hésite pas à fermer, sous les yeux des enfants, le rayon des bonbons. Ainsi, les enfants sont obligés de faire leurs achats ailleurs…
De telles représentations peuvent aisément conduire jusqu’à la stigmatisation de l’enfant. Il s’agit donc, pour l’éducateur qui accompagne ces enfants de savoir se positionner par rapport à ce phénomène. Cette position sera explicitée et analysée dans la troisième partie de cet écrit.
Ces données sont inévitablement à mettre en lien avec le contexte géographique, économique et social dans lequel vivent ces enfants.
Etant données les caractéristiques du quartier de Bagatelle, il semble impossible de faire l’impasse sur l’importance des facteurs sociaux dans l’avènement des troubles des enfants. La vétusté, l’insalubrité, la fréquence des actions délictueuses et la récente catastrophe d’AZF font que la population de ce quartier nourrit à l’égard de ses propres murs un sentiment anxieux de rejet. A Bagatelle, la qualité de la vie est écrasée par un univers de murailles, de béton, incapables de fournir un décor agréable à investir. Enclavée entre la rocade ouest, la rue Henri Desbals et la rue Vestrepain 36 , Bagatelle n’est jamais traversée que par ses habitants et par les personnes qui en ont la nécessité ponctuelle. Trois centres commerciaux très utilisés coexistent à Bagatelle 37 mais certaines denrées restent inexistantes sur les échoppes et le monopole de certains produits par certains commerçants entraîne une surenchère des prix 38 . Les enfants que nous recevons au CMPP sont, d’ailleurs, tout à fait capables de dire dans quel magasin tel produit sera moins cher qu’ailleurs.
Au niveau de l’éducation, trois écoles sont implantées dans le quartier et ce à proximité du CMPP. Bagatelle est un quartier ZEP (Zone d’Education Prioritaire). Les trois écoles du quartier alimentent le collège Georges Sand, ancien collège de la Cépière. Une ZEP se définit par le renforcement de l’action éducative et de ses moyens, ce parce que les conditions sociales y sont telles qu’elles constituent un facteur de risques, voire un obstacle, à la réussite scolaire et à l’insertion sociale.
Comme nous l’avons déjà évoqué, la cité de Bagatelle a été construite pour accueillir les rapatriés et les harkis d’Afrique du Nord. La plupart d’entre eux sont partis dès qu’ils en ont eu la possibilité. Sont arrivées ensuite des communautés étrangères européennes, essentiellement des familles espagnoles et portugaises. Dans les années 1970, des familles nombreuses venant de cités d’urgence et de transit, telles les familles gitanes, se sont installées à Bagatelle. Enfin, plus tard, ont été relogées à Bagatelle des familles nombreuses immigrées.
Le recensement de 1990 donne quelques précisions statistiques sur la population de Bagatelle qui représente environ 10 000 habitants :
Il faut savoir que Bagatelle est un quartier jeune. En effet, 33.4% de la population avait moins de 20 ans en 1990. Il faut également savoir que 13.7% des familles sont des familles monoparentales.
Au niveau économique, la précarité fait rage dans le quartier : en 1990, on comptabilisait un taux d’inactivité de 45.7% dont 28% étaient des retraités. On peut dont parler d’un taux de chômage équivalent à 30% (contre 12% dans l’agglomération toulousaine). Le taux d’activité féminine est pourtant important : 40% en 1990. Les catégories socioprofessionnelles les plus représentées sont le milieu ouvrier (dans le bâtiment pour la plupart), et les employés. Enfin, de nombreux logements sociaux sont implantés sur Bagatelle, ce qui explique que plus de 60% de la population vit en HLM 39 . Il faut également constater que malgré le dynamisme et les efforts des associations du quartier dans leur lutte contre l’illettrisme, certains habitants maîtrisent très mal le français.
On peut ainsi dire que la population de Bagatelle se confronte à des difficultés sociales, économiques et psychologiques, souvent dans un contexte de référents culturels multiples, sans parler des angoisses provoquées par l’insécurité du quartier. S’il n’est pas facile de faire la part de chacun des facteurs coexistant au sein du quartier, on peut constater que toutes les conditions sont réunies pour générer chez les enfants des troubles importants et durables du développement affectif et cognitif.
De telles conditions de vie amènent le personnel du CMPP à parler de pratiques de soins à adapter. En effet, au sein de cette diversité culturelle existe une sorte de « non-culture du soin psychique » qui demande au personnel du CMPP une grande énergie pour résister aux rendez-vous manqués à répétition et à l’absentéisme. Comme nous l’avons dit et comme le montrent les chiffres, plus de 60% des demandes de rendez-vous se font sur les conseils de l’école. Les familles et les enfants ne savent donc souvent pas où ils viennent ni pourquoi. Il faut alors plusieurs accueils à plusieurs mois d’intervalle pour parvenir à instaurer une prise en charge. Si la démarche à l’initiative des parents est souvent minoritaire, il faut en chercher la cause dans la méfiance à l’égard de tiers et dans les préjugés culturels concernant l’éducation et l’inadaptation. En effet, le CMPP est facilement situé du côté de l’inadaptation, du handicap, voire de la folie. Cette tendance se produit d’autant plus facilement que les parents répugnent à envisager les difficultés de l’enfant comme résultante d’une difficulté familiale. De plus, ce qui fait symptôme à l’école ne pose pas forcement problème à la maison. J’ai entendu nombre de parents, lors d’accueils ou de rendez-vous, répondre à la question « comment ça se passe à la maison pour X ?» par « ça va, y’a pas de problème à la maison ». Ainsi, la façon particulière que le CMPP a de répondre aux problèmes ne correspond pas toujours aux référentiels culturels des familles.
Il est donc important de s’attacher à mieux comprendre le contexte familial des enfants qui sont accueillis au CMPP.
IV. Le contexte familial
La précarité, le sentiment de déracinement, l’insalubrité du quartier, ainsi que tous les éléments énoncés plus haut ne peuvent être considérés comme n’ayant pas de répercussions sur la vie de famille et donc sur le développement de l’enfant. C’est pourquoi il est nécessaire de s’arrêter un moment pour faire le lien entre la problématique des enfants et le contexte familial dans lequel ils grandissent.
En effet, les difficultés sociales et économiques rencontrées par les familles font souvent que les parents sont pris dans de telles réalités qu’ils ne peuvent investir correctement leur enfant. Des carences affectives et/ou éducatives sont en général à la base des problématiques vécus par les enfants. Ces carences donnent lieu à des difficultés dans le développement et/ou à une non-assimilation des règles de vie sociale. De plus, la défaillance de l’image paternelle, de par son absence réelle ou psychique, se retrouve dans beaucoup de familles. Nous l’avons dit, le taux d’activité féminine est très important dans le quartier. Souvent, si les pères ne sont pas absents, ils sont au chômage ou à la retraite. Ceci vient rendre difficile les identifications de l’enfant (des petits garçons notamment) ainsi que leur accession à l’autonomie. Parallèlement, cette situation peut également avoir pour conséquence l’endossement de certaines responsabilités par l’enfant qui font que sa place dans la famille devient ambiguë et délicate. En endossant des responsabilités qui ne leur sont pas dus, en voulant grandir trop vite pour assumer ces dernières, ces enfants développent une propension particulière à remettre en cause et à dévaloriser la parole de l’adulte. Ce phénomène est parfois la source de troubles du comportement.
Dans les familles immigrées, le sentiment de déracinement ainsi que la perte des illusions nourries à l’arrivée ont pour conséquences un repli et une perte du sens des valeurs. La question de leur place dans la société se posent à eux dans un tel doute que les familles et les écoles sont de plus en plus déliées. C’est ainsi, que l’histoire familiale va, dans beaucoup de cas, accentuer les troubles des enfants et participer à rendre la place qu’ils occupent dans la famille confuse et ambiguë.
Ainsi, c’est le « sentiment continu d’exister » des enfants, selon l’expression de Winnicott 40 , qui est remis en cause. Le « sentiment continu d’exister » vient rappeler l’importance de la petite enfance dans le développement affectif. Avec lui c’est le processus de maturation qui est mis en question. Pendant cette période, la « préoccupation maternelle primaire » 41 de la mère conditionne la structuration du moi. Pour cela, elle doit reposer sur un « sentiment continu d’exister suffisamment non interrompu » . Winnicott rajoute à ce sujet que toutes les carences produisent une réaction qui entaille le continuum et fragmente l’existence de l’enfant. Dans cette perspective, l’hyper kinésie, l’agitation et l’inattention (que présentent beaucoup d’enfants accueillis au CMPP) sont des signes de carences survenues dans les premiers jours de la vie.
C’est dans cette perspective que le suivi des familles et le travail auprès d’elles tiennent une importance considérable. Au delà du fait que les parents sont considérés comme des partenaires essentiels du travail qui est fait avec leur enfant, c’est dans les discours qu’ils tiennent sur les enfants et dans leurs réactions face au personnel du CMPP que l’on peut prendre la mesure de la place qu’occupe l’enfant dans la sphère familiale.
L’objectif du travail auprès des familles est de permettre une amélioration des relations des relations parents-enfants. L’accompagnement des parents nécessite une prise en compte de la globalité de la situation familiale. L’élément essentiel de ce travail est la relation de confiance. Elle est, en effet, le point de départ fondamental de tout suivi, de toute accroche. C’est dans ce sens que l’éducateur en CMPP travaille en collaboration étroite avec l’assistante sociale du service. Il s’agit alors de parvenir à se positionner différemment auprès d’elles pour que l’enfant puisse en faire de même. En effet, le regard de l’équipe du CMPP permet aux parents d’avoir une vision différente de leur enfant.
Dans ce travail aussi, l’étonnement a son rôle à tenir. En effet, si une famille, une mère, un père, sont suivis au CMPP, c’est que leur enfant présente au moins un symptôme qui peut motiver une représentation négative. Le travail de l’éducateur et de l’assistante sociale va consister à amener les parents à exprimer et parfois à découvrir quelque chose de positif chez leur enfant. Ainsi, un des objectifs du suivi des familles sera d’une part de faire prendre conscience aux parents de la place qu’ils font tenir à leur enfant et, d’autre part, d’envisager leur enfant autrement en les aidant à mettre le doigt sur un aspect qui leur échappait, qui va venir faire rupture, tout en offrant de nouvelles portes de sortie.
Plusieurs mères d’enfants que j’ai suivi au CMPP assimilaient leur enfant à un membre de leur famille. La maman de Mehdi disait que son fils lui faisait penser à un de ses frère qui a un passé et un actif de criminel. Quant à la maman d’Olaf qui nourrit des sentiments ambivalents envers son fils, elle dit avoir peur qu’il devienne comme son ex-mari. Ici, le travail de l’équipe, et notamment de l’assistante sociale, a été d’amener ces mamans à exprimer en quoi leurs enfants étaient différents de ces personnages de leur passé, en quoi ils étaient étonnants par rapport à eux.
Une autre pratique de l’équipe qui crée l’étonnement se trouve dans la façon dont les parents sont considérés. En effet, au CMPP ils ne sont pas seulement des pères ou des mères, ils sont aussi des hommes et des femmes. A la différence d’à l’école, par exemple, les parents sont reconnus autrement qu’en tant que père et mère. Dans cette optique, on n’hésite pas, par exemple, à complimenter une femme sur ses vêtements.
C’est donc une aide et un soutien à la parentalité qu’offre le service aux familles. Après tout, on devient parent dans un grand étonnement : il faut être étonné par l’enfant qui naît pour pouvoir le rencontrer, l’investir et faire le deuil de l’enfant imaginaire. C’est dans ce sens qu’œuvre le CMPP auprès des familles.
CHAPITRE IV : POUR UNE PSYCHOPEDAGOGIE DE L’ETONNEMENT
Afin de mieux entendre ce qui m’a amené, aujourd’hui, à produire une telle réflexion, afin de présenter au mieux le positionnement professionnel que je me préfère, permettez-moi d’aborder cette partie de mon travail sous la forme d’un récit, d’un journal professionnel ponctué ici et là d’éléments théoriques qui me permettront d’asseoir cette position.
L’histoire commence lors de mon second jour de stage. Une question m’anime : cet enfant devant moi qui, certes, paraît psychiquement perturbé, qu’est ce qu’il a exactement pour passer le plus clair de son temps au CMPP plutôt qu’à l’école ? Je questionne l’assistante sociale qui s’occupe de la situation. Elle m’explique que Benjamin ne supporte pas l’école. Par exemple, la semaine dernière il a tenté d’étrangler un de ses camarades de classe. Apparemment, la moindre moquerie le met hors de lui. Pourtant, cet enfant, hier, je l’ai vu écouter longtemps et très sereinement la psychologue lui lire un conte. Je l’ai vu organiser son après-midi avec les autres enfants entre vélo et bricolage sans le moindre heurt ni conflit. Alors, il doit bien y avoir quelque chose ici qui fait que Benjamin se comporte différemment qu’à l’école. Si c’est cela l’hypothèse, peut–être y-a-t-il quelque chose dont il conviendrait de se saisir dans ce lieu pour que Benjamin ne se sente plus menacé en permanence.
Les jours passent…j’observe Benjamin et ne cesse d’être étonnée par ses capacités. Notre relation avance cependant à très petits pas. Benjamin investit énormément mon référent ce qui ne me laisse que peu de place ou plutôt…une autre place. Il me montre parfois que ma présence ici ne change rien, après tout je ne fais que remplacer la stagiaire qui vient de partir. Parallèlement à cela, quelque chose se passe. Benjamin semble lâcher un peu ses positions défensives, il lui arrive même de rechercher le contact physique tendre avec moi. Je profite alors que nous soyons dans une relation suffisamment avancée et sécurisante pour l’étonner à mon tour. C’est l’été, il fait soleil, Bagatelle est joyeuse et conviviale Benjamin va acheter son goûter à l’épicerie du quartier. C’est le moment que je choisis pour le suivre discrètement. A la sortie de l’épicerie je le surprends et l’asperge à l’aide d’un pistolet à eau. La surprise est nettement réciproque : Benjamin éclate de rire, un rire vrai, authentique, un rire d’enfant. S’en est suivie une poursuite effrénée dans la cité. De l’épicerie à la cuisine du CMPP en passant par les cages d’escalier des immeubles voisins, à coups de pistolet à eau puis de bouteilles et de bassines, c’est trempés et les maxillaires douloureuses que nous avons mis fin à cette fausse bataille.
Cette expérience a été l’occasion d’une avancée notoire dans le mode d’être de Benjamin avec les autres enfants du groupe qu’il semblait considérer jusqu’alors comme de simples éléments juxtaposés et parfois gênants. A cette petite fille qui pensait qu’elle s’était auto-générée et qu’elle n’était pas le fruit de l’œuvre de ses parents, il a expliqué très sereinement et à l’aide de multiples médiations comment sa théorie ne tenait pas debout. Comme s’il était conscient que, pour son bien-être à elle, il était nécessaire qu’elle modifie sa vision des choses. Malheureusement, il ne nous a pas été permis d’observer l’évolution de Benjamin à plus long terme. En effet, profitant des vacances d’été, ses parents l’ont envoyé vivre en Afrique, pays duquel il est originaire et dans lequel il était promis à une longue carrière de maître spirituel de tribu.
Néanmoins, cette expérience m’a donné l’occasion de me questionner sur cette posture particulière qui m’avait amenée jusqu’à cet acte. Effectivement, j’avais été étonnée par cet enfant dont l’attitude au CMPP était tout à fait « décalée » de celle qui était décrite par le personnel de l’école. Le fait d’avoir été étonnée moi-même, en premier lieu, venait pointer, dans ma réflexion, l’idée que malgré moi j’avais déjà une représentation de cet enfant, voire même des autres enfants du CMPP. Des enfants présentant des troubles du comportement et de la personnalité m’avait-on dit…et ce, dans un quartier qui n’hésite pas à nous en faire rajouter quant aux représentations.
La situation avec Benjamin m’a donc amenée à m’interroger sur cette question des représentations et ce afin de mieux comprendre la disposition dans laquelle je rencontrais ces enfants. Disposition, certes faite de représentations, mais parallèlement suffisamment souple pour que je perçoive en cet enfant autre chose que ce que décrivait de lui la sphère sociale. Car parvenir à penser l’enfant autrement, c’est peut-être bien cela l’objectif thérapeutique de tout soin.
A. La question des représentations et de la rupture d’avec elles
Une réflexion sur cette question m’a permis d’appréhender le premier intérêt que revêtent les étonnements mutuels dans la relation éducative. En effet, tant qu’on ne s’étonne pas, on accepte les choses telles qu’on a pris l’habitude de croire qu’elles étaient.
Afin de m’expliquer, un second retour à la philosophie s’impose. Si aujourd’hui nous pouvons évoquer la notion de représentation, c’est que, bien avant nous, les philosophes ont conceptualisé celle d’opinion. De la sphère des opinions, les philosophes préconisent qu’il faille absolument en sortir pour accéder à la raison, à la conscience. Car, pour peu qu’on y réfléchisse les fondements de beaucoup de nos conceptions ont une origine incertaine. Comme nous l’avons dit dans le premier chapitre de cet écrit, il est nécessaire, en philosophie, de douter pour mieux s’étonner. Ainsi, par exemple, depuis que cette réflexion m’est venue, je me permets même de douter du fait que les enfants qui sont adressés au CMPP présentent réellement des troubles du comportement. Cela m’a, entre autres, amenée à modifier avec le concours de l’équipe une orientation prévue pour un enfant. Cette situation sera développée en tant voulu.
Pour en revenir à la perspective philosophique, il faudrait donc soi-même reconnaître à chaque fois la vérité des choses par rapport à sa propre raison. C’est là l’attitude du mathématicien : le théorème de Pythagore est vrai parce-que chacun peut en refaire la démonstration. Dans cette optique, c’est le sujet qui devient fondateur de la vérité. Déjà Socrate dans « Gorgias » opposait la rhétorique dont le but est de persuader les auditoires de tout, à la pratique d’un dialogue, d’un échange verbal où l’on a tout autant plaisir à réfuter les arguments des autres qu’à être réfuté soi-même par eux ; parce-que dans les deux c’est la recherche de la vérité qui progresse.
Comme nous pouvons l’imaginer à la suite de cette affirmation, la sortie de la sphère des opinions n’est ni spontanée ni de l’ordre d’une décision rationnelle. Elle est forcée, provoquée, sociale et de ce fait elle est violente. Violente comme peut l’être l’étonnement 42 …violence bienveillante. Alors pour Socrate comme pour Piaget 43 , le dialogue, la discussion demandent une argumentation et argumenter c’est déjà commencer à sortir de la sphère des opinions, à dépasser l’égocentrisme. Mais pour que deux personnes qui dialoguent n’en viennent pas à une bataille d’arguments stérile, il faut qu’elles renoncent au désir de vaincre (de convaincre) pour celui d’en avoir le cœur net, pour celui de rechercher la vérité. Car quand on est dans les représentations, notre regard est sélectif : on ne retient que ce qui confirme nos opinions et on se fait aveugle à ce qui les infirme. C’est pourquoi lorsque l’on travaille avec des personnes en difficultés, il est nécessaire d’avoir sans cesse une attitude en éveil, prête à être étonnée par les potentialités des sujets.
Dans cette optique, une manière efficiente de permettre la rupture avec les opinions sera de favoriser la rencontre avec l’altérité.
B. La Rencontre avec l’Altérité
Parce-que la rencontre avec l’altérité comporte en elle-même une violence psychique, il peut exister une autre violence en réponse destinée à faire taire celle causée par l’altérité. Cette violence, on la trouve par exemple dans la moquerie qui consiste à nier le caractère sérieux des propos de l’autre. On la trouve encore dans la dépréciation de l’autre. Ainsi, au CMPP, un professionnel ne dira jamais à un enfant qu’il est fou ou stupide. Leurs paroles le sont parfois, mais pas eux.
Enfin, le rejet de l’altérité se trouve également dans le phénomène qu’on nomme « ethnocentrisme » 44 dont le dogmatisme est un pendant. Du fait de l’importance numérique des personnes de confessions musulmanes dans le quartier et de l’égocentrisme des enfants jusqu’à un certain âge, l’ethnocentrisme est souvent une caractéristique des enfants que j’ai pu rencontrer au CMPP. Souvent, nos discussions étaient destinées à tourner court car les enfants disaient : « si tu crois en Dieu mais que tu ne l’appelles pas Allah, c’est que tu ne crois pas au vrai Dieu ». Cette situation a pu néanmoins évoluer. Elle me donne l’occasion de parler de l’expérience suivante, significative de l’importance de l’altérité dans la déconstruction des représentations et dans l’avènement de la position de sujet en tant que personne actrice de sa pensée.
*. De celle qui ne mangeait pas de porc mais qui n’était pas musulmane
Il est quelque chose que l’on reconnaît souvent chez les enfants que nous recevons au CMPP et qui sont issus de l’immigration : dans les premières questions qu’ils posent aux personnes qu’ils sont amenés à rencontrer, revient régulièrement la question des origines et de la religion. A cette question, j’ai longtemps répondu la même chose : « Je suis française » dans un premier temps, puis devant l’insistance des enfants (comme si on ne pouvait pas être que français), je répondais que mes parents étaient nés en Algérie mais que je n’étais pas musulmane. Pour des raisons dont beaucoup sont personnelles, je n’évoquais pas la religion de mes origines, je n’étais donc pas pleinement honnête et les enfants demeuraient interrogés par mon identité culturelle. Que pouvait bien être cette fille qui dit qu’elle n’est pas musulmane et qui pourtant comprend l’arabe et ne mange pas de porc comme beaucoup d’entre eux ?
Un jour, longtemps après le début du stage, alors que je sentais une sécurité suffisante pour pouvoir mettre à jour ce que je « cachais » jusqu’alors, j’ai répondu aux mêmes enfants : « je suis française, mes parents sont nés en Algérie et je suis juive ». L’étonnement des enfants a été significatif, les résistances n’étaient pas moindres non plus. Les représentations que certains des enfants avaient sur le judaïsme (« les juifs sont des tueurs d’enfants palestiniens » m’ont-ils dit), nourries pas l’actualité du Proche-orient, ont donné lieu à des invectives pour certains et à de réelles interrogations pour d’autres. Néanmoins la discussion a été possible avec tous. Plusieurs fois nous avons eu cette discussion, plusieurs fois j’ai expliqué aux enfants comment il était possible d’être originaire d’Algérie et de ne pas être musulman pour autant, plusieurs fois j’ai tenté de leur montrer qu’être juif ce n’était pas ce qu’ils semblaient penser, longtemps j’ai essayé de leur parler du conflit israélo-palestinien comme quelque chose dans lequel ma responsabilité n’était pas ce qu’ils croyaient.
Puis, un jour, un des enfants les plus virulents et opposants sur cette question est venue me trouver et m’a dit : « Tes parents sont nés en Algérie comme les miens sont nés au Maroc c’est ça ? », « oui », je lui ai répondu. « Mais toi tu es née en France comme moi, c’est pour ça qu’on est français » a-t-il poursuivi, « c’est ça, je lui ai dis, on est français tous les deux ». « Je crois que tu devrais dire à ta mère qu’elle ne reste pas en Israël, qu’elle te rejoigne en France, parce que c’est dangereux pour tout le monde là-bas » a-t-il ajouté. «Tu as compris », lui ai-je répondu, sourire soulagé aux lèvres.
Cela m’a semblé constituer un grand pas pour cet enfant et m’a confirmé l’idée que l’étonnement pouvait permettre, par le biais de la rencontre avec l’autre, de rompre avec des représentations pré-réflexives. En effet, l’étonnement , ici, ne peut se concevoir sans altérité concrète. Il suppose donc interaction et intersubjectivité.
Le terme « altérité », vient du latin « alter » et signifie le caractère de ce qui diffère, qui est autre. Un des dérivés de ce terme me semble important à énoncer, il s’agit du terme « alternative ». Proposer une alternative c’est proposer une autre voie, un autre choix et c’est justement ce que tente de faire la psychopédagogie de l’étonnement.
Cependant, la rencontre entre représentations et altérité ne va pas de soi. Nous l’avons dit plus haut, le renoncement à l’altérité est l’attitude même qui préside le conformisme et le dogmatisme. Quand les opinions des uns contredisent celles des autres alors elles cessent d’aller de soi. Ainsi, rencontrer une opposition ou une contradiction, comme cela a été le cas dans la situation précédemment citée, est susceptible d’amener à réfléchir. Pour que cette rencontre ait lieu il faut souvent faire l’effort de découvrir et de construire des espaces de communication et d’échange, des lieux communs rendant possible la rencontre. Ceci est précisément ce que met en place l’espace éducatif. En effet, psychologiquement et psychosociologiquement on se trouve altéré quand l’autre nous influence, quand il nous apporte, quand nos idées s’entrecroisent, s’opposent à travers les échanges les rencontres au cœur même des situations. L’expérience des limites qui est une des conditions fondamentales de la formation de la personnalité est alors envisageable pour permettre la transformation des fantasmes de toute puissance et d’égocentrisme. C’est par la confrontation aux autres dans des situations inédites telles celles proposées par les éducateurs au CMPP, que l’enfant est amené à dépasser sa vision égocentrique du monde et qu’il existe de plus en plus comme individu.
Les identités s’élaborent ainsi à partir de l’autre et de ses limites…Au delà du choc initial que la rencontre avec l’autre provoque s’ouvrent des possibles d’altération. En effet, comme en musique, une altération est imaginable. Comme en musique, on peut, par la rencontre de l’autre, se voir devenir autre chose que ce que l’on était. Les groupes éducatifs ou ré éducatifs tels qu’ils sont pratiqués au CMPP offrent une occasion magnifique aux enfants de faire l’expérience de cette rencontre. Pour la désigner Platon et Aristote parlent de l’étonnement. C’est bien lui qui déclenche la rupture avec l’opinion et l’entrée dans la réflexion car il introduit l’idée de mélange avec la prise de conscience de la réalité de l’autre.
En effet, la rupture d’avec les représentations consiste moins en une rupture avec elles qu’avec l’attitude propre à l’opinion, à la répétition pathogène. Car, pour sortir de la sphère des représentations il ne suffit pas de se dire que toutes ses opinions sont mauvaises mais plutôt de passer de l’irréflexion à la réflexion. En ce sens, l’étonnement est ce qui permet ce passage.
C. L’étonnement : une invitation à la réflexion
Réfléchir c’est se dire : « stop ! Une minute ! Il y a quelque chose que je ne comprends pas et qui mérite peut-être d’être regardé de plus prés ».
Réfléchir c’est d’abord se mettre en retrait par rapport au cours des choses, c’est se donner du temps, celui de la réflexion.
Platon 45 définit l’acte de penser comme un dialogue intérieur au cours duquel on s’interroge soi-même et on donne des réponses à ses questions. Cependant, la réflexion peut aussi ne pas être produite par un effort continu, volontaire et conscient. Il arrive que des réponses nous soient données volontairement ou involontairement. Il arrive également que les réponses nous viennent comme inopinément, comme de soudaines révélations. Parce-que l’étonnement qui prend l’allure d’une révélation, est, me semble-t-il, l’étonnement qui procure le plus de plaisir, je me prends parfois à laisser échapper à voix haute un mot, une idée, une phrase dans l’espoir que ça chemine dans la tête des enfants.
C’est parce-que l’étonnement nous saisit qu’il est possible de dépasser ce qui dans la vie quotidienne, prise dans des réalités particulières, va sans dire pour commencer à se poser des questions fondamentales génératrices de changement. Pour rouvrir ces possibles de changement chez l’enfant, il convient à l’éducateur de prendre au sérieux cette lourde entreprise de déconstruction des représentations. Il semble que ce soit une question de sensibilité à trouver ou à retrouver. Et c’est lorsque dans l’esprit les représentations se taisent que la conscience peut se placer dans un état où le champ du sensible se trouve éveillé. Percevoir l’enfant d’une manière libre et désintéressée, c’est le contempler. Une conscience alourdie de ses représentations ne peut trouver la sensibilité nécessaire à l’écoute de ce qui se donne à elle.
Pouvoir s’étonner c’est pouvoir congédier le voile des représentations qui s’imposent entre nous et la réalité. Par l’étonnement se trouvent mises en question les structures ante-réflexives où le donné et l’ égocentrisme se trouvent imbriquées. Le dégel de ces structures apparaît alors comme une occasion de penser, de changer, comme une occasion de résilience. Les philosophes diraient que l’étonnement réveille du « sommeil dogmatique ».
L’enfance est précisément l’âge privilégié de l’apprentissage de cette déconstruction. Nous l’avons dit, par leur capacité à se poser des questions fondamentales, enfants et philosophie sont des alliés naturels. Leur besoin d’explication offre à l’action éducative et pédagogique la faille dans l’égocentrisme naturel où pourra se faufiler l’étonnement et, de là, la possibilité d’être auteur de sa pensée.
En étant dans une activité canalisée, cet apprentissage sera véritablement celui où la liberté de jugement pourra advenir.
Parler ici d’activité me mène à développer le concept de médiation, de sa place dans l’éducation spécialisée, de sa place au sein du travail réalisé par le CMPP ainsi que ce qu’il en est de mon positionnement professionnel à ce sujet.
II. La question de la médiation
Le terme « médiation », très prisé dans notre vocabulaire professionnel, se goûte aujourd’hui à toutes les sauces. Dans sa définition la plus générale et la plus large, la médiation est ce qui vient se mettre « entre », ce qui fait « intermédiaire ». Dans son sens plus restreint et restrictif, elle désigne l’activité proposée dans un lieu et adressée à un certain public.
« Etre médiateur c’est se mettre au milieu » disait F.Tosquelles dans la même lignée que son « Triangulez, triangulez » bien connu des équipes de soins. L’éducateur va effectivement être le personnage qui peut établir un pont entre un être en devenir et un environnement, entre un enfant et son école, un enfant et sa famille, un enfant et son quartier, entre un enfant et son projet de croissance.
A. La médiation au CMPP
Au CMPP, le dispositif ATTP est particulièrement disposé à cette fonction de médiation. En effet, il propose aux enfants un espace de médiation dans tous les sens du terme.
Parce-que souvent les enfants qui viennent en ATTP viennent de l’école ou qu’ils y retournent après les quelques heures passées avec nous, l’ATTP et son personnel 46 font fonction de médiation entre l’enfant et l ‘école. Parce-que les enfants que nous recevons peuvent être amenés par leurs parents ou « récupérés » par eux à la fin des séances, l’ATTP sert de médiation entre l’enfant et sa famille. Enfin, parce-que beaucoup des activités proposées ou impulsées par les enfants se déroulent en extérieur (le vélo est beaucoup utilisé), l’ATTP sert de médiateur entre l’enfant et son quartier.
Les enfants accueillis dans ce dispositif sont reçus en petits groupes, la médiation comme tiers est alors tout autant essentielle dans les situations collectives. De plus, leurs prises en charge sont ponctuées par les différents suivis individuels avec des techniciens ou des thérapeutes. Le travail éducatif effectué en ATTP se situe alors dans les interstices de ces suivis en préparant les enfants à la rencontre en face à face qu’est la consultation.
A un échelon plus individuel, la médiation va tenter de créer de manière permanente les conditions les meilleures qui soient pour que l’enfant puisse bénéficier de toutes les occasions que la vie quotidienne offre d’être étonné, enrichi, interrogé. La médiation a alors ici pour but, par le truchement de la nouveauté et de l’étonnement, d’aider l’enfant à construire sa propre façon d’être et de faire. Il faut dire que les enfants que nous recevons au CMPP sont en péril au niveau de leur construction identitaire parce-que le conflit, la violence, le désordre, desquels nous sommes tous aux prises, ont trop souvent l’occasion de se manifester de manière non sublimée dans leur quotidien. La société, l’école, refusent cette violence, ce désordre intérieur. L’aspect révolutionnaire de la médiation se tient ici : elle propose un lieu où la violence réciproque peut se dire et se transformer.
Ainsi, dans sa fonction essentielle, la médiation réintègre et accueille le désordre en créant un espace qui lui sert de « réceptacle ». Pour que cet espace existe, il faut laisser être le symbole, le signe du désordre dont la manifestation la plus représentative est le conflit.
Je me souviens de ma surprise lors d’un de mes premiers jours de stage, alors que nous étions sorti avec les enfants, d’avoir été la seule des trois adultes accompagnant à être intervenue alors que deux enfants échangeaient des propos d’une grande vulgarité. Plus tard, j’ai compris que si aucun des deux autres adultes n’étaient intervenu ce n’était ni par habitude de la vulgarité, ni par fainéantise : au cœur de la médiation, ils avaient laissé le signe du symptôme de ces enfants être…
En effet, les émotions qui s’expriment souvent dans le conflit, ne peuvent se décrypter qu’à travers leur symbolisation. En ignorant la dimension symbolique de l’expression de la souffrance, il ne sera jamais possible d’aller au cœur de celle-ci. L’accueil de la souffrance, souvent déguisée en violence constitue l’étape primordiale et nécessaire pour mieux la transcender. Une telle affirmation m’amène à faire part de la situation suivante :
*. « Bois donc une tisane, ça répare… »
C’est lundi soir, il est 17h. Pour la seconde fois je vais rencontrer le groupe de pré-adolescents qui va venir au CMPP une fois par semaine pendant deux heures. Ils sont tous scolarisés au collège du secteur sauf un d’eux qui est en CM2. Tous sont pratiquement issus du quartier de Bagatelle. De ce fait, ils connaissent les mêmes personnes et les mêmes faits divers.
Lorsque ces adolescents sont arrivés dans la cuisine du CMPP, la conversation a longuement tournée autour de faits survenus récemment au collège ou dans le quartier. Pour ma part, ces faits revêtaient une grande violence et relevaient d’une certaine aberration. De plus, excepté le fait que les jeunes semblaient avoir besoin d’en parler entre eux, ces évènements d’une rare incivilité ne semblaient pas les choquer outre mesure. Néanmoins, pour continuer à leur permettre de « déposer » ces actes qui faisaient leur quotidien, et, à la fois, pour leur permettre d’envisager ce moment de rencontre autrement, il m’a semblé nécessaire « d’adoucir » quelque peu l’atmosphère. J’ai alors préparé de la tisane et sorti des petits gâteaux pour l’accompagner. Nous avons alors continué à parler des mêmes choses mais cette fois-ci assis en dégustant du thé et des biscuits. Certes, cet aménagement n’a sûrement rendu les choses que plus supportables pour moi. Mais cela a pu constituer le départ d’une nouvelle médiation.
Depuis, c’est presque devenu un rituel. A 17h, les jeunes nous rejoignaient mon référent et moi-même. Si ce n’était pas de la tisane et des biscuits, cela pouvait être des crêpes et un gâteau que nous confectionnions ensemble. Puis, nous nous installions autour de la table et les jeunes pouvaient déposer les évènements de leur quotidien dans une certaine atmosphère. Bientôt, leurs façons de raconter ces faits prenaient une autre tournure. Il semblait que les adolescents commençaient à exprimer leur étonnement, leur interrogation quant à la violence problématique de ces faits. De plus, il devenait possible pour mon référent et moi-même de participer à ces conversations. Nos avis étaient sollicités et nous pouvions ainsi introduire de nouveaux points de vue sur la question. Les séances avec ces jeunes commençaient souvent comme cela. Parfois, un ou deux jeunes qui avaient envie d’action, allaient se dégourdire à l’extérieur avec un ballon ou autre. Quant à moi, je restais encore dans la cuisine avec celui ou ceux qui ressentaient encore le besoin de parler. Bientôt, nous ne parlions plus des problèmes survenus au collège ou dans le quartier, mais du papa malade de l’un, de l’oncle en cavale de l’autre, de la maman en colère, de la petite amie qui délaisse, des angoisses adolescentes…
B. La médiation : processus de réparation et d’apaisement de la souffrance
Dans cette situation, on comprend ce qu’il nous a fallu mettre en place pour accepter la manifestation d’être de ces jeunes puis pour passer à une étape supérieure.
En ce sens et pour acquiescer les propos de J.Morineau 47 , on peut dire que la médiation offre un rituel à créer ou encore qu’elle permet à la souffrance de se dire par le biais d’un rituel. Ainsi, elle poursuit le même but que l’initiation qui accompagne le passage d’un état à un autre. Dans cette perspective, on peut dire d’elle qu’elle reproduit un rite initiatique. En effet, dans une société qui ne laisse pas de place au désordre, qui le refuse en l’éliminant, la médiation vient remplacer les rites initiatiques affaiblis. L’éducateur va être celui qui organise et garantit ce rite. Les acteurs de la médiation acceptent, dans cette optique, de travailler sur le dissensus et non sur le consensus. En ce sens, la médiation porte un regard nouveau, prête à réintégrer le symptôme pour lui donner son véritable sens. En proposant un espace différent des autres les médiations proposées dans les lieux de soins tel le CMPP participent à l’étonnement des enfants qui en bénéficient et participent ainsi à leur transformation.
Cette transformation potentielle qui s’opère alors au cours de la médiation et à la suite de celle-ci constitue le début du processus d’apaisement de la souffrance. Il faut, pour poursuivre ce processus, que la médiation intègre un espace de parole, d’une part, et qu’elle soit le lieu privilégié de la création de relations innovantes.
C. La médiation comme outil privilégié pour « fabriquer » des relations
Dans le service d’ATTP que propose le CMPP, les activités ne sont pas pré-établies. Le service dispose d’une cuisine, d’une salle de jeux, d’un garage à vélos et d’un atelier bois/bricolage. Ces pièces sont destinées à impulser des envies, idées, bref du désir chez les enfants. A partir de là, l’éducateur tient compte des désirs des enfants pour qu’une activité existe.
Alors au CMPP, on fait beaucoup de vélo, on les répare aussi, on joue à des jeux de société, on discute dans la cuisine, on fabrique des crêpes ou des pizzas(!), on fabrique aussi des bonhomme en bois, des fausses épées etc. Mais, au CMPP, on fabrique surtout des relations entre les gens, elles sont toutes différentes les unes les autres et pour chacun elles se veulent étonnantes. L’activité, au sein de la médiation, se propose d’être un « support à la relation » car « la relation ne prend racine que dans une activité partagée » 48 . C’est dans cet espace relationnel que l’action éducative prend tout son sens. L’éducateur appuie ainsi essentiellement ses interventions sur l’établissement d’une relation et la médiation est là pour créer l’exigence de cet établissement et pour s’inscrire en tant que tiers à cette relation. Car une relation sans médiation 49 , sans tiers basculerait hors d’un travail basé sur l’éthique. La médiation constitue ainsi un « espace de rencontre et d’activité dans lequel la relation éducative s’exerce ,et, dans le creuset de la relation éducative, s’exerce la transmission d’un certain savoir et savoir-faire sur le monde et sur la vie en société » 50 . Elle propose un mode d’échange particulier et étonnant dans le sens où « l’interlocuteur de référence semble n’avoir d’autre souci que ne jamais se manifester à la place où on l’attend » . La première manifestation de cette affirmation est significative dans la place que l’éducateur donne à la parole de l’enfant.
D. La médiation comme espace de parole
Les mots sont des moyens pour résoudre les tensions et les exprimer. Dans cette perspective, il est nécessaire de créer un espace de parole. Plus l’enfant parle, plus il s’individualise, plus il se sépare, plus il se réalise en tant que sujet responsable de ses mots et de ses actes. La séparation constitue la condition essentielle à l’émergence du désir du sujet, source de changement.
La médiation va favoriser l’expression du non-dit en étant consciente qu’il y a dans toute personne une part d’opacité. Cette part d’opacité c’est l’inconscient du sujet et l’éducateur travaille en étant averti de cela. C’est donc à lui de donner la parole au sens caché des mots. Pour cela, il doit aménager, au cœur de la médiation, un espace libre où les potentialités, les désirs et la parole vont pouvoir être accueillis. C’est une pratique étonnante pour l’enfant qui rencontre souvent pour la première fois des personnes prêtes à écouter sa voix intérieure. L’enfant est ainsi placé au cœur du processus éducatif. De fait, il est ainsi accepté tel qu’il est, dans sa globalité. Le besoin de sens issu de l’étonnement ne pourra advenir de façon constructive que dans un environnement qui lui sera particulièrement propice. Dans le travail éducatif, le besoin de sens de l’enfant est besoin de s’y retrouver. Autrement dit, l’espace qui accueille l’enfant en difficulté doit être suffisamment contenant pour que la déroute, sentiment premier issu de l’étonnement, puisse être porteur d’une énigme qui fasse question dans la tête de l’enfant : celle de son symptôme. Une telle approche ne se soutient que d’une approche philosophico-théorique qui part du principe que le sujet n’est pas étranger à ce qui lui arrive. Pour que l’enfant puisse exprimer les questions qui font son énigme, il faut que l’environnement s’y prête. De la question au sens restreint, L.Legrand nous dit cela : « Sous sa forme la plus authentique la question est un appel à l’aide, besoin de l’autre comme soutien moral et comme présence. La question implique ainsi confiance et amour car demander une explication c’est montrer une faiblesse mais c’est encore reconnaître la valeur de celui à qui on s’adresse (…) cela ne se peut que là où l’on suppose devoir rencontrer le dévouement et l’amour. Voilà pourquoi les pédagogues dominateurs ont des classes muettes : il y manquera toujours la chaleur affective qui rend possible la mise au jour d’une infériorité, il y manquera toujours l’intimité d’un contact authentiquement humain » .
On peut ainsi considérer que la construction et l’intériorisation du caractère contenant et sécurisant que propose l’espace est indispensable pour que l’enfant puisse s’impliquer activement dans la relation et dans la démarche de soins. Pour cela, il est nécessaire d’inscrire la loi dans la démarche éducative en amenant l’enfant à questionner ses positions par rapport à elle. Les limites sont alors clairement explicitées, elles sont cohérentes et donnent naissance à des règles plus ou moins négociables. En effet, la négociation, la discussion et l’implication sont très favorisées. Cela m’a donné l’occasion de voir à plusieurs reprises des enfants demander l’autorisation de faire quelque chose en proposant d’emblée l’argument qui faisait que le projet de soins n’était pas remis en cause pour autant si la requête était acceptée.
Il s’agit pour les professionnels qui portent le cadre de ne pas reproduire l’imposition d’interdits que l’enfant rencontre trop souvent dans d’autres lieux. Il s’agit plutôt de donner du sens à ces interdits. C’est l’art du « détour pédagogique ». Alors il sera possible pour l ‘enfant, devant son étonnement sur sa capacité à accepter les limites, de percevoir que la loi est incontournable car elle permet l’existence de la société et que c’est la façon dont on se positionne vis à vis d’elle qui fait la façon dont on la tolère. De plus, l’enfant s’assure ainsi de notre présence et de notre capacité à contenir. Enfin, si la spécificité et le désir de chacun des professionnels à donner un sens aux actions pour créer ce lieu autour de l’enfant, alors le CMPP sera vécu comme structurant et repérant.
L’espace éducatif, comme espace de parole tient alors compte de la réalité quotidienne et environnementale de l’enfant mais c’est aussi un espace qui tient compte de sa réalité intérieure. A.Lebon 51 synthétise l’originalité d’une telle vision des choses ainsi : « Ce qui fait que la psychoéducation est révolutionnaire c’est justement qu’elle a fait une science et un art du partage de la relation et de l’action éducative dans le quotidien qu’on considère souvent banal et insignifiant. Révolutionnaire elle l’est aussi parce que le sujet est au cœur de toute intervention, que tous ses gestes, ses paroles, ses silences, constituent un langage et qu’écouter ce langage et lui permettre d’exister c’est favoriser la création d’une identité, l’émergence d’une autonomie. Permettre le langage c’est partager la vie quotidienne du sujet et créer à longueur de journée les conditions d’actualisation du meilleur qui est en lui » .
Un tel environnement permet de dépasser la déroute et la frustration générée inéluctablement par l’étonnement. Mais ce cadre pour être efficace, dans ce dépassement, doit être accompagné d’une posture particulière de l’éducateur.
III. Une posture d’adulte pas banale : l’écoute
Malgré ce que l’on pourrait penser, l’écoute n’a rien à voir avec la passivité. C’est un mouvement, une posture.
Au début de mon stage, il m’a fallu d’abord apprendre à « être-là », juste être là, sans penser que cela ne servait à rien. Au CMPP, les enfants agissent ou non, passent d’activité en activité et nous les suivons dans leur univers. J’ai ainsi passé de longues minutes à regarder les enfants faire du vélo avant de m’apercevoir que si je m’absentais l’un d’eux tomberait, qu’une dispute adviendrait ou qu’un dépassement de limite aurait lieu. Mais, plus que tout, je me suis aperçue que si je m’absentais les enfants ne pourraient plus s’arrêter prés de moi tous les dix tours pour me faire part de ce que le vélo qui marchait dans leur tête en même temps qu’ils pédalaient leur donnaient à comprendre de la rencontre avec leur psychisme. Dans « Processusde maturation chez l’enfant » , Winnicott écrit que « si un adulte pense aider en donnant sans voir qu’être là pour recevoir est d’une importance primordiale c’est un signe évident de son incompréhension des enfants ayant souffert de carences affectives ».
Afin d’expliciter mon propos et d’illustrer cette position d’écoute, permettez-moi de vous conter la situation suivante.
A. « De la petite fille qui en avait marre de vivre »
C’est jeudi après-midi. Cinq enfants sont présents sur le groupe ATTP. Comme c’est le milieu de l’après-midi certains enfants sont en prises en charge individuelles, d’autres s’y rendent. Alice, elle, revient de sa prise en charge orthophonique. Moi, je suis là, dans la cuisine, je tente d’accompagner les enfants dans ces temps interstitiels. J’accueille Alice avec le sourire, lui demande si sa prise en charge s’est bien passée. Alice me dit que oui. Elle se sert un verre d’eau, le porte à ses lèvres et dans l’instant avant de laisser l’eau pénétrer dans sa bouche, elle me dit : « j’en ai marre de vivre moi ». Pendant peut-être une seconde j’ai senti que j’allais m’effondrer sur le sort de cette petite de 8 ans et demi pour laquelle l’équipe a mis beaucoup d’énergie pour qu’elle ne bascule pas dans la psychose et qu’elle puisse entrer dans les apprentissages. Aujourd’hui c’est fait. Alice ne présente plus de stéréotypies et elle passe beaucoup plus de temps à l’école que l’année dernière. Mais aujourd’hui Alice, elle en a marre de vivre. Je ne me suis pas effondrée. Presque aussi sec et sur le même ton qu’elle je lui ai répondu : « ben, tu veux faire quoi alors ? ». La petite a eu un sourire étonné puis elle m’a dit : « non c’est pas ça en fait ». Elle a alors pu exprimer quelque chose de l’ordre de son impatience à grandir, de sortir de ce quartier, de faire de nouvelles rencontres.
Par cette situation, nous pouvons comprendre que la position d’écoute de l’éducateur a quelque chose à voir avec une fonction de miroir. En effet, cette fonction, au cœur de la médiation, permet aux acteurs de cette dernière d’exprimer la dualité qui existe en chacun. Ainsi l’enfant ne va plus seulement entendre sa voix, ses mots mais aussi une autre voix qui dit quelque chose de différent. L’enfant va alors pouvoir s’éveiller à ce double langage.
La situation dont je vais faire part maintenant ne s’est pas déroulée sur mon lieu de stage mais en situation professionnelle parallèle. Permettez-moi de vous la soumettre en pensant qu’elle n’en est pas moins intéressante ni moins significative de mes propos.
B. « Le camion tombe dans l’eau »
Julien est un petit garçon psychotique. Il aime beaucoup dessiner. Tous les mercredi, je l’accompagne à la MJC (Maison des Jeunes et de la Culture) de son quartier pour participer à un cours de dessin et d’arts graphiques. Julien a un coup de crayon particulièrement impressionnant. Lorsqu’on le regarde faire on ne comprend pas toujours très bien où il veut en venir ; mais le résultat est toujours étonnant. Etonnant, jusqu’à un certain point…Parce-que Julien ne dessine que des véhicules : des voitures, des camions, des avions, des bateaux de toutes les couleurs et dans toutes les situations catastrophiques possibles. Julien ne dessine donc que des véhicules…en répétant inlassablement des phrases telles que : « le camion tombe dans l’eau », « le bateau vole dans les airs », « la voiture rouge explose » etc.
Je note cependant que, malgré mes sollicitations, Julien en dessine jamais d’êtres vivants. A plusieurs reprises, je me suis sentie « inutile » face à cet enfant qu’on m’avait confié pour qu’il ne renverse pas les pots de peinture des autres enfants (mais il ne les renversait pas), pour qu’il ne s’échappe pas de la salle (mais il ne s’échappait pas il allait seulement aux toilettes) et qui dessinait bien mieux que moi. Un jour, j’ai pris une feuille, comme Julien, et j’ai imité tous ses gestes, mots et coups de crayon. J’ai fait les mêmes dessins que lui, dans le même ordre que lui, en disant les mêmes phrases que lui. Julien s’est beaucoup amusé de la situation, il riait aux éclats, les yeux grands ouverts il m’observait faire comme je l’avais observé depuis si longtemps. La séance suivante Julien a dessiné un indien et a donné un chauffeur à ses camions…
Une posture d’écoute donne à l’autre la possibilité de se voir, de s’entendre et peut-être ainsi de changer. C’est une question de disponibilité attentive pour ce qui est dit et fait par l’enfant. L’éducateur porte ainsi un intérêt à tout ce que l’enfant présente. J’ai toujours été très admirative quant à la faculté de l’éducateur avec qui j’ai travaillé au CMPP à remarquer en un clin d’œil un vêtement nouveau sur un enfant et à le lui signifier. L’écoute est un mouvement disions-nous plus haut. M.Lemay 52 écrit à ce sujet qu’il s’agit d’un « mouvement de disponibilité afin que l’autre puisse voir ce qui se joue en lui. (…)mouvement qui permet d’accompagner le discours d’autrui en sachant reconnaître le contenu latent ». Selon Capul et Lemay 53 ceci serait le premier niveau d’écoute. Il en existerait un second que ces auteurs nomment « l’intelligence de l’inconscient » et qui consiste en le décodage du contenu latent. Parce-que « l’écoute va amener le sujet à se sentir compris et souvent pour la première fois reconnu comme personne digne d’estime » , parce-que l’écoute participe à une réparation narcissique contribuant à placer l’enfant à sa place de sujet, parce-que deux personnes qui s’écoutent avec respect c’est deux personnes qui s’étonnent d’être, on peut dire de l ‘écoute qu’elle est une posture tout à fait propice à susciter l’étonnement.
Néanmoins, le niveau d’écoute dans lequel on se trouve suppose une mobilité affective de la part de l’éducateur qui sous-tend une certaine sécurité intérieure. Le mouvement de disponibilité, d’accueil et de réceptivité traduit une volonté à se tendre affectivement vers l’autre et à le comprendre. Dans le même temps, l’écoute demande une mise à une certaine distance car il ne peut y avoir d’écoute ni dans l’indifférence ni dans la fusion. Il s’agit donc de trouver une bonne distance à recréer à chaque fois. Parce-que l’espace de médiation est l’espace éducatif d’une relation, des phénomènes transférentiels entrent inéluctablement en jeu ; il convient donc d’être au courant de ces phénomènes inhérents à toute relation pour mieux s’en décaler, pour mieux étonner, pour mieux promouvoir une position de sujet responsable.
IV. Le contre-transfert au service de l’étonnement
Afin de bien comprendre de quoi l’on parle, il semble nécessaire que quelques rappels théoriques s’actualisent ici.
On parle de transfert, en clinique éducative, lorsque l’on évoque une relation privilégiée entre un « usager » et un éducateur. Le transfert peut potentiellement exister dans toute relation et c’est parce qu’on ne peut jamais s’en débarrasser qu’il peut devenir embarrassant. Cependant, Rémi Sainterose 54 insiste particulièrement sur le fait que la référence au transfert est ce qui peut se faire de mieux dans le type de prises en charge qui nous concernent. En effet, selon ce même auteur, une grande partie de notre travail serait réalisé si nous accordions davantage d’attention à l’élucidation des aspects transférentiels générés par les prises en charge d’enfants en difficulté. Ce concept psychanalytique mérite donc que l’on s’y intéresse particulièrement afin de comprendre de quoi il s’agit réellement.
Le transfert désigne généralement le processus psychologique par lequel des désirs inconscients et infantiles viennent s’actualiser dans une relation présente. Dans cette perspective, le transfert relève d’une double erreur : erreur sur la personne et erreur sur le temps. C’est Freud le premier qui a conceptualisé le phénomène transférentiel. Son humilité lui a permis de comprendre que les élans amoureux manifestées par ses patientes hystériques ne lui étaient pas destinés à lui précisément mais qu’ils impliquaient des affects liés aux objets d’investissement infantiles (les parents). Ainsi, le transfert peut se manifester de deux manières :
· Le transfert positif qui engage des sentiments amoureux à l’égard du soignant, constitue une résistance composée d’éléments érotiques refoulés.
· Le transfert négatif qui engage des sentiments hostiles à l’égard du soignant, constitue une résistance de fait quant aux progrès du suivi.
Puisque liée aux imagos parentaux, la dynamique transférentielle implique largement les parties inconscientes des complexes infantiles, tel que le complexe d’Œdipe. Dans cette perspective, nous comprenons que si les enfants en institution sont concernés par le transfert c’est parce que ce dernier est lié au fonctionnement même du psychisme. Par exemple, l’étude du transfert chez les enfants en état d’abandon que nous recevons en CMPP fait régulièrement apparaître l’existence d’une vie affective perturbée durant la petite enfance. Je comprends également mieux ainsi ce sentiment de tendresse que je ressens régulièrement face à ces enfants avec qui je travaille et qui insistent dans leur rapprochement à mon égard.
Néanmoins, considérer le transfert comme une simple répétition du passé n’est pas suffisant et serait bien restrictif. Le désir et l’éthique de l’éducateur vont permettre au transfert de se « liquider » selon des modalités différentes de celles qu’il a connu avant. Il y a donc un moment où le transfert va laisser la place à une interprétation, source de renouvellement. Ici, nous entendons l’intérêt de gérer le transfert non comme une répétition pathogène, mais comme une occasion de résilience, une source de « re-vie ».
*. Déplacement, sublimation et renouvellement
Dans son écrit intitulé : « Remémoration, répétition et élaboration », Freud va introduire la notion de « perlaboration » de la résistance manifestée dans le transfert. Autrement dit, l’analysant va devoir effectuer un travail psychique de manière à percevoir et à élaborer quelque chose du sens de sa résistance, de son transfert. En institution, on peut comparer la notion de perlaboration de Freud aux supervisions dans lesquelles on entreprend d’élucider les mouvements transférentiels qui opèrent en son sein.
Il s’agira donc, pour le soignant, en prenant appui sur la dynamique transférentielle, de créer de nouvelles éditions des anciens conflits mais, cette fois, en mettant en œuvre toutes les forces psychiques disponibles pour aboutir à une solution différente. Selon Daniel Sibony, l’aboutissement du transfert passe par ce qu’il appelle le « transfert du transfert », autrement dit, le détachement du transfert de son objet (l’adulte soignant) pour le diriger vers d’autres objets. Destitution (et non substitution) du Sujet Supposé Savoir-Faire 55 que représente l’éducateur pour laisser le patient libre de s‘accommoder comme il l’entend de sa position de sujet. Il ne saurait donc y avoir de fin de traitement sans liquidation du transfert, sans détachement progressif.
En clinique éducative, le transfert se manifeste au quotidien lorsque l’on évoque « l’accrochage » d’un enfant avec tel ou tel éducateur. Selon J.Rouzel 56 , la clinique éducative opère sous transfert au même titre que la clinique psychanalytique. Comme toute relation humaine, la relation éducative s’inscrit sur un fond d’affectivité dont l’amour fait partie. J.Rouzel rajoute même que ce qui fait la spécialité de l’éducateur spécialisé c’est sa compétence à mettre au travail des « aménagements favorisant le transfert ». Ces aménagements sont constitués par tous les tiers intervenant dans la relation. Autrement dit, l’espace des médiations, les autres membres de l’équipe, l’institution elle-même mais aussi les parents. En effet, la parole des parents et leur vœu inconscient vont être déterminants au préalable de la mise en place du transfert de l’enfant. De fait, les parents sont impliqués dans le dispositif de soin de l’enfant puisque ses symptômes, fantasmes et désirs sont en lien étroits avec ceux des parents. Travailler avec l’inconscient de l’enfant c’est, selon R.Sainterose, travailler avec l’inconscient des parents. Et cela n’implique pas la même chose pour l’enfant d’avoir été amené au CMPP pour être soigné, aidé, grondé ou assisté.
De la même manière qu’en psychanalyse mais à un autre degré, le sujet va être amené devant son manque. Le dispositif dont dispose l’équipe éducative pour vivre cette question ne lui permet pas de parler de travail sur la castration comme en psychanalyse mais de travail sur l’autonomie.
Dans la clinique éducative, l’amour qui se joue dans la rencontre est également un amour adressé au savoir. Cependant selon Rouzel, il n’est plus question de Sujet Supposé Savoir, mais de « sujet supposé savoir-faire ». Savoir-faire avec ce qu’il est, savoir-faire dans les relations, savoir-faire dans la société, dans les démarches administratives etc…De la même façon que l’analysant, l’enfant suppose à l’éducateur qui l’accompagne un savoir sur lui, la vie et le monde qui l’entoure. C’est au titre de ce savoir que l’enfant, le jeune, l’adulte va « accrocher ».<Ce savoir supposé de l’éducateur il s’agit de le transmettre. En effet, en psychanalyse le transfert sert à interpréter le fantasme, dans la clinique éducative le transfert va être utilisé pour donner lieu à une transmission de savoir. Pour ce faire, l’éducateur prend appui sur ce que transfère le sujet pour l’amener à s’approprier son propre savoir, celui que le sujet avait d’abord prêté à l’éducateur. La même dimension de déplacement qu’en psychanalyse est en jeu dans la relation éducative : le jeune s’appuie sur son amour pour l’éducateur pour investir d’autres types de relation et d’objets d’amour. Par ce déplacement il peut, selon Rouzel, expérimenter une « marge de manœuvre dans laquelle il s’éprouve comme sujet responsable ».
Il s’agit donc, pour l’éducateur d’être au fait de ces mécanismes transférentiels car, nous dit Rouzel, c’est à cette condition qu’il peut permettre la fin de l’état d’abandon de l’enfant et contribuer à la fin de la répétition pathogène. En déplaçant la charge affective qu’il supporte sur d’autres objets d’investissement il ouvre des possibilités nouvelles à l’enfant.
C’est ainsi qu’au CMPP, l’éducateur qui accueille les enfants sur la demi-journée ne pose pas d’avance les activités. Les possibilités existent de fait puisque des vélos sont disponibles ainsi qu’une cuisine, des jeux de société et un atelier bricolage. Mais pour commencer, la relation et les désirs manifestés par les enfants seront ses seules médiations. Puis, en apprenant à bricoler sans mise en danger de lui-même et des autres, en apprenant à faire du vélo tout en respectant le code de la route…l’enfant pourra éventuellement accéder aux apprentissages scolaires et aux codes sociaux qui, du fait qu’ils soient symptômes, signent l’existence de sa problématique.
Cependant, travailler avec le transfert, ne doit pas être, à mon sens, réduire la relation au transfert. En effet, à la composante transférentielle répétitive la rencontre peut ajouter une dimension possible d’innovation et de renouvellement. Ainsi, peut-être, pourrions-nous considérer que le transfert ce n’est pas se tromper d’adresse, comme l’indique la théorie freudienne, mais justement l’occasion de trouver la bonne adresse en ce qui concerne l’accession à la position de sujet et à son épanouissement.
L’expérience citée en suivant permettra d’illustrer une situation transférentielle survenue au CMPP.
B. De la petite malienne qui voulait apprendre l’hébreu
Anissa est une petite fille de 10 ans qui vient au CMPP deux après-midi par semaine. Sa présence est très problématique à l’école du fait de ses accès de violence et du peu de valeur qu’elle accorde à la parole des pédagogues. Mais, au CMPP le comportement d’Anissa ne pose aucun problème. L’équipe travaille ainsi sur ses difficultés à se construire dans un environnement familial dont la culture ne laisse que très peu de place à la parole féminine. Anissa est l’aînée des filles d’une grande fratrie. Il y a quelques années, sa mère a tenté de quitter son mari et a fui avec les enfants vers la capitale mais les circonstances ont fait qu’il lui a fallu rejoindre le domicile conjugal et reprendre la vie de famille à laquelle elle avait voulu échapper. La place des hommes est ainsi problématique dans la psyché de la petite fille qui mène toute relation avec un homme comme un rapport de force. C’est ainsi qu’Anissa envisageait la relation avec mon référent. Du fait que je travaillais avec cet éducateur, je proposais une alternative à cette enfant pour ne pas qu’elle se confronte perpétuellement à ce rapport de force. Une relation particulière s’est ainsi établie entre nous et Anissa passait le temps de ses prises en charge au CMPP presque exclusivement avec moi. Parallèlement, mes régulières allers et venues, dues à mon statut de stagiaire, cautionnaient le fait qu’il était nécessaire qu’elle accepte la présence de l’éducateur du groupe comme une présence précieuse et aidante.
Comme je le précisais plus haut, Anissa est d’origine malienne. Nos rapports se faisant de plus en plus privilégiés, nous avons un jour abordé la question de nos pays d’origine et de nos langues maternelles respectives. Anissa m’a dit ne pas aimer sa langue et avoir honte d’avoir à la parler dans la sphère familiale. Lorsqu’elle m’a interrogé sur ma propre langue maternelle (l’hébreu), elle m’a également demandé de lui apprendre une chanson traditionnelle. En contre-partie, Anissa m’a appris une chanson en espagnol qu’elle avait apprise à l’école. Les jours suivants, elle m’apprenait les rudiments du dialogue espagnol (que je connaissais) et je faisais de même de mon côté, en hébreu. Anissa se montrait très intéressée par l’hébreu mais continuait à répugner à me dire un seul mot en malien. Un jour, elle m’a demandé de lui apporter un livre en hébreu pour apprendre à l’écrire. Le livre que je lui apportais n’était pas en hébreu. C’était un livre sur le peuple malien. Nous l’avons regardé ensemble et les positions défensives de l’enfant se sont un peu détendues. Quelques jours plus tard, lors d’un jeu improvisé où chacun d’entre nous (enfants et adultes) devions dire la même phrase dans nos langues maternelles respectives, Anissa a pu, avec nos sollicitations, s’exprimer en malien avec un peu moins de honte.
Dans cette expérience il m’a semblé important de me décaler de la demande de l’enfant pour qu’elle puisse s’approprier quelque chose de son propre vécu et peut-être soutenir l’émergence d’un désir propre. Pour cela, il m’a fallu conscientiser des éléments transférentiels et contre-transférentiels qui m’ont permis de me décaler ; décalage générateur d’étonnement et donc de réflexion sur son rapport à soi-même et au monde.
Il convient ainsi, pour l’éducateur sensibilisé à une psychopédagogie de l’étonnement, d’être au fait des phénomènes contre-transférentiels.
C. Le contre-transfert dans la clinique éducative
Si le transfert est une demande de savoir adressée, il paraît tout naturel que cette demande soit gratifiante pour celui qui la reçoit. La question est donc de savoir comment l’on réagit à cette gratification, à cette demande d’amour et de savoir que l’autre nous adresse. Ainsi , le contre-transfert désigne « l’ensemble des réactions affectives conscientes ou inconscientes de l’analyste envers son patient » 57 . On peut donc entendre sous le terme de contre-transfert tout ce qui, dans la personnalité du soignant, peut intervenir dans le soin et plus précisément ses réactions inconscientes vis-à-vis du patient, affects et sentiments compris.
Comme nous l’avons vu concernant le transfert, les affects sont inhérents à toute rencontre et à toute relation humaine. L’éducateur n’en est donc pas exempt et nous verrons plus tard que c’est tant mieux. L’analyste peut avoir une attitude passive dans sa participation à l’expérience affective du patient dans la cure. Les éléments de participation active du soignant qui peuvent se traduire par de l’acceptation ou du refus, par exemple, sont parfois regroupés sous l’expression de « réactions contre - transférentielles ». Or, il me semble que c’est justement une spécificité de l’éducateur que d’être actif (au sens d’intervenir) dans les expériences de ceux qu’il accompagne et il ne peut s’y soustraire. Le contre-transfert existe donc chez les éducateurs de la même manière que le transfert concerne ceux que nous accompagnons.
*Intérêts du contre-transfert selon la psychanalyse
Un mouvement psychanalytique moins radical que le mouvement psychanalyste orthodoxe serait de considérer le contre-transfert comme un instrument favorisant le travail analytique dans la mesure où l’analyste y est attentif. Ce mouvement est issu de réflexions d’analystes ente 1950 et 1960. En effet, P.Heimann, M.Little, A.Reich et L.Tower (qui, au passage, sont toutes des femmes) ont été les premières à ne pas réduire le contre-transfert à un phénomène pouvant engluer la cure dans des schémas répétitifs et venant contrarier le travail analytique. Selon P.Heimann la réponse émotionnelle immédiate de l’analyste est un signe de son approche des processus inconscients du patient. Le contre-transfert aiderait donc l’analyste à focaliser son attention sur les éléments les plus urgents des associations du patient, voire permettrait même d’anticiper quelque chose du déroulement de la cure. A.Delourme (dans « Distance intime, tendresse et relation d’aide » , Desclée de Brouwer, 1997) ira dans le même sens en affirmant qu’un vécu contre-transférentiel peut venir conforter une hypothèse de soin et de diagnostic. Dans son écrit « The nonhuman environnment in normal developement and in schizophrenia » en 1960, H.Searles énoncera qu’il est impossible pour lui de concevoir que l’analyste puisse mettre de côté ses sentiments réels et fonctionner encore efficacement.
Freud admettra dans sa « lettre à Biswanger » que chacun doit posséder dans son inconscient un instrument avec lequel il peut interpréter les expressions de l’inconscient des autres. Ainsi, pour lui, ce que l’on donne au patient ne doit jamais être « affect direct mais affect toujours consciemment accordé et cela plus ou moins selon les nécessités du moment ». On comprend alors la nécessité de reconnaître à chaque fois son contre-transfert pour le surmonter et être soi-même libre.
Quelles conclusions peut-on tirer de ces conceptions psychanalytiques dans notre pratique professionnelle d’éducateurs spécialisés sensibilisés à la psychanalyse et aux mouvements transférentiels ? Certes, la dynamique de la rencontre, comme nous l’avons déjà évoqué, ne peut être réduite à une relation d’objet dans le transfert ou à une mauvaise gestion pour l’éducateur de son contre-transfert. Cette acception engage le soignant à une position de grande vigilance vis-à-vis de ce qu’il fait. Il est important de comprendre à quelle place on est mis lorsque ça « accroche » et pourquoi. Une telle mise en garde est d’autant plus importante lorsque l’on travaille avec des personnes présentant des pathologies dites de « personnalités limites ». Concernant le personnel qui les accompagne, Bergeret, dans « Narcissisme et états limites » , expose la notion de « dépression contre-transférentielle », dépression inélaborable car elle ne nous appartient pas, on nous la donne en « dépôt-vente » . En tant qu’éducateurs auprès de ces populations, il est possible que nous soyons mis à la place d’objet anaclitique dont la fonction est de venir en substitution de l’objet à jamais perdu. Pour eux, nous représentons potentiellement la mère dépressive qu’ils ont connu au début de leur vie. On ne peut se remettre à penser qu’à la condition de prendre conscience de cela. Dans le cas contraire, notre culpabilité, notre inquiétude et l’urgence des situations peuvent nous amener à agir de manière anti-thérapeutique en nous faisant sortir du cadre jusqu’à parler de faute professionnelle. Devant un tel phénomène, on peut se poser la question de savoir qu’est ce qui se passe dans la relation pour qu’adviennent de telles mises en acte et de quoi il faut rester conscient pour ne pas que le contre-transfert, devienne, selon l’expression d’Anzieu, une « folie à deux ».
L’étonnement issu du décalage proposé par l’éducateur, par le truchement de l’analyse des phénomènes transférentiels et contre-transférentiels, peut constituer une occasion de renouvellement et éventuellement contribuer à la fin de la répétition pathogène. L’attitude de l’éducateur ainsi que son éthique quant aux affects transférés par l’enfant va permettre de faire rupture avec ce que l’enfant a connu auparavant et ainsi de construire une relation étonnamment différente dans laquelle l’enfant n’est ni carencé ni saturé d’affects et se trouve placé dans une position de sujet responsable.
Il est maintenant temps de faire part des expériences qui m’ont permises d’expérimenter la position que je me préfère de manière autonome.
V. L’observation éducative, scène privilégiée de l’étonnement
Durant mon stage, outre les différentes responsabilités prises au sein du dispositif ATTP, il m’a été possible de mener de façon autonome deux suivis éducatifs que l’on désigne, au sein du CMPP, sous l’expression d’ « observation éducative ».
L’observation éducative, pour laquelle il n’existe aucune méthodologie particulière, peut survenir soit lorsqu’un enfant nous est adressé avec la plainte unique de troubles du comportement, soit lorsque l’idée de placement est clairement sous-jacente de la demande des parents ou de l’école, soit lorsque la demande n’est pas claire et qu’elle nécessite d’être « démêlée ». Dans tous les cas, la demande est complexe et mérite d’être clarifiée et dans tous les cas nous ne disposons que de peu d’éléments concernant l’enfant. Les représentations de l’équipe sur l’enfant s’en trouvent ainsi amoindries et l’étonnement favorisé. J’ai donc pu suivre deux enfants en consultation d’une heure de manière hebdomadaire et individuelle.
*. « La petite fille refrognée »
Pour le premier suivi, il s’agissait d’une petite fille de 4 ans. Sa sœur aînée était déjà suivie par une éducatrice au CMPP. Devant les progrès de l’aînée et les difficultés de la petite, la maman souhaitait que sa fille bénéficie également d’une prise en charge car elle s’inquiétait pour son développement et son épanouissement. En effet, depuis quelques temps elle la trouvait « renfrognée » et « feignante pour parler ». Etant entendu que je prendrai le suivi à ma responsabilité jusqu’à la fin de mon stage, je rencontrais Natacha et sa maman (le père ayant quitté la mère avant la naissance) avec l’assistante sociale. Durant l’entretien, Natacha ne m’opposa aucune résistance. Elle m’a très vite sollicitée pour jouer près d’elle m’empêchant ainsi d’écouter le récit que sa mère faisait de son histoire chaotique. A la fin de l’entretien, la maman a dit qu’elle avait l’impression que sa fille lui en voulait. A ce moment là, Natacha a levé le nez de ses jeux et a jeté un regard noir à sa mère qui a dit « c’est quand elle me regarde comme ça que je culpabilise ». La petite semblait en effet comprendre beaucoup de choses de son histoire ce qui ne manqua pas de m’étonner.
Les séances individuelles confirmèrent que l’enfant présentait un retard global et le contexte de sa naissance et de sa vie jusque là, très problématique, lui conférait une place qu’elle refusait en se refermant sur elle-même. Avec cette petite, j’ai pu faire l’expérience de la mise en œuvre de l’étonnement avec des touts petits : celui a l’œuvre dans le jeu. L’enfant, a 4 ans, testait encore la permanence de l’objet. Les jeux de « coucou-cache-cache », avec l’étonnement qu’ils entraînent, lui ont manifestement permis d’acquérir ce que Piaget nomme « la permanence de l’objet ». Cette accession implique que l’enfant reconnaisse qu’un objet continue d’exister lorsqu’il disparaît de son champ de vision. Ainsi, l’enfant peut envisager la séparation psychique, condition essentielle de l’accession à une position d’individu entier et responsable, comme beaucoup moins menaçante. Ce processus est à mettre en lien avec celle du « for da », énoncé dans le premier chapitre. L’occasion de faire cette expérience se manifestait de manière répétitive durant les séances. Un jour, Natacha y a mis fin toute seule.
La grossesse de la maman de Natacha s’est déroulée dans un contexte très morbide ; de nombreuses morts et de nombreux deuils ont ponctué cette grossesse. De plus, après de longues hésitations sur le fait de garder l’enfant ou non, il a fallu que la maman fasse très attention à elle durant la grossesse car le risque de perdre l’enfant était réel. Natacha testait ainsi le désir de l’autre qu’elle soit vivante, qu’elle le reste et que sa vie est un sens pour les autres. Ce comportement se manifestait notamment au début de nos séances : pour accéder à la salle de jeux il nous fallait monter des escaliers et Natacha ne ratait pas une occasion de jouer à « je me laisse tomber dans le vide ». Mes réactions face à ce « laisser tomber », sur le même ton d’exagération théâtrale, étaient destinées à laisser l’enfant penser que j’avais peur qu’elle tombe, qu’il était important qu’elle ne tombe pas et que, quoi qu’il en soit, je ne la laisserai pas tomber. Face à ces réactions disproportionnées, la petite avaient ces yeux étonnés et ce sourire amusé. Ce « jeu » apparaissait régulièrement, jusqu’à ce que d’elle-même, la petite monte les escaliers d’une traite, parfois même dans le noir…
L’observation éducative a contribué a permettre à l’enfant de trouver une place d’élève au sein de l’école et d’avancer plus sereinement dans son développement. A la date de mon départ du CMPP, le suivi a été repris par mon référent de stage.
*. « De l’enfant qu’on ne laissait pas être sourd »
Le second suivi éducatif qu’il m’a été permis de réaliser concernait un dossier très complexe dont certaines des parties restent encore mystérieuses. Il s’agit d’un enfant de 10 ans, malentendant, qui après avoir bénéficié d’une prise en charge de type SESSD (Service d’Education Spécialisée et de Soins à Domicile) dans une institution spécialisée, avait été orienté vers un institut de rééducation, le SESSD ayant statué sur la primauté de ses troubles du comportement. L’institut de rééducation ne pouvant accueillir l’enfant, faute de places, il nous a été adressé pour que la situation soit « démêlée ». Ayant moi même effectué un stage auprès d’enfants malentendants, le suivi m’a été confié. L’accueil s’est déroulée en la présence du médecin psychiatre, de l’enfant, de son oncle (le papa travaillant beaucoup et la maman ne parlant pas français) et de la mienne. Je dois avouer que la façon dont l’entretien a été menée m’a beaucoup interrogée car il a consisté uniquement en l’énumération des difficultés de l’enfant sous la forme, me sembla-t-il, de « reproches ». A la suite de cet entretien il m’a été possible de rencontrer l’enfant seule et, en réaction à ce qui venait de se passer dont je ne peux encore définir si elle fut pertinente ou simplement réactionnelle, il m’a semblé nécessaire de « rectifier le tir ». En effet, il était hors de question que l’enfant vienne au CMPP dans l’idée qu’une leçon de morale lui serait faite à chaque fois. J’ai alors dit à l’enfant que j’avais bien entendu ses difficultés et que je serais toujours disponible pour les entendre mais que ce qui m’intéressait avec lui, c’était de découvrir ses envies, ses souhaits et ses capacités. Ce suivi fut l’occasion de beaucoup de surprises. En effet, bien qu’il était dit par le SESSD que l’enfant présentait des troubles du comportement importants et que cela était confirmé par le personnel de l’école, l’enfant en situation duelle ou groupale n’a jamais montré le moindre trouble de ce côté là durant sa prise en charge. De plus, il n’a cessé de me présenter les signifiants de sa surdité : alors qu’il lui était reproché de ne pas mettre ses appareils auditifs, il venait me rencontrer tous les mardis munis de ces prothèses. Et puis il y a eu ce rire, un rire d’une immaturité extrême, preuve de sa carence d’expériences sensorielles, lorsque la scie qu’il tenait dans sa main a touché le bois qu’il devait couper. Enfin, il y a eu ce chien dessiné sans oreilles.
J’ai également été toujours très impressionnée que cet enfant qui présentait une surdité secondaire, mais non négligeable, puisse suivre une scolarité dans une classe traditionnelle du quartier. Je me doutais de l’énergie que devait produire cet enfant afin de compenser cette surdité qui n’a été très traitée que très tard après sa découverte.
La prise en charge au CMPP s’est ainsi davantage interrogée sur les conséquences de la surdité sur le comportement de l’enfant. Il s’est alors avéré que les troubles du comportement pouvaient certainement être réactionnels à cette déficience et à la difficulté de suivre une scolarité sereinement dans ce quartier. Une autre orientation que l’institut de rééducation a alors été pensée pour l’enfant.
Cette observation éducative m’a donné la possibilité d’appréhender le fait qu’il soit nécessaire de se décaler de la demande initiale de la prise en charge, l’orientation dans ce cas précis. Répondre de façon étonnante à la demande c’est déjà commencer à décaler l’enfant de son symptôme. Cela est notamment important lorsque l’enfant est adressé au CMPP pour être orienté dans un établissement spécialisé. Dans ce cas, l’enfant est souvent objet de cette demande, qu’elle vienne de l’école ou autre, il ne sait souvent pas ce que signifie le placement. Dans le cas du jeune que j’ai suivi, l’enfant disait être d’accord pour être placé mais une analyse approfondie a permis de comprendre qu’il nourrissait l’espoir d’être placé dans le même établissement que son frère aîné pour qui il a une très grande admiration et à qui il s’identifie beaucoup. De plus, les difficultés de l’enfant évoquées lors de l’accueil ne sont souvent que les symptômes d’une pathologie plus généralisée.
Comme l’écrit Maud Mannoni, dans « le premier rendez-vous avec la psychanalyse » : « Le symptôme est un langage et c’est en ne prenant pas à la lettre la demande des parents (…) que la porte s’entr’ouvre sur le champ de la névrose familiale, masquée, figée dans le symptôme dont l’enfant devient le support » .
Malgré la dénomination, il ne s’agit pas, dans l’observation éducative, d’observer l’enfant derrière une vitre sans teint mais bien de lui proposer, de la même manière que dans tout suivi, un espace de parole et de médiation et de lui offrir l’occasion de tisser une relation qui se voudra différente de celles qu’il connaît habituellement. Il ne peut y avoir de progrès sans implication des acteurs de la médiation dans cette relation. Si l’enfant se rend compte que son éducateur s’efforce de mieux comprendre et de mieux faire, alors il se sent valorisé de mériter de tels efforts. Ainsi, l’enfant s’aperçoit qu’il peut, lui aussi, provoquer du changement dans la vie des autres. A partir de là, il ne peut se sentir passif, objet de soins et c’est ce sentiment qui lui apporte la preuve de sa dignité humaine. On peut dire ainsi que la seule observation ne permettra jamais l’étonnement si elle ne donne lieu qu’à une pure description. Observer, dans la fonction éducative, c’est également commencer à expliquer en réunissant les matériaux nécessaires qui vont servir à poser la problématique à résoudre. Pour que la rupture d’avec la problématique advienne, et avec elle l’avènement du sujet, il faut que l’observation déçoive l’attente ou qu’elle révèle une contradiction. Il est donc nécessaire d’accorder de l’importance à cette étape d’observation à l’œuvre dans tout suivi éducatif.
Une observation authentique et qui se veut éducative implique de faire taire un moment ses propres projections conceptuelles et émotives, ce pour être un à l’écoute de ce qui est. L’esprit ainsi immobile et silencieux on peut se placer dans un état d’éveil et d’étonnement potentiel. « Observer c’est commencer par avouer qu’il y a dans le réel de l’inconnu, du mystère (…) » , nous dit Hubert dans « La formation du sens de l’observation chez l’enfant » .
En ce sens, on peut dire de l’observation éducative qu’elle est une scène privilégiée de l’étonnement mutuel des acteurs.
L’idée que mon sujet de réflexion soit trop intuitif et trop abstrait pour être travaillé sans le sens d’une perspective psychopédagogique de l’éducateur, je dois l’avouer, m’a effleuré. Il m’a donc fallu, dans un premier temps « légitimer » et « circonscrire » cette intuition qui me semblait bien fondée, à l’aide de la recherche théorique.
Cette démarche de recherche m’a permise de me replonger dans la philosophie et de me souvenir d’elle comme la mère de la réflexion pédagogique et éducative.
Les recherches en pédagogie m’ont permises de redéfinir le besoin de sens jailli de l’étonnement comme une condition fondamentale à toute avancée, à toute évolution. Pour les enfants en difficulté que nous rencontrons au quotidien, il est important de garder à l’esprit que le besoin de sens s’exprime quand il peut être entendu comme un besoin de plénitude, besoin de s’insérer dans un environnement fiable et sécure dans lequel il lui sera possible de puiser l’énergie nécessaire pour surmonter cette première étape de mise en branle de la pensée qu ‘est l’étonnement. Il semble également tout autant essentiel de reconnaître dans le besoin de sens des enfants la rupture, la faille dans l’univers habituel et l’échec de l’égocentrisme pré-réflexif. Cette rupture c’est le propre de l’étonnement car c’est par lui que ce que l’on croyait connu au point de passer pour évidence et de donner matière à pédagogie répétitive peut prendre le bon sens à contre-pied.
Ainsi, par l’étonnement, la pensée enfantine accède intuitivement et à son rythme à la conscience de sa position de sujet et s’ouvrent, alors, des possibles de progrès. A partir du moment où l’on desserre l’étau qui fait qu’on a plus qu’une solution, on en offre d’autres. Ainsi, l’enfant comprend que le monde ne se réduit pas à ce qu’il vit et qui lui est permis de choisir dans l’éventail des possibilités qui s’offrent à lui. Parmi ces possibilités, celle de se séparer psychiquement pour rencontrer différemment. En effet, ce n’est qu’avec ce vide que révèle l’étonnement que le désir, preuve de l’existence du sujet responsable, peut renaître.
Il s’agit alors pour l’éducateur qui travaille auprès d’enfants en difficultés, scolaires notamment, de favoriser l’étonnement, l’envie de savoir, de savoir être, de savoir-faire, car c’est la culture de l’étonnement qui pourra entretenir et enrichir une ouverture intellectuelle indispensable à tout progrès. Alors, l’enfant pourra vivre autrement son temps à l’école et, par là même, améliorer son image de celle-ci.
Néanmoins, pour que cela soit possible il faut créer un cadre à cette rencontre entre l’enfant et l’éducateur. Dans ce cadre que l’on nomme espace éducatif, espace médiateur, il s’agit d’accepter l’enfant tel qu’il est, dans ses difficultés présentes et de susciter son étonnement en donnant aux troubles du comportement qui résultent de sa problématique, la chance de s’exprimer afin qu’ils puissent être remaniés. Ainsi, l’espace éducatif et ses acteurs tolèrent le symptôme de l’enfant tout en lui proposant de s’insérer dans cette ambiance libératrice et exprimer son angoisse par la parole et non plus par l’action. C’est dans cette perspective qu’il s’agit de savoir accueillir la nouveauté, l’imprévu, de savoir provoquer le hasard et de s’attacher à repérer ce petit quelque chose qui n’est pas comme d’habitude et dont il convient de se saisir. Ceci semble être le principe même de ce qui se nomme la « métis grecque » que l’historien J.P Vernant définit comme une « prudence avisée ». La métis grecque a pour élément principal le « Kairos » qui est le sens de l’opportunité. Au temps des Grecs, elle était utilisée pour décrire les savoirs et pratiques qu’il convient de mettre en œuvre dans des configurations sociales très instables (telles les compétitions).
Dans cet écrit il est également question de l’étonnement de l’éducateur comme élément essentiel pour permettre à l’enfant de se sentir regardé autrement. Ainsi, on peut penser que toutes nos activités de soin c’est montrer que l’autre a quelque chose à voir de différent en lui offrant une continuité qui ouvrira des possibles au sein des mécanismes de défense. Par le travail d’élaboration sur les phénomènes transférentiels et contre-transférentiels, en étant libres à l’intérieur de nous-mêmes pour accueillir l’enfant, on lui permet de penser qu’il nous fait réagir différemment. Il s’agit alors de garder de la fraîcheur, de conserver une capacité à déranger les stéréotypies institutionnelles tout comme celles des enfants et de guetter les déséquilibres où quelque chose peut advenir. En acceptant d’être étonné par les enfants, avec l’écoute et l’intuition qu’il faut, la surprise peut être grande…
Je dois également dire que le lieu où j’ai réalisé mon stage m’a donné la chance d’entrevoir cette réflexion sur l’étonnement comme quelque chose d’essentiel, cependant une question subsiste : que se passe-t-il quand l’éducation n’a plus les espaces progressivement élagués pour pouvoir se déployer et construire des projets de découverte et d’étonnement ? Que se passe-t-il quand les projets individualisés ne laissent plus de place à l’étonnement, quand la question de l’évaluation et des pathologies diagnostiquées devient trop prégnante et enfermante ? Il faudrait se poser la question de comment ne pas se départir d’une psychopédagogie de l’étonnement.
Enfin, je dois ajouter que l’étonnement ne fait pas tout et qu’au CMPP on ne passe pas notre temps à décaler des enfants. On met du jeu…
Mais il m’a semblé important, ici, pour affirmer ma position professionnelle, de réfléchir à la question de l’étonnement comme ce qui succède à la surprise et qui, à la passivité qui agresse les enfants que nous rencontrons, intègre l’activité naissante de la recherche psychique et intellectuelle. Ce moment fondamental pour la pensée est tout d’abord celui où le monde apparaît dans son altérité radicale, puis, c’est ensuite le moment où le sentiment d’impuissance intérieure et d’étrangeté permet aux enfants de faire l’expérience de leur psychisme incarné.
C’est dans l’étonnement que la conscience peut faire l’apprentissage d’elle-même et prendre une juste mesure de sa situation et de sa valeur.
1 Dans « Cayrou »
2 professeur à la faculté des sciences de l’éducation de Montréal
3 dans un colloque de décembre 1998
4 On parle de découverte de l’Amérique, par exemple.
5 chez Kant, par exemple, l’admiration est proche de l’étonnement
6 On parle de pédagogies de l’émerveillement
7 in « Métaphysique » Livre A.2.982.b10
8 in « Théétète »
9 Dans « Parménide »
10 « Cogito ergo sum » dans le texte
11 Nombreux sont les auteurs qui parlent de la philosophie comme étant une voie permettant le bonheur
12 1896-1980. Voir les ouvrages suivants : « La représentation du monde chez l’enfant » , Paris, PUF, 1970 et « Le langage et la pensée chez l’enfant » , Paris, Neuchatel, Delachaux et Niestlé, 1970.
13 « Un schème est ce qui, dans une action, est transposable dans les mêmes situations ou généralisable en des situations analogues » . Henri Pieron in « Vocabulaire de psychologie» , PUF
14 Universitaire, auteur du rapport sur les collèges pour le Ministère de l’Education Nationale, Louis legrand a traduit un courant pédagogique durable d’Aristote à Alain.
15 en allemand qui signifie « parti-voilà »
16 in « Pour une pédagogie de l’étonnement » , Paris, Neuchatel, Delachaux et Niestlé, 1960
17 ibid.
18 Daniel Pennac in « Messieurs les enfants » , Paris, Gallimard, 1997
19 l’étonnement, autrement dit
20 Selon une synthèse de définitions possible
21 « Emile, ou de l’éducation » en 1762, notamment.
22 In « Pour une pédagogie de l’étonnement » , Paris, Neuchatel, Delachaux et Niestlé, 1960
23 Au sens de « manques »
24 Dans les leçons de chose d’autrefois, par exemple.
25 Dans une circulaire du 4 décembre 1972, mais son intervention n’a jamais été publiée.
26 qui sont les trois objectifs de la pratique de l’observation pour Legrand.
27 L.Legrand, op.cit.
28 « l’égocentrisme désigne une structure psychologique qui consiste, pour le sujet, à rapporter toutes ses expériences à lui-même et qui se présente tantôt de manière exclusive, tantôt dans une évolution normale » in Vocabulaire Bordas de la philosophie, Bordas, 1986
29 L.Legrand, op.cit.
30 ou de la « coopération scolaire » pour Freinet.
31 Source d’étonnements mutuels donc.
32 Dont ils sont parfois les initiateurs…
33 Association Régionale de Sauvegarde de l’ Enfant, de l’Adolescent et de l’Adulte.
34 Il s’agit du service ATTP dont je détaillerai le projet
35 Commission Départementale d’Education Spéciale
36 Qui sont deux grands axes de circulation aux abords du quartier
37 Très récemment, un Leader Price dans la rue H.Desbals, créant ainsi une petite révolution des habitudes dans le quartier.
38 Parallèlement à cela, on trouve, à Bagatelle, des produits que l’on ne trouve nulle part ailleurs…
39 Habitation à Loyer Modéré
40 in « Processus de maturation chez l’enfant » , Paris, Payot, 1965
41 sorte de maladie normale de la mère qui développe son empathie pour répondre de façon très adaptée aux besoins de l’enfant.
42 L’étymologie du terme nous le rappelle
43 voir page 24 : « le besoin de contrôle et de démonstration ne naît pas spontanément au sein de la vie individuelle. C’est au contraire un produit de la vie sociale. La démonstration naît de la discussion ».
44 Attitude qui consiste à penser que seule sa propre culture incarne l’accomplissement de l’humanité.
45 Dans « Théétète »
46 le ou les éducateurs
47 in « L ‘esprit de la médiation » Toulouse, Eres, 2OO1
48 J.Rouzel, in « Le travail de l’éducateur spécialisé. Ethique et pratique »,Paris, Dunod, 2000
49 comme espace matérialisé notamment. L’institution est, par exemple, une médiation.
50 Ibid.
51 Dans « Etre psychoéducateur : un point de vue » , in Revue Canadienne de psycho-éducation , vol.13, 1984, n°1, p.56
52 dans « Les éducateurs d’aujourd’hui » , Dunod, 1996.
53 In « De l’éducation spécialisée » , Ramonville Saint Agne, Eres, 1999,
54 In « Le transfert en institution », Découverte freudienne, Avril, 1993
55 Selon une expression de Rouzel
56 dans « Le travail de l’éducateur spécialisé » , Paris, Dunod, 2000
57 R.Chemama et B.Vandermersch, Dictionnaire de psychanalyse, Larousse