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La thématique de la relation parent-adolescent, et l’expérience de plusieurs années passées auprès de familles en difficulté avec leur(s) adolescent(s), semblent le confirmer : il se passe « quelque chose » chez le parent, dans le registre de l’emprise, ou de la volonté de maintenir un certain contrôle, dès lors que l’adolescence « pointe son nez ».

Nous recevons Madame M. pour la première fois avec son fils alors âgé de 16 ans. Rapidement le décor est brossé : Eric est rendu responsable de « rendre folle sa mère » 1 par ses départs du domicile toujours plus fréquents et durables, d’autant que ces escapades ont souvent lieu la nuit. Madame M. vit seule avec son fils. Elle est divorcée depuis de nombreuses années, et n’a pas reformé un nouveau couple. Tout au long de ce premier entretien, Madame M. ne cessera de toucher son fils en le pinçant. Premier constat qui attirera notre attention. Lors du second entretien, nous recevons Eric seul. Rapidement il dit sa sensation d’étouffer (« Je n’en peux plus de vivre avec elle. » ; « Elle me prend la tête … »). Au cours de la rencontre, nous invitons - comme nous le faisons systématiquement dans ce type de situation - Eric à décrire son lieu de vie, en l’occurrence un appartement de 50 m2. Nous apprenons alors que l’adolescent dort dans la chambre de sa mère : lui dans un « lit mezzanine », elle, en dessous ! Pour la première fois, Eric peut dire l’insupportable de la situation. L’action éducative s’enclenche donc sur cette problématique dans laquelle une mère est apeurée de voir sortir son fils tous les soirs, et un adolescent étouffe de cette relation d’emprise l’obligeant notamment à dormir "au-dessus de sa mère". Lors de nos rencontres successives avec Madame M., nous lui demandons, puisqu’elle souhaite être aidée, d’organiser rapidement le déménagement de son fils dans la seconde chambre, utilisée à ce moment-là comme garde-meubles. Le prétexte de cette pièce permettant de stocker un certain nombre d’affaires est invoquée par Madame M. pour objectiver l’impossibilité adressée à Eric de dormir ailleurs que dans une chambre où elle serait réunie avec lui (« Où vais-je mettre mes meubles ? ») . Nous posons comme préalable le déménagement, à la continuité de l’action éducative. Madame M. nous entend, et organise ce changement indispensable. Dix-huit mois de travail ont suivi avec elle, période durant laquelle nous nous sommes efforcés d’accompagner cette mère de famille dans le nécessaire deuil qu’elle devait effectuer : deuil de l’enfance de son fils, deuil de la perte de la situation d’emprise, alors même qu’Eric avait commis un délit - délit que nous analyserons comme un appel au père, inexistant depuis des années d’après Madame M., mais qui rapidement se mobilisera, après une reprise de contact, face au comportement déviant de son fils.

L’analyse de la situation consistait à poser l’hypothèse que les départs incessants d’Eric du domicile avaient un lien avec l’insupportable proximité relationnelle imposée par sa mère. Cette proximité de tous les jours, avec comme apogée la chambre à coucher, ne pouvait que réveiller des fantasmes œdipiens chez l’adolescent. Après qu’Eric se soit installé dans sa chambre, les sorties ont été peu à peu remplacées par un isolement dans ce nouvel espace privé, dont Madame M. continuait d’ailleurs à se plaindre, et donc, à souffrir. Avec le temps, et un certain effort « pédagogique » consistant à expliquer la période de l’adolescence, Madame M. a pu comprendre son angoisse de voir son fils quitter le domicile, et sa peur de perdre la maîtrise du lien profond qui l’unissait à son fils.

Devenir parent d’adolescent

Si la situation relatée précédemment semble exemplaire dans la façon dont elle a évolué, elle n’en révèle pas moins le trouble parental face à l’adolescence, toujours plus ou moins présent. Être parent d’adolescent ne va pas de soi. On devient parent d’adolescent comme l’on est devenu parent à la naissance du bébé. Nouvelle étape clef du développement, l’adolescence inaugure chez le parent un remaniement de sa relation éducative à l’égard de l’enfant, que l’adolescent n’est plus. La période de l’adolescence active, et réactive chez le parent, des éléments clefs de son histoire : sa propre adolescence, les fantasmes œdipiens qui lui sont adressés par l’adolescent, le nécessaire deuil de l’enfant, devenu adolescent. A. Braconnier décrit, dans son livre « L’adolescence aux mille visages » 2 , ce qu’est un parent d’adolescent : « rentrant un soir de son travail, le jeune (typiquement 12-13 ans) n’est pas là. Quelques appels téléphoniques aux amis se révèlent sans succès. Le parent, selon son degré de tolérance à l’angoisse, c’est-à-dire sa tolérance à la séparation physique, est plus ou moins inquiet… Pendant cet après-midi, la séparation physique s’est mise en place : durant quelques heures, le parent n’a pas su où était son enfant, ni avec qui il était, ni ce qu’il faisait ». La problématique de l’emprise, et du devenir du parent d’adolescent, est ici parfaitement résumée.

Parce que l’adolescence enclenche l’inéluctable séparation entre le parent et l’enfant - séparation psychique avant d’être sociale -, elle exige du parent des dispositions internes lui permettant de tolérer progressivement cette absence nouvelle, teintée d’incertitude. Cette situation est nouvelle car durant l’enfance si séparation il y a - l’enfant en crèche, l’enfant à l’école -, elle est garantie par la certitude du lieu où se trouve l’enfant, et la certitude du moment des retrouvailles. À l’adolescence, cela change. L’emprise, au sens où « je sais où tu es, et à quel moment je te retrouverai », exercée durant l’enfance, disparaît pour laisser place à des temps de non maîtrise de l’adolescent. Si nous faisons nôtre l’idée qu’il est bien difficile de devenir parent d’adolescent, il est, dans le même temps, nécessaire de prendre conscience qu’une lutte s’engage contre l’angoisse déclenchée par la perte de l’emprise. Lutte nécessaire au devenir de l’adolescent, pour que l’adolescence passe sans trop de fracas. S’il y a maintien de l’emprise sous quelques motifs « objectifs » que ce soit – « la rue est dangereuse », « on ne peut pas te faire confiance », « tes copains ne sont pas fréquentables » - cela révèle immanquablement la difficulté propre du parent à faire sienne l’idée que plus rien n’est comme avant. Il est alors nécessaire de "déjouer" le discours objectivant du parent pour, peu à peu, l’amener à parler de sa difficulté à tolérer que l’enfance de son enfant est à jamais révolue, que le deuil de cette période doit s’enclencher, même en cas de souffrance. C’est du moins ce que nous ont appris les parents rencontrés dans le cadre de notre activité professionnelle. Le désir d’emprise en matière d’éducation – et il faudrait distinguer une emprise bienveillante d’une emprise malveillante - est toujours présent. Il est probablement nécessaire car garant d’une certaine bienveillance du parent à l’égard de son enfant - la loi ne punit-elle pas l’absence de surveillance ? -, et signe d’une attention toute particulière unissant le parent à son enfant. Mais une fois l’adolescence advenue, il est nécessaire que cette emprise se traduise par de nouveaux positionnements éducatifs, intimement liés à la capacité du parent à supporter l’absence déclenchant l’angoisse. Le désir de maîtrise, s’il est le plus souvent très « objectivé », n’en révèle pas moins, la plupart du temps, le désir du parent de contrôler la vie sociale de l’adolescent - tenue vestimentaire, fréquentations, heures de sortie. Au travers de ce contrôle dirigé vers et sur l’adolescent, le parent ne fait que mettre à distance l’angoisse que déclenche l’adolescence de son enfant sur lui-même, faisant dans le même temps porter le fardeau de cette angoisse à sa progéniture. De nombreuses situations cliniques viennent abonder en ce sens, et l’usage du téléphone portable en constitue un bel exemple. Très récemment, une mère de famille que nous avons reçue en entretien nous disait, en parlant du portable offert à son fils, « C’est un peu ma laisse... ». Dans une autre situation, les appels intempestifs, plusieurs fois par jour, que recevait un adolescent de sa mère, ont finalement conduit ce dernier, au cours d’un séjour qui l’éloignait géographiquement, à éteindre l’instrument du lien. L’adolescent ne peut plus être l’objet aimé, embrassé, porté, et maîtrisé, qu’il a été durant son enfance. Dans le cas contraire, les fantasmes œdipiens ressurgiront avec une telle force qu’ils déclencheront des comportements d’évitement ou des mensonges, car l’adolescent, lui, ne saurait supporter de tels assauts affectifs, sans répondre avec les moyens dont il dispose : la colère, la violence, la fuite. Tels sont les enjeux de l’emprise lorsqu’ils se déclinent dans le cadre de la relation parent-adolescent, et que le trouble parental déclenché par l’adolescence, n’est pas mis en mots.

Quelques pistes de travail

Face à cette difficulté, comment aider les parents ? Deux expériences menées dans le cadre de notre travail sont intéressantes à développer : la mise en mots au travers du groupe, et le travail pédagogique d’explicitation de l’adolescence.

Il y a quelques années, nous avons pu mettre en place des rencontres mensuelles entre parents d’adolescents. La confrontation au groupe permettait, dans un premier temps, de briser la solitude, souvent ressentie par les parents, face aux affects qu’ils vivaient seuls et intensément avec leur(s) adolescent(s). La « rencontre en miroir », médiatisée par l’éducateur, alors régulateur du groupe, qui met à distance, par les mots, les émotions parentales ressenties, produit le plus souvent des effets bénéfiques. Travailler avec des adolescents, c’est avant tout travailler auprès des parents de ces adolescents.

Le travail "pédagogique" - que ce soit en groupe ou dans le cadre d’un entretien - part de l’idée que l’adolescence est une étape de la vie souvent mal connue, malgré la prolifération des ouvrages traitant de ce sujet. Dans le même temps, les parents sont en mesure de se saisir d’un certain nombre d’idées pour prendre peu à peu connaissance de l’adolescence, et de leur(s) adolescent(s) - sous réserve d’absence de troubles psychopathologiques avérés. Au cours de notre activité professionnelle, nous n’avons jamais hésité à user de pédagogie en expliquant ce qu’est l’adolescence, ce qu’elle induit, et ce qu’elle peut déclencher du côté du parent. La plupart d’entre eux, dans un mouvement parfois heuristique, découvrent peu à peu l’adolescence, et modifient leur position, ou acceptent que, momentanément, leur relation soit médiatisée par un éducateur spécialisé.

Sur le sujet rappelons ce que disait Anna Freud 3 « Tant qu’un adolescent a un comportement incohérent et imprévisible, il peut souffrir mais il ne me semble pas avoir besoin de traitement. Je pense qu’il faut lui laisser le temps et la liberté de trouver lui-même son chemin. Ce sont plutôt les parents qui ont besoin d’aide et de conseils pour pouvoir les supporter ».

Si l’adolescence inaugure de profonds bouleversements chez l’adolescent, elle est dans le même temps - et cela semble plus méconnu dans le monde éducatif - une étape importante du côté du parental, caractérisée par ce que nous nommons le trouble parental. Ceci nous autorise à dire que si crise il y a du côté de l’adolescent - bien que nous préférons parler de processus -, il ne faut pas oublier que l’on ne devient parent d’adolescent qu’au travers d’un lent processus psychique, permettant d’offrir à son enfant un espace d’expérimentation solitaire, n’annulant en rien le cadre éducatif nécessaire, mais autorisant l’adolescent à participer à son individuation.

Bibliographie

• Braconnier.A. Marcelli.D. L’adolescence au mille visages. Odile Jacob, 1998
• FREUD.A. L’enfant dans la psychanalyse. Gallimard. Connaissance de l’insconscient.

1 Selon les propres termes de Madame M.

2 Cf. L’adolescence au mille visages, Odile Jacob, 1998, p. 89.

3 L’enfant dans la psychanalyse. p 265. Gallimard. Connaissance de l’insconscient.