mercredi 28 janvier 2009
Quelques réflexions sur la garde alternée
Daniel Pendanx
Un jeune homme, assurément passionné pour sa Cause – la Cause de l’égalité que paraissait être dans son propos celle, très moderne et très démocratique, de la garde alternée – m’a écrit il y a peu par courrier électronique, après avoir lu un de mes articles publié sur le site Internet Œdipe , espérant m’associer à son combat contre le Dr Maurice Berger, ardent opposant à cette « garde alternée ».
Pour ce jeune homme, prénommé Nicolas, la « garde alternée » semble en effet engager un progrès majeur de l’humanité, après, comme il me l’écrivait, « 3000 ans d’obscurantisme » !
Voici donc, tenant compte de la position exprimée dans sa missive, ma « réponse » à Nicolas.
« A Nicolas, bonjour,
Pardonnez-moi, mais je pense que vous vous méprenez sur ma polémique avec le Dr Berger. J’ai compris que vous lui en vouliez beaucoup, mais ma critique ne porte pas tant sur ses points de vue cliniques, sur certaines de ses observations, que sur la position de discours de l’expert qui est sienne. Ce que je critique d’abord dans mon texte c’est cette manière de se prétendre, au titre de la « science », ou de tel ou tel autre discours, garant de la vérité, garant du dernier mot, en faisant fi des montages institutionnels et du droit… Le piège est me semble-t-il, en raison de vos désaccords sur l’affaire de la « garde alternée », que vous épousiez une position en fait très symétrique de la sienne. Ce qui n’est pas sans rapport avec la position très mimétique qu’occupent les pères et les mères dans les conflits les plus sévères pour la garde des enfants…
Je suis quant à moi très attaché à la séparation des rôles et des pouvoirs, à la différenciation des places, à la distinction des compétences et des ordres de parole – ce qui au final ramène toujours à la question « familiale », à celle de la non confusion du Père et de la Mère. Les pères ne sont pas les mères, les mères ne sont pas les pères. Les juges sont les juges, les experts sont les experts, et les citoyens, simples citoyens que vous et moi sommes dans cet échange, sont les citoyens.
Il est bien sûr naturel, dans notre démocratie, que chacun y aille de son point de vue, de sa position… Mais je ne vois pas que l’on puisse échapper au pire si l’on réfute le rôle tiers et de limite des juges, comme si les juges n’étaient que les instruments des uns ou des autres… Et il y a danger si les juges, étrangers à leur propre fonction médiatrice, ne comprennent plus eux-mêmes qu’ils sont dans nos sociétés les ultimes garants des places et des limites de chacun. Si les experts, les religieux, voire les citoyens, s’emparent de la place des juges, si les juges désertent leur propre fonction tierce et de limite, nous ne sommes plus très loin d’une forme ou d’une autre du totalitarisme !
Vous serez donc sûrement déçu de savoir que si je suis moi-même très attaché, disons pour faire vite, au rôle du père dans le développement de l’enfant, ainsi qu’à l’égalité entre les sexes, à l’égalité entre les rôles des parents, toute mon expérience, tant personnelle que professionnelle, me porte aux plus extrêmes réserves quant à une « égalité » qui ne se traduirait que par une égalité quantitative . Je reste donc très circonspect quant à la généralisation de principe de la « garde alternée ». Beaucoup serait à dire.
Permettez moi, si vous le voulez bien, de tenter en quelques mots de faire résonner un peu plus avant ma position – et ce dans l’idée non de vous convaincre mais bien davantage dans celle de vous montrer qu’on peut prendre en compte votre souci de justice et d’égalité, et pourtant raisonner autrement que vous.
Si je suis attaché à l’égalité entre la mère et le père, autrement dit attaché à ce que la relation entre les parents puisse s’extraire du seul ordre, plus ou moins sado-masochiste, de la domination « patriarcale » ou « matriarcale », cette égalité ne peut jouer selon moi sur le mode arithmétique de a = b ; cette égalité mathématique, pour être abstraite, met de côté la qualité , la singularité de chacun des deux termes 1 .
L’égalité, et c’est bien là du point de vue subjectif toute la difficulté, ne peut valoir entre les sexes hors l’acceptation véritable de leur différence, de leur dissymétrie. L’égalité suppose la différence, engage la différence. Ce qui ne veut pas dire que dans la relation entre l’homme et la femme, le père et la mère, la différence soit, à l’image commune de celle entre parents et enfants, hiérarchisable. Elle n’est pas hiérarchisable au sens d’un supérieur qui dominerait un inférieur , comme tendent à le considérer, pour une part, bien des propositions textuelles des grandes religions. Il y a beaucoup de « progrès » à faire, j’en suis bien d’accord ! Mais il me faut ici tout aussitôt vous faire observer que par rapport aux temps inauguraux de l’espèce humaine (qui n’a pas toujours été l’espèce « humaine » !), par rapport à l’histoire immémoriale de l’humanité, les religions et les grands mythes fondateurs ont été, pour bien des raisons, raisons que l’on ne peut exposer en deux coups de cuillère à pot, constitutifs des progrès les plus décisifs du travail civilisateur de la culture.
Il a fallu à l’espèce humaine, ainsi qu’il le faut pour chaque nouveau-né, advenir au langage, à la représentation de soi et de l’autre, et ainsi s’extraire du magma originaire, de l’animalité, en se différenciant des autres espèces. De ces premiers temps de la distinction entre eux (les animaux) et nous (les humains) témoignent de manière très émouvante les premières fresques « culturelles » connues, les fresques de Lascaux…
Cette sortie du règne animal, puis du règne « primitif », s’est faite au prix fort, je vous l’accorde sans aucun détour : celui en particulier de l’esclavage et de la mise en « infériorité » politique et civile des femmes. Mais ce prix fort était si je puis dire, comparé aux temps des violences cannibaliques et des sacrifices primitifs réels que l’on connaît ou que l’on peut soupçonner, un véritable progrès par rapport à une sauvagerie pulsionnelle laissée libre de toute entrave… Perdre de vue cela, perdre de vue la dimension civilisatrice, culturelle, des religions, méconnaître à quelle « sauvagerie » est venue parer la division homme/femme ainsi promue sur un mode inégal, est pour notre culture, pour l’Occident même, un grand risque. Celui par exemple du retour à un « matriarcat » qui pour être soft, s’inscrire sous des apparences ultralibérales, voire libertaires, n’en sera pas moins porteur, dans son déni de la différence sexuée , de lourds sacrifices d’enfants…
Nous sommes là au cœur du rapport, si délicat, tradition/modernité. Il est vain de s’enflammer du mot de « modernité », des « progrès égalitaires» de notre Occident démocratique, si on clive modernité et tradition.
Si l’on ne saisit tout le capital « civilisateur » que transportent les traditions et les textes immémoriaux, on risque au nom du « moderne » de vouloir, comme l’ont voulu les totalitarismes, faire table rase du passé … Ne soyez donc pas trop rapide par rapport aux maux réels et supposés transportés par les traditions… Vous y perdrez de vue vos propres fondements, votre propre richesse, vos propres trésors cachés. Notre modernité, qui demain, ne l’oublions pas, deviendra le « passé »» pour nos descendants, est porteuse, à l’envers des maux honnis, de nouvelles impasses…
Faire valoir ensemble différence et égalité est une gageure redoutable, si tout du moins on n’édulcore aucun des deux termes !
Je crois que la manière de vivre la différence entre les sexes, entre les parents, est pour chacun liée à la manière, toujours très subjective, dont enfant nous avons vécu la différence entre nous et nos parents, la différence entre frères et sœurs, la différence entre les parents eux-mêmes.
Etant adulte vous conviendrez sûrement, tout du moins je l’espère, qu’il ne peut y avoir d’égalité entre les parents et les enfants, entre les enfants eux-mêmes, de manière quantitative. Pour être simple et concret : à la maison les enfants ne sauraient par exemple avoir le même temps et le même droit pour regarder la télévision que les parents ; tous les enfants, selon leur âge, ne peuvent regarder les mêmes émissions… Voilà un exemple simple, qui montre que l’égalité, en termes quantitatifs, ne peut exister, sinon à aller vers des choses folles… Toute la vie quotidienne de l’enfant est faite de ces « inégalités », qui ne sont en vérité que des différences et des limites à supporter par l’un et l’autre parent pour que l’enfant se structure, et au final « grandisse », en s’émancipant tant de sa mère que de son père, et de ses frères et sœurs…
Cette différence entre parents et enfants, que nous avons tous vécu dans notre enfance, à des degrés divers, sur le mode de « l’inégalité », même si nous refoulons ce vécu par la suite, crée des sentiments et des ressentiments très profonds en nous, qui nous jouent beaucoup de tours.
Confronté aux impasses éducatives de l’égalitarisme, j’ai peu à peu mieux saisi combien la « différence » –– la différence entre les parents et la différence entre les parents et les enfants – avait un caractère structurant, indispensable, pour permettre à l’enfant de grandir. J’ai ainsi été amené à comprendre que l’égalité, à laquelle je suis attaché comme à la justice, ne pouvait être soumise, sans nier en vérité la différence, au seul critère objectif ou quantitatif.
Pour le dire autrement : je considère que les pères ne sauraient valoir comme père – non comme le seul « papa » de l’enfance mais comme tiers, tiers sexué dans la relation mère/enfant – s’ils revendiquent une seule place de mère-bis, symétrique à celle de la mère.
Valoir comme père c’est d’abord pour moi aider tout aussi bien l’enfant que la mère à se « distinguer » l’un de l’autre. Le père n’est pas la mère, la mère n’est pas le père, les enfants ne sont pas les parents, les parents ne sont pas les enfants. Mais cela ne va jamais de soi. Au plus profond de notre être nous voulons être l’autre : la passion d’être l’autre , d’être un autre , est la passion que nous méconnaissons le plus, à laquelle nous sommes tellement attachés que nous ne voulons rien en savoir… Cette passion s’enracine dans le lien du bébé que nous avons été à la mère … Il y a là un lien premier qui, dès la grossesse, puis dès les premiers mois, met les pères dans une position qui n’est pas « égale », entendez là, pas symétrique.
Aussi au regard du fait que les mères, qu’on le veuille ou non, s’inscrivent dans un rapport sensuel et psychique premier à l’enfant, les pères sont dès le début de la vie de l’enfant, face à cet enfant, confrontés au fait qu’ils ne sont pas la mère, et se faisant confrontés à cette relation fusionnelle originaire de la mère et de l’enfant dont ils sont « tiers exclus ».
Tiers exclu ne veut pas dire rejeté, même s’il est vrai que le père, rejeté, peut l’être comme empêcheur de tourner en rond…. Ce qui est le moins d’ailleurs qu’on puisse attendre d’un père !
Pour autant ces pères qui se retrouvent « rejetés » doivent-ils se laisser piéger par leur ressentiment ?
Lorsqu’il y a séparation des parents et conflit n’y aurait-il pas plutôt lieu du côté des pères, comme je le pense, de ne pas épouser et revendiquer une position symétrique et/ou rivale de celle de la mère ?
N’y a-t-il pas mieux à faire pour les pères que de s’engager dans des duels infinis, en miroir avec des mères qui ont le plus grand mal à se vivre elle-même « divisée », distincte de leur enfant ?
Ne vaudrait-il pas mieux que les pères, lorsque les choses vont ainsi dans le mur, puissent, face à ces mères par trop exclusives, possessives, témoigner de leur propre liberté, de leur propre capacité à se supporter eux-mêmes « divisés », séparés et distincts de leurs enfants ?
Serait-ce là « abandonner » leurs enfants ?
Cela ne l’est pas s’ils sont capables de faire valoir une disponibilité différente (dissymétrique) de celle de la mère, une sensibilité ajustée au devenir séparé de leur enfant, une intelligence à ce qu’eux-mêmes ont conquis de liberté par rapport à leurs propres parents, à leur propre mère, et peut-être aussi par rapport à la mère de leur enfant… Cette « intelligence », toujours plus ou moins consciente, plus ou moins réfléchie, est un exil assumé – l’exil de cette Mère à majuscule supposée pouvoir nous mettre à l’abri de tout, et au premier chef de la séparation et de la mort… Cette « intelligence » là peut grandement servir à leur enfant…
Mais pour que ces pères « rejetés » dans le réel par ces mères – mères d’autant plus « castratrices » et « possessives » qu’elles demeurent les rivales inconscientes de leur propre mère et/ou de leur propre père – se soutiennent avec plus de tranquillité et d’efficience « paternelle », avec l’assurance pas trop immature de celui qui se soutient « tiers exclu » de la relation mère/enfant, faut-il encore pour cela qu’ils se mettent en règle, un peu en règle, avec ce qu’il en est de leur propre désir de fils, de leur propre désir de mère, autrement dit avec leur propre rivalité inconsciente …
C’est en faisant un pas de côté – un pas de côté vers la maturité sexuée – que ces pères, court-circuités, aident au fond le mieux leurs enfants. Supporter d’être « rejeté » sans se laisser détruire ou détruire en retour, c’est à mes yeux, si je puis dire, le travail du père . C’est pourquoi il convient que les pères, quoiqu’il en soit de la position des mères, ne redoublent pas auprès de celles-ci, et de leurs enfants, leur propre demande inconditionnelle de reconnaissance et d’amour…
Cela suppose aussi que les pères puissent aussi recevoir quelque chose du « refus » de la mère à leur endroit.
Pour le dire autrement : les mères doivent pouvoir dire « non » au père, même si dans ce refus elles « confondent » – je dirais là, à leur corps défendant – le père de l’enfant et leur propre père ; c’est souvent un passage obligé dans la relation du jeune ou moins jeune couple, pour que la mère puisse aussi véritablement dire « non » à son enfant.
Les pères peuvent-ils supporter, soutenir cela ? Peuvent-ils un peu percevoir que le « non » de la mère à l’enfant dépend en vérité de sa capacité à dire « non » à son propre père, et partant cet autre représentant insu de celui-ci qu’ils sont eux-même ?
Je sais là combien, au regard des passions et des souffrances de l’immaturité qui s’engagent dans les séparations, ce que je dis est difficile ; je sais combien cette perspective est difficile pour ceux qui, séparés tout à la fois de leur femme et de leurs enfants, réclament au nom de l’égalité, masquant le point vif de leur plaie, la « moitié » de l’enfant… Mais je ne sais jamais mieux faire, dans mon exercice professionnel, que d’encourager ces pères à méditer l’ancestrale sagesse du jugement de Salomon… Dans ce jugement, comme on le sait, la « vraie mère » sera celle qui refuse que l’enfant soit coupé en deux, partagé…
En supportant « l’inégalité » (le fait de ne pas avoir à « moitié » leur enfant), les pères, se soutenant comme « tiers exclu », et non comme seule mère-bis, préservent leur fonction séparatrice, humanisante, et ainsi offrent à leurs enfants les meilleures possibilités de « grandir » …
Je ne sais pas ce que pense de tout cela Maurice Berger ; d’après ce que vous semblez dire, il serait « contre » la garde alternée, je vais aller y voir 2 . Mais entendez bien ici que je ne suis pas un « militant » ; je considère simplement que cette question de la garde alternée , significative des tendances culturelles du temps, de leurs enjeux, mérite mieux que des affrontements duels, en miroir. Il vaudrait mieux ne pas l’idéologiser et, comme l’exige la meilleure sagesse, il vaudrait mieux, parlant à cet autre avec lequel je ne suis pas d’accord, retournant le regard vers soi, d’abord se reconnaître en cet autre…
J’espère que ce petit propos, difficile, mais « médiateur », ne vous aura pas trop irrité, maltraité, mais vous comprendrez que je ne pouvais vous laisser, sans gros malentendu, m’associer à une critique passionnée de Berger qui n’est pas la mienne, ni m’associer à cette défense de la « garde alternée » qui est vôtre.
Bien du courage à vous,
Daniel Pendanx,
Bordeaux le 1er novembre 2005
Cette manière binaire de penser la relation humaine, en projetant sur l’humain le modèle mathématique, le modèle de l’ordinateur, est celle du « cognitivisme ». Tout abord, à proprement parler « scientiste », de l’homme, des relations inter humaines, niant le jeu du Tiers symbolique, procède de cette idée que les comportements humains pourraient être calculés, programmés, gérés, selon des modèles et des standards. De là la tentation technocratique d’une maîtrise administrative, soit-elle judiciaire, des comportements, de là cet espoir insensé d’une uniformisation des jurisprudences et des pratiques – tentation qui a pour conséquence imparable de faire passer à l’as la singularité de tout sujet, la chair même du vivant parlant, la singularité de chaque cas.
Le texte de Maurice Berger, Le droit d’hébergement du père concernant un bébé , est disponible sur Internet ; cet article, quelque peu « scientiste » à mon goût, reste néanmoins bourré d’observations et réflexions critiques que j’estime très avisées.
L'égalité, ce n'est pas pour rien.
Nicolasd92
samedi 11 avril 2009