mardi 05 janvier 2010
« Le professionnel dans tous ses états: la supervision comme espace d'accueil
Quand Joseph Rouzel m’a proposé d’intervenir durant ce colloque, je me suis demandé ce qui pourrait me paraître important d’évoquer de ces dix dernières années passées à accompagner des équipes dans le cadre de la supervision ou de l’analyse de la pratique car en ce qui me concerne, je ne fais pas tant de distinctions entre les deux parce que j’ai du mal à imaginer que l’on puisse interroger une action sociale en tenant à l’écart la question du transfert. Par ailleurs, je privilégie plutôt le terme de supervision car c’est pour moi un signifiant qui introduit une dimension absente dans l’expression « analyse de la pratique », à savoir non pas une super-vision, c'est-à-dire une vision supérieure sur la pratique de l’autre mais la capacité que doit développer tout superviseur à se « regarder de haut » c'est-à-dire d’être en mesure de se décoller et de garder sous surveillance ce narcissisme dictateur qui l’aliène à l’infini par des procédés des plus subtils. Je me perçois souvent comme une droguée parmi d’autres qui est juste censée avoir appris à résister à la tentation de cette « héroïne » qui s’offre à elle en abondance. Quand j’y parviens, car ne nous leurrons pas, il m’arrive encore de me prendre en «flag de shoot », je suis alors mieux disposée pour accompagner l’autre afin qu’il développe ses propres capacités de sevrage afin lui-même d’accompagner l’usager et ainsi de suite.
Pour revenir à ma question de départ, me sont donc venues deux idées issues d’une observation quasi systématique à l’intérieur de cet espace de travail. A savoir, premièrement la difficulté pour les professionnels de par des croyances presque culturelles sur lesquelles je reviendrai, à appréhender et à donner une juste place à leurs éprouvés, ce qui limite du coup la possibilité de s’appuyer sur ce terreau indispensable à l’éclosion d’une pensée vivante et deuxièmement, l’intérêt que présente la prise en compte dans un espace de supervision de ce que l’on peut appeler « le processus parallèle » pour reprendre une expression d’Eric Berne, psychanalyste canadien des années 50. Même si ces aspects ont déjà en partie été conceptualisés, je souhaitais aujourd’hui les aborder en m’appuyant essentiellement sur une pratique clinique et surtout à partir de la façon dont je me laisse traverser et sentir les processus à l’œuvre afin de limiter le risque de me réfugier derrière une théorie. Quand je dis cela, je parle de la menace du savoir dans ce que l’on pourrait appeler, en faisant un petit clin d’œil à S.Freud le 4ème métier impossible, à savoir la fonction de superviseur. Le savoir s’apparente dans nos pratiques à ces substances qui se montrent thérapeutiques ou mortelles en fonction de la façon dont on s’en sert. Il n’est donc pas question pour moi de le proscrire car il est inhérent à tout apprentissage et à toute pratique mais plutôt de mettre l’accent sur le risque que ce dernier présente quand il fait obstruction à la perception d’un contre-transfert négatif, voire dans le pire des cas quand il lui fournit un alibi.
Quand le savoir est mis au service des ressentis, des représentations et des fantasmes quels qu’ils soient, c'est-à-dire quand il permet de les mettre au travail et de leur donner du sens, il est salutaire et donc du côté de l’ouverture et du vivant. Mais quand il est utilisé de façon défensive c'est-à-dire quand il se fait l’esclave du narcissisme et rend du coup comme un gros diabète le superviseur aveugle à l’endroit de ses propres résistances, ce dernier risque davantage de se faire ce que j’appelle «embarquer » dans des mécanismes complexes et collectifs dont l’issue ne peut être que morbide. Rien de très grave certes mais l’équipe accompagnée risque de se voir renforcée dans son scénario stérile malgré le savoir conséquent du superviseur et donc de rester sourd à l’usager en place de sujet. C’est donc par le biais de ce qui relève pour moi d’une question éthique pour le superviseur que je vais proposer une passerelle nous conduisant au même phénomène dans la posture de travailleur social afin d’exposer ma première idée.
Je vais évoquer le cas d’une jeune fille que je vais appeler Virginie pour illustrer un type de problématique qui à mon sens relève d’une confusion et d’un amalgame que je rencontre fréquemment dans le travail social car ils génèrent des blocages qui finissent toujours par atterrir en supervision.
Cette jeune a 15 ans et a été accueillie sur un groupe d’adolescentes d’un Foyer de l’Enfance du nord de la France il y a trois mois. Durant le tour de table que je propose toujours en début de séance afin que chacun y dépose s’il le souhaite quelques mots sur son état du moment, plusieurs éducateurs manifestent « le besoin » ou « la nécessité » (pour reprendre leurs mots) de parler de Virginie. Alors que l’un d’entre eux prend la parole, je sens un malaise dans l’équipe et lui-même reste confus et ne parvient pas à exprimer clairement ce qui le tourmente. Il évoque sa difficulté à approcher cette jeune en précisant qu’il ne sait pas pourquoi et en affichant un léger sourire auquel certains de ses collègues répondent de façon complice. Il tourne en rond, se contredit dans des analyses dans lesquelles il se cantonne et termine en disant : « Virginie a quelque chose en elle qui me… ». Le verbe impossible à prononcer sera remplacé par une grimace. Quand ses collègues prennent la parole, chacun à sa façon manifeste ce malaise sans néanmoins parvenir à le définir et en se réfugiant du coup dans un récit factuel presque jouissif. Une seule éducatrice se distingue un peu dans le contenu en disant se sentir plutôt proche de cette jeune malgré ce qu’elle peut générer, mais là encore, ça ne sera pas définit. En observant ce processus, je décide de leur proposer de se livrer à un petit exercice que je présente comme tel : Exprimer sans restrictions et sans précautions particulières les fantasmes, les émotions, les représentations bref, tout ce qui leur vient à l’esprit quand ils pensent à Virginie en limitant autant que faire ce peut les barrages du surmoi et de la bienséance. Je m’appuie par ailleurs sur la règle de la confidentialité pour favoriser cette dynamique et je rappelle que la verbalisation d’un fantasme ou d’une émotion n’a pas valeur de passage à l’acte. Après quelques hésitations, ils acceptent de se prêter au jeu et je vais ce jour là entendre ce qui pourrait être perçu comme des horreurs, des qualificatifs monstrueux et l’expression d’un rejet et d’un dégoût massif à l’endroit de cette adolescente. L’écoute de tels propos pourrait engendrer un jugement sévère et l’idée même qu’un professionnel du travail social digne de ce nom ne saurait se laisser aller à de telles inclinations.
Cela peut paraître surprenant mais c’est à partir de l’instant où ces éducateurs ont pu identifier, exprimer et surtout assumer ces éprouvés socialement plutôt irrecevables qu’ils ont pu enfin pour la plupart approcher cette jeune, rencontrer sa souffrance et même se sentir touchés par elle. La façon qu’avait Virginie d’être au monde nécessitait entre autres de générer du dégoût et de l’agressivité par ses comportements mais aussi par ce qu’elle donnait à voir physiquement. De cette façon, elle tenait l’autre à distance et se voyait par là même renforcée dans ses croyances, dans ses blessures et sa solitude.
Il ne s’agit pas bien sûr d’inviter les professionnels à se contenter de se décharger de leurs affects, il est primordial ensuite de leur donner du sens et surtout de ne pas omettre de laisser à l’usager sa place de sujet dans cette histoire. Mais je voudrais insister là sur le fait que j’observe souvent le désir de prendre un raccourci qui consisterait à théoriser ou à analyser ce qui n’a pu encore être assumé ou même identifié. Analyser sans se laisser sentir ce qui nous habite et sans assumer d’éprouver ne permet pas de se dégager d’un contre-transfert négatif, cela peut même l’enkyster par le renforcement d’une culpabilité sous jacente. Les travailleurs sociaux me rétorquent souvent qu’être porteur d’affects puissants de la couleur du rejet ou de l’attachement (cela revient au même) ne serait pas considéré comme professionnel dans le travail social. « Nous ne sommes plus dans une bonne distance si nous éprouvons cela ! » me disent-ils. Je pense en effet que c’est assez habituel et peut-être même culturel que de prêcher ça dans les institutions. J’appelle cela « le syndrome de Mère Theresa » ! Une bonne sœur ne peut pas avoir de pulsions et de haine, c’est bien connu ! Elle nous a bien bluffé Sœur Emmanuelle quand, alors qu’elle était encensée dans le monde entier de par ses actions, elle s’est autorisée à nous livrer ses doutes, ses affects, sa colère et même les excitations sexuelles dont elle était submergée !
Comment être dans une bonne distance si nous ne nous arrêtons pas sérieusement, si nous ne prenons pas soin d’accueillir de façon inconditionnelle ce que nous avons besoin de mettre à distance. Ce n’est pas l’autre qu’il faut mettre à distance, il a plutôt besoin que nous soyons capables de nous montrer proche de lui mais c’est avec ce que nous ressentons et qui nous empêche de rencontrer cet autre un tant soit peu dans sa réalité qu’il faut établir une distance. Comment instaurer une distance avec quelque chose que nous n’avons pas bien cerné, que nous nous refusons à éprouver et que nous chassons comme un pestiféré parce ce quelque chose ne correspond pas à un idéal social et institutionnel?
Cela me fait penser à un enfant dont on ne s’occuperait pas, que l’on n’essaierait pas de connaître, un enfant dont on ne prendrait pas soin et auquel on demanderait de ne pas déranger parce qu’on aurait autre chose à faire. Cet enfant ne nous laisserait pas tranquille et tant mieux ! Il ferait du bruit, tomberait malade, serait dans le passage à l’acte afin de parvenir tant bien que mal à exister dans notre regard.
La part de nous qui est d’ailleurs la plus vivante et qui est en permanence traversée par des émotions et des pulsions se comporte de la même façon. Si nous n’apprenons pas à l’accueillir et à l’assumer, elle n’a pas d’autre alternative que de prendre un chemin de traverse et se comporter comme un fantôme en venant hanter la relation et donc entraver l’action sociale. Si nous ne sommes pas dans une juste distance avec l’autre c’est parce que nous sommes collés à nos affects. Les éprouvés ne se jugent pas parce qu’ils se passent tout simplement de l’autorisation des acteurs de « notre scène consciente » pour se manifester. En revanche c’est la façon dont nous allons les accueillir et les regarder qui va favoriser soit une régulation et donc la possibilité de tenir sa place soit un enlisement dans un contre-transfert aliénant.
Aucune rationalisation aussi brillante soit-elle ne pourrait nous permettre de faire l’économie d’en passer par là car nous ne faisons pas du pain, nous tentons d’accompagner des êtres humains en difficulté et en souffrance. Et comment aider ces personnes à se dépêtrer de leurs affects qui les submergent si nous nous contentons de mettre un mouchoir sur les nôtres ?!
Les professionnels n’ont pas tant besoin que nous leur apportions des réponses que d’être aider pour faire face et asseoir ce qui les habite sans se dévaloriser parce que c’est au cœur de ce vécu éprouvant que se cachent les réponses les plus adéquates pour eux. L’analyse et l’élaboration ne sont fécondes que quand elles prennent leur source dans nos tripes. La meilleure façon d’éviter le discours sur l’usager et de ramener véritablement les choses à lui passe paradoxalement par l’observation sans jugements de la façon dont nous nous sentons traversés et impliqués dans ce lien avec lui. Il ne doit pas y avoir de bons ou de mauvais sentiments pour un professionnel mais plutôt la nécessité de les prendre tels qu’ils sont car ils recèlent une des clefs de la rencontre.
Même si la psychanalyse a d’une certaine façon conceptualisé ce que je viens de décrire par le biais du maniement des processus transférentiels, je suis toujours surprise de constater que c’est dans les institutions qui revendiquent le plus cette approche que les professionnels montrent le plus de résistances à évoquer et à assumer ce qu’ils ressentent dans leurs relations avec les personnes qu’ils accompagnent. J’entends même parfois qu’il est tabou d’avoir des émotions ou des sentiments considérés comme négatifs parce que cela signifierait « qu’on en est encore là » et « que l’on n’a pas atteint une certaine maturité professionnelle » qui consisterait à ingurgiter et à régurgiter sans avoir mâché ni éprouvé des notions indigestes. Sauf que quand nous nous retrouvons devant un jeune auquel nous avons l’envie pressante de décoller la claque du siècle, la référence à un concept psychanalytique avalé tout cru ne nous est pas d’un grand secours !
Quand un éducateur de 23 ans qui travaille dans un service qui accueille des adolescentes exprime durant une séance de supervision qu’une jeune lui met régulièrement son décolleté plongeant sous le nez ou fait tomber sa serviette de bain quand il entre dans sa chambre et qu’il se sent en difficulté et troublé parce que cela ne le laisse pas indifférent, non seulement je ne suis pas inquiète mais je trouve au contraire qu’il se montre courageux et professionnel en s’exposant de la sorte et en sollicitant de l’aide auprès de ses collègues.
C’est parce que ce type d’expression n’est pas suffisamment « autorisé » dans les institutions que les passages à l’acte sont favorisés. L’amalgame entre le fantasme et la réalité a encore bonne presse et souvent malgré la présence d’un savoir conséquent.
Les affects ne relèveraient que de la vie personnelle et ne serait attendue du professionnel que la capacité de penser, d’agir et surtout d’évaluer ! C’est une invitation au clivage mortifère qui ne peut être aidant face à des usagers qui ont souvent dû eux-mêmes se couper de ce qui leur était insupportable. Heureusement les professionnels ne rentrent pas toujours dans ces attentes mais se sentent parfois seuls et coupables face à ce qu’ils éprouvent et ont tendance du coup à se réfugier dans la plainte.
Une des fonctions de la supervision est donc à mon sens de permettre l’accueil inconditionnel des éprouvés quels qu’ils soient même si ce n’est pas une fin en soi. Quand un professionnel a pu les appréhender, les verbaliser et les assumer en traitant les attaques surmoïques internes et en se confrontant au regard de ses collègues, il a déjà fait une bonne partie du chemin par rapport à la problématique qu’il amène. Il peut donc faire un pas de côté puisqu’il est moins parasité et se rendre plus disponible à la réalité de l’usager qui lui aussi est au prise avec son propre transfert. Je constate que quand le professionnel a pu accueillir et se sentir accueilli dans ses fantasmes et ses ressentis sans jugements, cela suffit parfois pour qu’il parvienne de lui-même à s’extraire du blocage qui l’entrave et à créer des ouvertures dans la relation. Nous pouvons dire que le fait d’être en lien avec cette part de lui ouvre le chemin vers l’autre enfin différencié. C’est parce que je saisi ce qui est en « jeu » pour moi dans cette situation que l’autre peut enfin m’apparaître à la fois comme le sujet de ses symptômes mais aussi comme un être en souffrance qui a besoin d’aide. Ce n’est en effet pas parce qu’une personne est responsable et sujet de ses symptômes que nous ne devons pas reconnaître avec une profonde bienveillance la souffrance dans laquelle elle se débat et inversement, ce n’est pas parce que cette personne est en souffrance que nous devons céder à la tentation de la déloger de sa place de sujet. Nous pouvons apprendre cela durant notre formation mais nous ne parvenons véritablement à l’appliquer que quand nous avons de notre place maintes fois éprouvé ce processus, quand nous avons osé prendre le risque de mettre en évidence notre impuissance, nos manques, nos angoisses, notre haine, notre attachement, nos désirs symbiotiques, notre séduction et notre jouissance. Nous pouvons nous montrer proches et dans la bonne distance dans une relation d’aide seulement si nous descendons régulièrement à la cave pour identifier, réguler et admettre que nous sommes souvent autant que l’autre embarqués symbiotiquement et narcissiquement dans cette histoire. Ce n’est pas une tare d’être aux prises avec ça, la tare serait de ne jamais vouloir l’admettre ! Là où le contre-transfert puise le maximum de sa puissance n’est pas dans son contenu mais dans le fait qu’il soit nié ou non assumable pour le professionnel. Plus il s’en défend, plus il a de l’impact dans la relation. Cela me fait penser au débat qui s’est engagé il y a une trentaine d’années et qui est toujours d’actualité autour de la notion de secret. D’aucuns prônent la nécessité de tout dire à sa descendance, de ne pas entériner ou créer des secrets de famille et de sortir tous les cadavres du placard afin de ne pas engendrer ce que Nicolas Abraham a appelé des fantômes, c'est-à-dire de graves symptômes sur plusieurs générations. D’autres revendiquent le droit à l’intime et au secret et dénoncent l’étalage et l’exhibition de vécus auxquels l’enfant n’a pas forcément besoin d’avoir accès et qui pourraient même le perturber dans son développement. Ma conviction est que ce qui favorise l’émergence d’un fantôme n’est pas le fait de dire ou de taire une expérience mais l’impossibilité pour la personne d’assumer et de transcender ce vécu qui se cristallise dans la honte ou la culpabilité. Ce qui l’amène du coup à s’en cliver et c’est à partir de cette crypte psychique que le fantôme va naître. Le processus est dans une moindre mesure un peu identique dans le cadre thérapeutique ou dans le travail social. Moins j’assume la façon dont je suis impacté(e) dans la relation avec cet autre que je tente d’accompagner, plus j’accorde de pouvoir aux symptômes.
La supervision est un dispositif privilégié qui peut jouer un rôle intéressant sur cet aspect puisqu’il est plus aisé pour un intervenant extérieur qui n’est pas censé avoir une responsabilité hiérarchique, qui n’a pas à évaluer les professionnels et qui n’est pas trop englué dans les problématiques institutionnelles de s’appuyer sur la puissance qui lui est accordée pour aider le travailleur social à repérer et à assumer son contre-transfert afin de le limiter ou de le dépasser. Quand j’occupe cette place de superviseur, je m’impose le même cheminement car je suis logée, peut-être pas à la même place mais à la même enseigne et j’ai bien conscience que c’est la façon dont je vais accueillir et penser mes propres éprouvés qui va déterminer ma posture et la qualité de mon accompagnement bien au-delà de ma parole et de mon savoir. J’apprends à ne pas m’accabler de ce que je ressens et à m’en servir pour entendre l’autre et je reste vigilante à ne pas trop me laisser séduire par les gratifications narcissiques qu’engendre l’occupation de cette place car elles pourraient me laisser fantasmer que moi j’en ai fini avec les problématiques évoquées dans cet espace de travail alors que ça n’est jamais tout à fait possible. J’imagine que le plus gros défi que doit relever un superviseur est de rester profondément humble.
Je souhaiterais à présent aborder le deuxième point, c'est-à-dire le repérage, l’intérêt clinique et les modalités du maniement du processus parallèle dans une séance de supervision. Je définirai le processus parallèle comme une des formes du transfert dans lequel se rejoue de façon inconsciente à l’intérieur de la séance la situation ou la relation qui est parlée par les professionnels. C’est un transfert qui concerne des relations adjacentes qui se vivent toutes dans le présent contrairement au transfert abordé classiquement dans la psychanalyse qui se vit dans le présent mais qui nous renvoie systématiquement à des relations anciennes. Le processus parallèle peut aussi renvoyer chacun des protagonistes à son passé lointain mais il présente la spécificité de favoriser inconsciemment la mise en scène du contenu évoqué même si ce dernier est très récent. Par ailleurs, il n’est pas rare d’observer une inversion des rôles dans ce processus. Le professionnel va par exemple générer inconsciemment chez le superviseur le même état ou la même émotion dans laquelle lui se trouve dans la relation à l’usager dont il parle. Repérer et prendre en compte ce processus est intéressant en ce sens qu’il offre des pistes de compréhension et permet comme dans le transfert psychanalytique de favoriser de la place du superviseur un mouvement et une ouverture par le biais d’une réponse qui viendrait contrarier la tentative de répétition du processus.
Pour illustrer mes propos, j’évoquerai le cas d’une jeune fille de 12 ans que je prénommerai « Marie ». Je préciserai au préalable que ce travail de supervision s’est fait dans une institution au sein de laquelle une approche clinique est largement favorisée et où la plupart des professionnels n’hésitent pas à s’exposer durant les séances, ce qui contribue amplement à la mise en évidence du processus parallèle. Pour revenir au cas de Marie, lors d’une de nos rencontres une éducatrice nouvellement arrivée sollicite la possibilité de parler de cette jeune avec laquelle elle a vécu quelque chose de douloureux la veille. Alors qu’elle avait prévu de passer une soirée agréable en ville parce qu’elle ne travaillait pas, elle aperçoit Marie qui est en fugue depuis quelques temps au milieu d’un groupe de jeunes filles plus âgées qu’elle. Elle va à sa rencontre et tente de la convaincre de la suivre jusqu’à sa voiture afin de la ramener au foyer. Comme les autres jeunes s’interposent, elle décide de lui proposer de lui acheter quelque chose à manger afin de gagner du temps pour réfléchir à ce qu’elle doit faire dit-elle. Marie accepte et une discussion s’engage entre l’éducatrice et les jeunes qui se montrent dans un premier temps assez agressives et revendicatrices à l’endroit des travailleurs sociaux pour finalement reconnaître une certaine sympathie à cette éducatrice qui n’a pas l’air de fonctionner comme les autres. Quelques instants plus tard Marie répond à son éducatrice qui a réitéré son invitation à la suivre : « Je vais rentrer mais pas tout de suite ». L’éducatrice insiste et subitement le groupe s’enfuit en courant. La professionnelle ayant aperçu des policiers au loin se dit que c’est sûrement leur présence qui a provoqué ce détalage soudain. Elle se dirige alors vers les agents auxquels elle explique la situation et ces derniers se montrent à son sens scandaleusement décevants en prenant les choses à la légère et en n’affichant aucune véritable détermination à retrouver cette jeune qui n’a que 12 ans !
Il est d’ailleurs intéressant de voir dans cette situation tout le temps que vont passer certains professionnels de l’équipe à « castrer » ces représentants de la loi allant jusqu’à évoquer leur faible niveau scolaire et affirmer que ce sont eux qui devraient venir en supervision. Une personne dira avec ironie : « mais que fait la police ?! ». Je ne vous fais pas partager cela dans l’idée de susciter un avis ou un jugement à l’endroit de leurs propos mais plutôt dans celle de faire le postulat de la manifestation d’un processus parallèle. En effet, accueillant des adolescentes, les éducateurs sont souvent confrontés au problème des fugues et il arrive parfois que soit exprimée l’impression que les forces de l’ordre se montrent peu efficaces. Mais cette fois, plusieurs d’entres eux focalisent rageusement sur cet aspect durant plus de la moitié de la séance consacrée à Marie. Je vais revenir sur ce point mais je souhaiterais d’abord reprendre le récit de l’éducatrice. Cette dernière fait l’hypothèse qu’elle n’a pas bien agi et qu’elle aurait du « prendre Marie de force » pour la ramener au foyer. Elle a l’impression d’avoir échoué dans cette affaire puisque dit-elle « le résultat n’était pas bon ». Suite à son intervention, une autre éducatrice prend la parole et exprime la culpabilité et la rage qu’elle a éprouvées lorsque quelques jours auparavant elle a mis de force Marie dans sa voiture (car elle est en fugue la plupart du temps) et que cette dernière a réussi à s’enfuir. Elle dit : « j’y étais presque, j’avais réussi à la récupérer mais elle m’a échappée ! ». D’autres professionnels vont ensuite donner leur avis sur le fait d’oser ou non « la prendre de force » au regard de la présence des autres jeunes qui pourraient réagir violemment. L’un d’eux dit : « Pas question de me laisser faire, j’irai au charbon pour qu’elle monte dans la voiture ! ». Et un autre : « L’important, c’est de faire quelque chose. C’est important qu’elle sente qu’on fait quelque chose même si ça passe par le fait de la forcer ». Ou encore : « Je ne sais pas ce qu’il faut faire dans ce cas ». C’est comme si dans cette dynamique de groupe autour de Marie, être efficace consistait à trouver le moyen de gagner contre sa volonté. J’ai durant cet échange entendu les mots « faire » et « forcer » un nombre incalculable de fois. Il faut savoir que durant cette séance, alors que le cadre de travail habituel était posé, à savoir écouter sans l’interrompre celui qui a une situation à mettre au travail et prendre soin d’entendre la façon dont chacun de ses collègues s’est laissé traverser par ce qui a été évoqué avant de rentrer dans un échange plus interactif, les professionnels les plus affirmés vont se montrer cette fois particulièrement rebelles et indisciplinés. Ils vont à maintes reprise transgresser ce cadre et même me le reprocher quand je les rappelle à l’ordre, par des provocations du type : « Ah ouais, c’est vrai qu’on n’a pas le droit de parler dans cette réunion ! » ou encore : « on est tout le temps frustré ici! ».
Dans cette situation, le processus parallèle s’est manifesté dans la façon qu’ont eue certains professionnels de me provoquer et de tenter par leurs transgressions de me faire rentrer dans un jeu de pouvoir avec eux. Ce qui correspondait apparemment au mode relationnel que Marie leur proposait et dans lequel il leur était difficile de ne pas rentrer tellement leur sentiment d’impuissance leur était insupportable. Il en a été de même concernant le discours de quelques éducateurs sur la police qui pouvait renvoyer à un questionnement sur le rapport que Marie et sa mère entretenaient avec la loi. J’entendais du coup chez Marie ce besoin incessant de mettre en scène cette dérobade au désir contrôlant et aliénant de l’autre. Elle se mettait certes en danger mais c’était de cette façon qu’elle se sentait exister !
Isabelle Pignolet de Fresnes
Psychanalyste, psychothérapeute
et formatrice à Montpellier.
L’analyse des pratiques :
Inscrire, Muser, Interpréter
Xavier Gallut, psychanalyste, formateur
en travail social, docteur en sciences
humaines et sociales.
« La logique épistémique part de ceci que le savoir c’est forcément savoir le vrai. Vous ne pouvez pas imaginer où ça mène. A des folies… Ne serait-ce que celle-ci, enfin, en faux, en faux duquel s’inscrit le savoir inconscient, qu’il est impossible de savoir quoi que ce soit, supposé vrai comme tel, sans le savoir. Je veux dire savoir qu’on sait ».
Lacan, Séminaire XXI « Les non-dupes errent », 1973-1974.
Les temps de réflexion collective, de supervision, d’analyse des pratiques professionnelles, ont pris place dans l’histoire de l’éducation spécialisée sous des formes diverses (Fablet, 2003). Mais aujourd’hui encore, en dehors des formations qualifiantes, il est assez difficile d’identifier les différents types d’intervention et de formation proposés dans ce secteur d’activité, du fait de la diversité et de l’hétérogénéité de ces pratiques. On peut constater que les « acteurs de terrain » utilisent de manière indifférenciée les termes suivants : analyse des pratiques, analyse de la pratique, supervision, régulation… Il y aurait sans doute un véritable (et fastidieux) travail de définition à réaliser. Mais tel n’est pas l’objectif de cette contribution.
Il s’agira ici de proposer une théorisation réalisée à partir d’une expérience d’analyse des pratiques menée depuis plusieurs années dans des institutions médico-sociales. Une précision s’impose : mon parcours m’a amené à prendre au sérieux la formule maintenant célèbre de Freud indiquant que le moi n’était pas maître en sa demeure, et que dans le domaine professionnel « la stricte volonté délibérée du praticien reste de faible portée dans la mesure où quelque chose de plus fort que son désir conscient s’oppose en lui au changement souhaité » (Blanchard-Laville et Pestre, 2001, 40). Cette petite précision est une manière de dire que l’analyse des pratiques ne consiste pas, comme on peut souvent l’entendre, à se remettre en question. La remise en question est un travail du moi, pris dans les rets de l’imaginaire.
La demande
J’ai souvent pu constater que la demande formulée à un tiers d’intervenir pour animer des séances d’analyse des pratiques véhiculait des enjeux complexes. Lorsqu’il s’agit, par exemple, de mettre en place un dispositif d’analyse des pratiques dans un moment de crise institutionnelle, l’intervenant sollicité est investi comme sujet supposé savoir. Il est censé, en faisant fonctionner le savoir qu’on lui attribue, ramener le calme dans la vie institutionnelle en favorisant la résolution des conflits et, parfois, impulser une dynamique dans laquelle des pratiques innovantes prendront place. Attendu comme un sauveur, un magicien ou un guérisseur, il est assez peu probable qu’ils puissent satisfaire les espoirs placés en lui. Parfois il sera attendu avec une certaine méfiance, voire une franche hostilité. Il pourrait déconstruire le mythe institutionnel et mettre en question les pratiques rituelles. Je formulerai l’idée, déjà fort connue, que « l’entrée » d’un élément nouveau dans un groupe donné peut être vécu sur le mode de l’intrusion et, qu’en tout cas, cette nouvelle présence perturbe le groupe. Reprenons le concept de contrat narcissique tel qu’il a été utilisé par Kaës (2003) ou Fustier (1999). Quand un intervenant est sollicité pour l’analyse des pratiques quelques inquiétudes sont parfois formulées (d’autres restent informulées…) et les « acteurs » institutionnels se demandent quels effets ce travail va produire dans la vie institutionnelle et dans les pratiques professionnelles. Le risque, pour l’institution, c’est que l’intervenant brise sa complétude narcissique en déconstruisant, par exemple, les énoncés explicites du mythe fondateur. Dès lors un contrat implicite devrait donner à chacun assez de certitudes. La mise en place du dispositif sera favorisée mais à la condition que l’intervenant donne l’assurance qu’il ne sera pas « dangereux ». Une écoute attentive dans les premiers contacts peut aider à mieux appréhender les positions des différents acteurs et à cerner les forces à l’œuvre dans l’institution. Il convient donc d’être particulièrement attentif à la demande, et, dans la mesure du possible, d’en faire l’objet d’un travail préalable. Qui formule ? De quelle manière ? Pourquoi ? Une négociation préalable a-t-elle eu lieu entre les différents acteurs ? Existe-t-il un consensus suffisant ? Il a souvent été remarqué qu’il était souvent demander de tout changer, mais qu’en fait rien ne devait changer. La demande doit faire l’objet d’un travail d’élaboration, de clarification des attentes, en favorisant l’émergence, autant qu’il est possible, des représentations et des fantasmes sous-jacents à cette demande. Si un certain nombre de conditions ne sont pas réunies il est sans doute préférable de remettre ce travail à plus tard.
Le cadre
Pour qu’un processus puisse s’amorcer il est nécessaire de construire avec les participants un cadre de travail. Par cadre, je veux désigner l’ensemble des conditions invariantes à partir desquelles un processus va s’amorcer. Il s’agit aussi bien du lieu désigné dans l’établissement, du jour et de l’heure, de la durée de la séance, de la fréquence, ou encore de la composition du groupe. L’instauration du cadre fait l’objet d’un travail collectif et lorsque les décisions sont entérinées chacun, y compris l’intervenant, y est assujetti. Dans le champ psychanalytique Bléger (1979, 257-276) s’est attaché à différencier cadre et processus. La mise en place du cadre, c’est-à-dire d’un « non-processus fait de constantes », va permettre l’avènement d’un processus, c’est-à-dire la mise en mouvement de phénomènes comprenant des variables. Le cadre deviendra « muet » et le restera tant qu’il n’aura pas fait défaut, qu’il n’aura pas « éclaté » ou subi « d’attaques ». En s’instaurant comme institution dans l’institution, le cadre pourra être « le réceptacle de la partie psychotique de la personnalité, c’est-à-dire de la partie non différenciée et non-résolue des liens symbiotiques primitifs ». Mais il n’est pas souhaitable de formuler des règles à appliquer de façon identique dans toutes les situations. Ce qui importe c’est la manière singulière dont un groupe va ériger, avec l’intervenant, les conditions dans lesquelles un travail va être rendu possible. Aussi l’intervenant aura à faire le deuil du dispositif idéal tout en maintenant fermement certaines conditions indispensables.
Inscrire
Le début de la séance est une invitation à prendre la parole pour présenter une situation dans laquelle un professionnel s’est trouvé en difficulté ou simplement qui lui a posé question. Tous les détails sont admis, et il est même préférable de formuler ce qui paraît anodin, sans importance, hors « sujet », de formuler les idées qui surgissent dans le cours du récit. Il ne s’agit pas de transposer la « règle fondamentale » qui caractérise la cure individuelle. Néanmoins une certaine « souplesse » est ici de mise. Pas besoin de s’appliquer, et encore moins d’aseptiser le propos. Pas besoin de mobiliser des théories ou de chercher à comprendre… dire… Emerge dans ce récit clinique un dire singulier. Cette fiction est une construction. Ce n’est évidemment pas la situation réelle.
Muser
Dans ce second temps, des questions soulevées par cette production langagière vont émerger, des hypothèses, des idées, des questions, des « bouts de théorie » vont peut-être servir à éclairer un peu la situation évoquée. Si l’implication subjective des professionnels m’intéresse particulièrement il ne semble pas impossible de s’intéresser également aux savoirs mis en jeu, ainsi qu’au contexte institutionnel dans lequel la situation a été vécue. Plus encore, je pense même qu’il est nécessaire de réaliser cet effort de contextualisation. Dans ce temps de travail il n’y a aucune restriction, et si ces tentatives relèvent de l’éclectique et du composite, tant mieux. Que fait l’intervenant ? Faut-il faire quelque chose ? Bon, écouter, faciliter et organiser un peu les échanges si nécessaire, parfois questionner pour ouvrir. Lorsque l’épuisement commence à se faire sentir l’exposant peut alors reprendre la parole.
Interpréter
Reprendre la parole pour dire ce qui a été entendu. Peut-être devient-il possible dans ce troisième temps, pour le professionnel qui a exposé la situation, de reformuler de manière singulière la situation et les questions qui avaient été posées dans le premier temps. Il n’est pas impossible qu’une compréhension nouvelle se fasse jour. C’est une construction originale et singulière qui s’élabore. Cette part de bricolage est souvent féconde et surprenante.
Au moins trois : le scribe, le museur, l’interprète
Je voudrais reprendre ici le travail de Michel Balat (1991), psychanalyste et sémioticien, et m'inspirer des trois fonctions qu'il dégage dans son travail en éveil de coma : la fonction scribe, la fonction museur, la fonction interprète. Et montrer que ces trois fonctions sont particulièrement à l'oeuvre dans l'analyse des pratiques.
La fonction scribe d'abord. C'est une fonction matérielle d'inscription qui nécessite la participation du corps et qui rend possible une certaine matérialisation. Et même si l’inscription est d’un autre ordre que la matérialité elle fait appel à la matérialité, qui peut être celle du corps, disons qui nécessite le corps. Cette fonction est une fonction originaire puisqu’elle se présente à l’enfant dès les premiers instants de son existence. Bien sûr, il faudrait aussi considérer le rôle de l’Autre maternel dans le processus d’inscription : c’est l’Autre en moi qui parle, ou encore « l’Autre, c’est moi en tant que je résonne ». Celui qui inscrit c'est celui qui écrit, qui parle, qui raconte. Le scribe est premier, c'est celui qui fonde.
Le musement est une idée développée par Peirce mais aussi par Chrétien de Troyes dans l’histoire de Perceval. Dans sa quête du Graal, lorsque Perceval part à la recherche du roi Arthur, il rencontre une oie blessée laissant tomber trois gouttes de sang sur la neige. Et là, Perceval, arrêté, muse. Qu’est-ce que cela veut dire ? La fonction museur est une fonction dans laquelle les pensées ne sont pas déviées, elles se développent en continu, sans qu'une direction ne soit indiquée préalablement. Balat nous dit que « c’est un état continu, de base, quelque chose qui est en développement continu […] C’est ce qui vous arrive quand vous êtes comme ça, arrêté, un peu hors du monde ». Le musement pourrait être compris comme une sorte d’ association libre dans lequel prédominent les processus primaires. Pour résumer brièvement : le scribe est premier, le museur est second. Le musement est forcément second.
La fonction interprète consiste à expliciter, à présenter ou plutôt représenter. C'est une fonction essentielle sans laquelle la fonction scribe et la fonction museur n'auraient pas d'intérêt. Elle pourrait être définie comme un travail de réorganisation psychique. En cela il ne s’agit pas de dire le vrai sur le vrai. L’interprétation c’est aussi la conduite nouvelle qui sera désormais adoptée par un professionnel. Une précision : il s’agit de fonctions et non de personnes. Ces fonctions peuvent être incarnées par plusieurs personnes, et c’est même ce qui arrive toujours puisqu’il serait difficile, voire impossible, de se consacrer seulement à l’une des fonctions.
Pour que ces trois fonctions soient efficientes il faut créer une feuille d'assertion. Qu'est-ce que la feuille d'assertion ? C'est ce qui permet de recevoir l'inscription dans toutes ses dimensions. C'est un espace, un corps, un corps à plusieurs, un corps-équipe , un corps-institution … La feuille d'assertion présente les caractéristiques de l'espace transitionnel. J’y reviendrai.
Ce détour, trop rapide, était nécessaire pour essayer d'avancer sur l'analyse des pratiques. Dans l'analyse des pratiques les trois fonctions décrites sont à l'œuvre. Il s'agit d'abord d'inscrire, puis de muser, et enfin d'interpréter. Celui qui prend la parole pour exposer une situation peut être considéré comme le scribe, ceux qui parlent de la situation comme les museurs, et celui qui revient sur la situation initiale (le scribe) devient l'interprète. Au fil des séances les scribes deviennent des museurs, les museurs des scribes et des interprètes. Bien sûr, ces trois fonctions sont séparées ici mais en réalité il est assez difficile de les séparer aussi nettement. Chaque participant du groupe d'analyse des pratiques est à la fois scribe, museur et interprète. Au début lorsque j'ai commencé à faire ce travail dans les institutions je m'attachais à bien séparer le temps de l'inscription, celui du musement, et celui de l'interprétation. Mais je ne sais pas pourquoi j'y fais moins attention. Et il arrive souvent que plusieurs scribes fassent leur travail d'inscription, et qu'après le temps du musement, plusieurs interprètes fassent aussi leur travail. La première question, elle me paraît essentielle, est : est-ce que le dispositif d'analyse des pratiques permet l'inscription ? Tout repose sur l'inscription. Le travail de l'intervenant consiste à dynamiser ces trois fonctions. En cela nous pourrions nous demander quelle pourrait être l’écoute particulière de l’analyste, et comment concrètement cette écoute particulière pourrait intégrer l’idée de scansion. Le travail d'interprétation n'a pas pour but de construire des vérités figées dans le marbre. Il donne la possibilité d'élaborer, de construire des fictions qui auront peut-être valeur de vérité à un moment donné, mais qui, au fil des séances, apparaîtront comme des constructions qui auront été.
Une aire transitionnelle
L’objet transitionnel semble avoir un peu éludé la portée de la pensée de Winnicott. Il disait pourtant lui-même que l’objet transitionnel « n’était que le signe tangible d’un champ d’expérience beaucoup plus vaste » et avait élargi son propos en parlant de « phénomènes transitionnels », d’une « troisième aire », ou encore d’une « aire intermédiaire ». Cette troisième aire peut être définie comme un espace paradoxal qui se situe entre réalité interne et réalité externe, entre dedans et dehors, entre subjectif et objectif. Or, c’est précisément cette troisième aire que le dispositif d’analyse des pratiques est à même de promouvoir. C’est un trouvé-créé qui va permettre l’amorce d’un processus de symbolisation. Il ne s’agit pas de ramener au conscient ce qui jusqu’alors serait resté enfoui, mais plutôt de favoriser la création et l’invention, le questionnement qui restaure l’énigme. Pour utiliser une autre formulation nous pourrions dire que la fonction interprète, qui devient efficiente grâce à la feuille d’assertion, va permettre le déploiement des processus tertiaires (Green, 1990), favorisant ainsi la liaison entre différents modes de pensée et la recombinaison des éléments signifiants. Dans cette perspective les lectures ouvertes favorisent les déplacements et alimentent une dynamique de travail.
Une ouverture multidimensionnelle
La particularité du travail réalisé dans un dispositif d’analyse des pratiques c’est qu’il porte sur des pratiques professionnelles auxquelles sont liées des représentations individuelles et collectives qui mettent inévitablement en scène la complexité inhérente aux activités humaines. Si le dispositif en place, le mode présence et l’écoute de l’intervenant sont inspirés par la psychanalyse, l’enjeu c’est qu’une parole vive puisse se déployer. L’intérêt que je porte au développement d’une pensée métisse m’incite à repousser les oppositions factices, les clivages stériles, les catégories ou les dichotomies habituelles : individu/groupe, subjectif/objectif… L’analyse des pratiques doit permettre de mettre en jeu ce qui est généralement occulté lors des tentatives de compréhension des situations éducatives, à savoir l’implication subjective des différents protagonistes et ce qui se trame, se joue, se noue dans une relation qui prend place sur la scène institutionnelle. Et l’institution prend place dans un contexte social, culturel, économique, traversé par des normes, des valeurs, des croyances… Impossible, dès lors, de respecter les frontières disciplinaires conventionnelles. D’ailleurs le musement ne se soumet pas à la logique disciplinaire. Notons que du côté de l’intervenant l’ enjeu de l’analyse des pratiques ne dépend pas de l’accumulation de savoirs théoriques et d’une tentative de transmission de ces savoirs, mais plutôt d’un mode de présence et d’une certaine capacité d’écoute. La prescription pure et simple de théories à mettre en application serait désastreuse. Même si les praticiens peuvent se saisir d’éléments théoriques issus de différentes disciplines le rapport théorie/pratique relève trop souvent d’une logique de subordination, comme l’a souligné Mosconi (2001). Les savoirs théoriques ne sont pas inutiles mais ils sont cependant inaptes à rendre compte du réel et butent sur cet impossible à dire. Il faut considérer qu’il existera toujours dans les activités humaines, de l’impensé et de l’impensable, de l’irreprésenté et de l’irreprésentable. De ce « trou » dans le savoir, il faudra aussi s’accomoder. C’est bien d’une élaboration signifiante de la pratique dont il peut être question, ce qui place les praticiens dans une « logique de production de savoirs », à partir de leur expérience et avec l’aide d’un tiers. Le vécu ne suffit donc pas. Il doit acquérir la qualité d’expérience et c’est par la mise en mot que pourra se construire un savoir d’expérience.
Comprendre ?
On voit bien que dans la dynamique qui se met en place progressivement dans l'analyse des pratiques un certain effort de compréhension est à l'oeuvre. Je dirais même que le désir de comprendre est un moteur dont il ne faut pas négliger l'intérêt. Pourquoi ? Parce qu'il donne sens à la présence et à la participation de chacun. Maintenant je dirais quand même qu'il est nécessaire de restaurer suffisamment l'énigme liée au questionnement pour permettre de l'alimenter. Si la recherche des effets de sens a un intérêt, il faut souligner que l’analyse des pratiques devrait également favoriser l’avènement des effets de vérité en tant qu’effets de sens touchant au réel.
Références bibliographiques
Balat M. 1991. Des fondements sémiotiques de la psychanalyse : Peirce, Freud et Lacan, Paris, Méridiens-Klincksieck.
Blanchard-Laville C. et Pestre G. 2001. « L’enseignant, ses élèves et le savoir. Le dispositif Balint à l’épreuve des enseignants », in Blanchard-Laville C. et Fablet D., Sources théoriques et techniques de l’analyse des pratiques professionnelles, Paris, L’Harmattan, 35-63.
Bléger J. 1979. « Psychanalyse du cadre psychanalytique », in Kaës et Al., Crise, rupture et dépassement, Paris, Dunod, 257-276.
Fablet D. 2003. « Les éducateurs et leurs modèles de référence », in Blanchard-Laville C. et Fablet D., Travail social et analyse des pratiques professionnelles, Paris, L’Harmattan, 149-183.
Fustier P. 1999. Le travail d’équipe en institution. Clinique de l’institution médico-sociale et psychiatrique, Paris, Dunod.
Green A. 1990. La folie privée, Paris, Gallimard.
Kaës R. 2003. « Réalité psychique et souffrance dans les institutions », in Kaës (dir), L’institution et les institutions. Etudes psychanalytiques, Paris, Dunod, 1-46.
Mosconi N. 2001. « Que nous apprend l’analyse des pratiques sur les rapports de la théorie à la pratique ? », in Blanchard-Laville C. et Fablet D., Sources théoriques et techniques de l’analyse des pratiques professionnelles, Paris, L’Harmattan, 15-34.
Mon propos aujourd’hui est de tenter une réflexion sur l’analyse des pratiques en institution en tenant compte des avancées théoriques de la psychanalyse notamment dans l’orientation lacanienne.
L’œuvre freudienne que ce soit dans le Malaise dans la civilisation, dans Totem et tabou, dans le Moise et monothéisme ou encore dans Psychologie collective et analyse du moi, a toujours maintenu la question du groupe et du lien social comme champ d’application de la psychanalyse.
La relecture de Freud par Lacan et l’apport propre de ce dernier a maintenu ce cap en questionnant les rapports et non rapports du sujet au lien social notamment par l’écriture des quatre discours.
Du « désir de l’homme c’est le désir de l’Autre »1, ou encore : « L’inconscient c’est le politique »2, l’articulation sujet - collectif est au cœur de la pensée psychanalytique.
La psychanalyse, en tant qu’expérience, est collective, collective à deux dans la cure pour reprendre les mots de Jacques-Alain Miller dans son intervention dite « « théorie de l’Ecole »3.
L’institution et ses groupes sont paroles, écrits, bla-blas en série, semblants. A certains moments du travail émergent dans ce fatras des effets de l’inconscient à l’œuvre dans le discours ; envers du discours, énonciation d’un discours autre.
Phénomènes de groupe si bien décrits et théorisés par Bion dans le recueil intitulé « Recherches sur les petits groupes »4 durant la seconde guerre mondiale. Attaque fuite, dépendance et couplage : trois « hypothèses de bases », comme il les nommait, sorte de pattern du fonctionnement des groupes restreints ; chemin obligé des paroles individuelles, à rapprocher des discours lacaniens, quatre discours.
Là ou Freud traitait d’identification ; là ou Bion parlait d’organisations émotionnelles, la clinique lacanienne s’oriente du désir. L’analyse des pratiques révèle comment chacun, chacune s’oriente de son désir dans son travail, dans son institution, dans son équipe.
Lacan propose, avec cette phrase radicale, une structure en trois termes. Le collectif, l’individu et le sujet. La phrase rabat le collectif, à entendre comme social du coté du sujet, du sujet de l’inconscient. Le sujet est radicalement distingué de l’individu. Le sujet « ex- siste » au champ du langage et en ce sens est inscrit dans une dimension sociale, une dimension qui nécessite un Autre pour que ses effets se révèlent, et s’évanouissent aussitôt et ce dans le champ de la parole.
Le dernier Lacan est celui du non rapport, celui de la disjonction radicale, disjonction entre sexes, le « il n’y a pas de rapport sexuel »6. Rien de ce qui s’écrit ne peut rendre compte du rapport entre homme et femme.
Marc Levy7, lors d’une journée de travail de l’Association de la Cause Freudienne en 2008, développait la question du non rapport ainsi :
Cela fait déjà plusieurs années que j’interviens auprès de cette équipe. L’équipe œuvre dans le cadre d’une institution dont l’objet est le soin de personnes toxicomanes et alcooliques. La dépendance est donc un signifiant maître du travail effectué en ce lieu. La dépendance, conséquence ou corollaire de l’addiction comme échec de la limitation phallique à la jouissance. La jouissance toute, mortifère, infiltre l’institution, son équipe, ses individus. Elle uniformise, défait les différences, désexualise.
L’équipe, comme on dit, est composée d’éducateurs spécialisés, d’un AS un psychologue un médecin généraliste et deux infirmières. Une douzaine d’individus, tentant de travailler ensemble,
La séance est hebdomadaire et dure deux heures.
En début de séance, au moment où s’installe l’habituel silence inaugural, moment paisible, travail de pensée, arrêt de la course effrénée de la pratique, une éducatrice s’engage dans un méticuleux travail d’écriture. Elle prend des gobelets pour le café et y inscrit soigneusement le prénom des membres de l’équipe. Calligraphie minutieuse qui attribue un prénom à chaque gobelet, une place à chacun….
Une autre éducatrice entame le discours à propos d’un patient dont le patronyme est le nom d’une ville, port d’origine du départ des esclaves vers les îles.
Les uns et les autres parlent du patient, brossent un tableau clinique, tentative de repérage structurel entre hystérie masculine et psychose.
Sont particulièrement soulignées ce que certains dénomment des attitudes perverses, du harcèlement homosexuel envers des membres du groupe des patients.
Patient malade, atteint du Sida, patient orienté par une autre institution, patient déchet, patient brillant….
Le lien est fait entre ses origines des îles, l’absence du père et le défaut de nomination
Il ère depuis plus d’un an, fait des allers retours entre institutions. Homme désarrimé …
La parole circule, plusieurs du groupe se saisissent de ce cas et apportent leur contribution à son analyse.
Le patient parait mystique, certains de l’équipe se réfèrent alors à une approche ethno psychiatrique, rendant à leurs yeux mieux compte de ses particularités, de ses singularités.
Dans les entretiens il semble bizarre, c’est l’adjectif qui revient. Dans les ateliers artistiques de l’institution, même impression d’étrangeté, il peint, recopie des œuvres, le regard de ses visages toujours de coté. En théâtre ça déraille et la séduction se retrouve du coté de la pornographie, de l’obscène. Plusieurs insistent sur son regard fou.
Puis ça associe… Le directeur et la fonction d’interdit, l’institution et les nominations, les espaces de confusions, le spectacle de fin d’année et l’obscénité, voire la pornographie….
Puis ça s’arrête, peur de faire de ses séances un lieu de critique de plainte contre la direction. Lassitude de ce discours tant de fois emprunté… retour à la clinique.
Ça associe sur les rapports entre hommes et femmes dans l’institution. Le discours de certains patients, discours de haine à l’encontre des femmes, entendu à table pendant le repas. Une haine du féminin, une haine de la jouissance féminine. S’élabore à cet endroit une division entre professionnels. Les pédagogues d’un coté désireux de rectifier le discours intolérable ; les thérapeutes de l’autre acceptant ce discours dans ce qu’il exprime du moment, du patient…. Nouvelle rupture discursive suite à cette division de l’équipe.
Allusion à Corinne en cuisine et à la fonction et rôle qu’elle trouve là.
Allusion aux pièces de théâtre dont on a fait déjà mention et à leur crudité sexuelle.
Association à nouveau du coté de l’institution, comme miroir de la clinique, ou parole encore impossible du rapport homme femme au sein de l’équipe… Référence à l’atelier consacré aux patientes, atelier qui avait dû fermer ses portes, tentative vaine d’écrire dans l’institution quelque chose du féminin…
Nous avons, dans cette séance retranscrite en après coup, donc passée par le filtre de mon écriture, un moment de paroles individuelles articulées à un collectif, moment de paroles qui illustre une dynamique entre analyse de la pratique, régulation institutionnelle et supervision clinique.
La première est la dimension clinique, le « laisser parler » les uns et les autres de tel patient ou patiente enrichit le tableau clinique à partir donc des témoignages des praticiens dans différents lieux de l’institution. Ce recueil de paroles permet d’appréhender le patient dans ce qu’il dépose dans l’institution, en quelque sorte l’analyse d’un transfert.
Ce que chacun dit, comment chacun parle, ce qui est saisi dans la langue concernant le patient concerne également le contre transfert. C’est à repérer afin de s’en dégager. Le regard du patient, les mains de l’autre sont ainsi pris dans une chaîne associative et nous conduisent à un point précis qui ici dans ce cadre est un point signalé, suggéré ; nous n’allons pas plus loin. Le « je sais de quoi je parle », énoncé par l’éducatrice la renvoie à une expérience personnelle familiale. Elle repère ainsi dans cet espace analytique ce qui la noue à cette patiente, elle s’en dégage, ce qui dégage par la même l’espace thérapeutique pour la patiente.
Le dernier point que je veux préciser ici concerne la « respiration » du discours au sein du groupe, les oscillations, les ruptures et failles du discours. Un discours et ses scansions se déroulent durant la séance. D’un discours mettant en avant le savoir clinique, nous passons à un discours prenant comme agent la plainte individuelle et collective, puis nous basculons encore sur le savoir, bifurquons à nouveau allons vers le groupe des professionnels….
La séance s’entame par une tentative d’écriture, en écrire quelque chose du non rapport. Apparaît le patient homme désinscrit, coupé de sa généalogie, désorienté , la femme et son rôle, comment être femme, qu’est ce qu’être une femme, la mère….
L’équipe est un des répondant à cet impossible du discours, un semblant en quelque sorte. Dans un lieu marqué des signifiants dépendance, addiction, toxicomanie, la question institutionnelle est bien là le retour du sexuel, de la limitation phallique, le dégagement d’une jouissance mortifère et l’écriture subjective d’un rapport qui en rende compte.
Les articulations ou rupture désignent des impossibles rencontrés dans le discours, des points de butée dévoilant un réel qui ne peut donc s’écrire. Les oscillations entre discours sur un patient et retournement sur l’institution sont marquées de moments d’émergence du travail de l’inconscient, émergence et évanouissement qui font basculer le discours. Dans Radiophonie , 1970, Lacan précise ceci :
L’équipe circule sur la question de la nomination, sur les origines, sur le moment ou le mot tue la chose. Mais aussi sur l’indicible, pas le censuré ou encore le refoulé, mais ce qui n’est pas pris dans les mots. Ce que Lacan désigne par un : Il n’y a pas de rapport sexuel qui puisse s’écrire. L’absence de cette écriture laisse apparaître l’objet du coté de l’obscène, comme quelque chose de mal habillé, mal recouvert, comme l’échec d’un fantasme, l’absence d’un symptôme… Entendons la place du regard, la découpe du corps se centrant sur les mains. Objet attirant, objet brillant, objet du désir mais encore objet reste, objet chu, objet cause du désir.
Le sens, la signification sont à mettre au travail ; déchiffrage de l’inconscient freudien. Les coupures, les bifurcations du discours signalent le manque, la béance, obturée à certains moments par l’objet a ; l’inconscient comme une nasse fermée par l’objet cause du désir, référence au séminaire XI.9
Le travail d’équipe est une tentative toujours à renouveler parce que vaine d’en écrire quelque chose. Les figures cliniques qui défilent comme occupant la scène de la vie institutionnelle constituent les lettres de cette tentative d’écriture. La trace de cette séance restera dans l’inscription des prénoms sur les gobelets….
Ainsi le discours du sujet rencontre le discours du collectif, le discours de l'Autre, le social. Le travail analytique, par son dispositif, atténue les phénomènes de groupe et leurs effets masquant imaginaires, et ce afin d'entendre au un par un le discours du sujet, dans ses articulations au discours institutionnel.
Alors oui, effectivement : « le collectif n’est rien, que le sujet de l’individuel.
1 J. Lacan, La direction de la cure et les principes de son pouvoir (1958), in Les Écrits, p. 628, 1966, Éditions du Seuil.
2 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIV, La logique du fantasme, 1967.
3 Jacues-Alain Miller, Conférence du 21 Mai 2000 Turin, Théorie de L’École.
4 W. R. Bion, Recherches sur les petits groupes, 1976, PUF.
5 J. Lacan, Le temps logique et l’assertion d’une certitude anticipée(1945), in Les Écrits, 1966, p. 213, Éditions du Seuil.
6J. Lacan, L’étourdit (1972), in Autres écrits, 2001, Editions du Seuil.
7M. Levy, Psychanalyste, membre de l’ECF, Montpellier.
8 J. Lacan, Radiophonie (1970), in Autres écrits, p. 435, Éditions du Seuil, 2001.
9 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Éditions du Seuil, 1964.
Introduction
Je suis moi-même formatrice au sein d’un Institut de formation en travail social et je poursuis depuis plusieurs années un travail de recherche pour comprendre « ce qui se trame » dans ces groupes.
J’ai entamé un premier travail en 2003 à partir de l’observation de quelques collègues en situation et de plusieurs entretiens ; j’ai pu constater la diversité des pratiques et des discours qui se tenaient au sein de ces instances de travail.
Quelle analyse et quelles pratiques ?
Il me semble que l’on peut synthétiser ainsi différents modèles d’analyse dans cette optique
- Analyse de la pratique pré-professionnelle à partir des expériences de stage : apprentissage de la culture professionnelle (en termes de valeurs, langage, méthodes d’intervention…) et d’une capacité de lecture critique de la pratique (formation d’un « habitus réflexif »)1.
- Analyse du contre-transfert professionnel : repérage de la part inconsciente qui agit dans l’exercice de la profession : analyse des enjeux de pouvoir, de séduction, des rejets ou collages aux usagers et des rapports conflictuels à la hiérarchie, aux partenaires, etc.
- Analyse de la pratique de formation : repérage du dispositif proposé et du sens qu’il prend pour chacun, comment l’étudiant situe les différences séquences dans son trajet global, comment il s’inscrit dans l’institution et les différents collectifs proposés.
- Analyse du remaniement identitaire provoqué par l’expérience de formation, du malaise propre à la traversée formative et de ses manifestations.
- Analyse du « contre-transfert privé » 2 : repérage des enjeux inconscients à l’œuvre dans l’exercice professionnel en lien avec l’histoire personnelle de l’étudiant.
- Analyse de problématiques professionnelles d’actualité : à partir d’expériences de stage, analyse thématique de certains enjeux d’actualité propres à la profession.
(on pourra se reporter pour plus de détails à l’ouvrage collectif « Travail social et analyse des pratiques professionnelles » dans lequel j’ai publié un texte en 2003)
On peut également repérer différents types de discours dominants (en rapport avec la formation des animateurs de ces groupes d’analyses essentiellement) et différents périls de ces discours :
– la centration scientifique concerne surtout des personnes de formation sociologique, économique ou sciences politiques. Notons que la plupart des formateurs en service social sont plus souvent titulaires d’un D.S.T.S (diplôme supérieur en travail social) ou de diplômes universitaires sur ces champs disciplinaires plutôt que sur un versant pédagogique ; Rares sont ceux qui ont une formation de formateur …Ils transmettent surtout des clarifications conceptuelles et des logiques de pensée, et on trouve dans ces discours beaucoup de références aux textes ; ils visent l’argumentation, la démonstration, mais cette centration sur le savoir s’allie avec le risque d’un aveuglement dans la science, d’une surestimation de la pensée, et d’un rejet de l’inconscient ainsi que d’une éviction de la subjectivité (du formateur notamment…).
– la centration techniciste privilégie les apports méthodologiques et les principes déontologiques ; la logique formelle (« regardez comment on fait » !), l’efficacité, l’utilité, le faire et l’action, le changement opératoire sont portés en priorité . Cette perspective est à mon avis un des grands périls actuel qui gagne le champ du social ; Après avoir infiltré le milieu de la formation permanente en entreprise 3 puis aussi le champ du médical etc. : un exemple de formulation sur la fonction de formateur4 : « construisant et gérant un itinéraire » « il gère aussi l’interaction avec les stagiaires » « la sixième valeur ajoutée de sa présence physique est cette « opérationalisation contextuée des connaissances » et « l’expertise qu’elle appelle en terme d’ingénierie de formation et d’ingénierie pédagogique qui donnent au formateur toute son identité » « l’acte de former n’est rien d’autre que construire et gérer des espaces-temps dans lesquels les individus produisent des apprentissages. » Ici, le formateur construit et gère du dispositif , il est un transmetteur de savoir-faire et de connaissances opérationnelles. Au sein des groupes d’analyses de pratiques, il est un « porte-parole » qui sait agir « au nom de » la profession, du terrain ; il incarne le modèle professionnel et peut offrir des explications et des réponses concrètes… à des questions qui sont d’un autre ordre éventuellement, et avec le risque d’édicter « comment faire » plutôt que de s’interroger sur « pourquoi agir ? ».
– la centration sur la personne est souvent repérable chez des travailleurs sociaux devenus formateurs sans complément de formation pédagogique, et qui privilégient l’approche rogerienne dans leur accompagnement, avec le risque d’une confusion de rôle. Ce discours de « l’aide bienveillante » peut prendre diverses formes : faire émerger les compétences et les potentiels, se dévouer pour les étudiants, valoriser le groupe comme idéal, conseiller ou plutôt… « faire entendre, faire passer » l’éthique professionnelle. Le risque de ces discours apparaît immédiatement derrière la sollicitude et l’idéalisation : là peut toujours s’engouffrer le désir d’emprise et de toute-puissance du formateur.
– la centration sur le sujet interroge le processus de formation dans ce qu’il a d’angoissant, les motivations profondes à l’exercice de cette profession et les enjeux contre-transférentiels massifs mobilisés dans la relation d’aide. Le risque réside dans la prétention herméneutique qui viserait à « décortiquer » l’étudiant, interpréter ses comportements en termes de causes ou de raisons certaines et « épingler le sujet » (je pense à un formateur qui pointe dans les copies qu’il corrige « où émerge le sujet » !). La centration psychanalytique abusive peut aussi entretenir des discours abscons sur un mode pervers, qui vise l’absolue maîtrise du sens et la manipulation du langage à travers la culpabilisation de l’autre et la jouissance de son incompréhension…
Ainsi, les périls sont partout et l’impossible est au commencement…
Logique des compétences et pensée opératoire : le contexte actuel de la formation des professionnels.
Dans le cadre de réformes récentes, nous devons nous inscrire dans la logique des compétences : des référentiels métier ont été déterminés, qui définissent ensuite un référentiel d’activités décrivant les fonctions des professionnels, puis un référentiel de compétences fonde le dispositif de formation en fonction de toute une liste de compétences à acquérir pour apprendre à « travailler en équipe, en partenariat, concevoir des projets, et travailler avec les personnes et les familles ».
La logique des compétence traduit tout un système de valeurs que je vais essayer d’analyser ici :
Nous constatons que la formation devient de plus en plus standardisée, et qu’au-delà des objectifs généraux qui nous étaient proposés auparavant, donc d’une référence à des savoirs et à des disciplines, la logique dominant ici est essentiellement opératoire ; autrement dit, il s'agit de produire des compétences, rendre le futur professionnel compétent, et non plus seulement le rendre « capable de... » en l'équipant de savoirs ou d'une d'une capacité de penser sa pratique ; on nous demande de former des étudiants à telle ou telle fonction , à telle ou telle activité , plus que de les engager dans un processus de formation.
En filigrane de cette nouvelle conception de la formation peut s’entendre une certaine forme de conditionnement des comportements en vue de leur efficacité et l’idée d’une transmission claire d’un savoir-faire savamment circonscrit autour de certaines tâches ; le futur professionnel sera parfaitement centré sur la participation à l’action, le concret, le besoin de « faire », de trouver de manière opératoire à résoudre les problèmes à l’aide de méthodes et techniques… chaque problème pouvant être affronté, géré et résolu grâce aux « compétences acquises » dans un idéal de transparence et d’effi…science.
Cette réification du processus de formation s’appuie sur l’idée d’un futur professionnel cohérent et consistant, qui va accumuler progressivement les moyens d’un pouvoir agir et d’un pouvoir sur soi.
Cette perspective utilitariste cherche au fond à réduire la part d’incertitude inhérente à nos fonctions complexes, en définissant a priori les activités et les compétences qui font le « bon professionnel », et en rapprochant ainsi logique de formation et logique de production. On se centre là sur ce qu’il faut faire plutôt que de s’intéresser à un être, à un sujet.
Or la réalité des professions sociales est toujours plus complexe que les modèles, et ne peut être ainsi préconstruite ; la formation n’est pas qu’une somme de savoirs faire à acquérir mais surtout une transformation de l’être d’un sujet et un devenir… au fond l’apprentissage et l’acquisition de compétences sont utiles mais non suffisantes, et la formation résulte d’un processus dont la dynamique est occultée par ce type de représentation schématique et ordonnée…
La pratique formative dans le cadre de l’analyse des pratiques s’intéresse à des personnes confrontées à des réalités complexes : à la fois politiques, économiques, institutionnelles, socioculturelles et psychiques, chargées par des investissements inconscients, la plupart du temps à leur insu…
L’ingénierie pédagogique ne suffit pas à transmettre, sur le modèle instrumental de l’ingénieur, des procédures prédéterminées dans un idéal de simplicité et d’efficacité ; et notre travail formatif n’est pas une activité de technicien, même si nous n’excluons pas de travailler les capacités à atteindre un but prévu ; mais nos visées sont provisoires, constamment réorientées vers la pertinence plus que l’efficacité, la recherche du sens plus que la rapidité ou le faux espoir d’une maîtrise accessible.
Il s’agit de s’adapter aux situations les plus inédites et les professionnels doivent être préparés à se familiariser avec la surprise, l’étonnement, le malaise de la rencontre imprévisible, l’altérité. On ne fera donc jamais l’économie d’un travail sur l’implication, et l’analyse des pratiques est un dispositif tout à fait pertinent pour travailler ces enjeux.
Mais cela dépend aussi de la conception que l’on a du travail qui s’y produit : s’agit-il d’analyser l’activité, l’action ou l’acte professionnel ?
La dimension évènementielle de la rencontre n’est pas décomposable en une suite atomisée d’opérations et la situation résiste à tous les découpages, même si le recueil des traces et l’étude a posteriori permet d’interpréter pour une part l’action passée. Autrement dit, l’analyse de l’activité permet de poser des hypothèses, mais l’élaboration des liens de causalité entre différentes variables ne suffira jamais à dire des liens de signification et nous ne pouvons établir un recueil de règles, de préceptes et de recommandations en rapport à un programme normatif préétabli.
Autrement dit, l’activité n’est pas l’action, et l’action n’est pas le tout de la rencontre entre deux sujets…La perspective qui m’intéresse ici va toujours au-delà et concerne moins ce qu’une personne en formation est capable de faire, que ce qui la concerne en terme d’être…
La transformation identitaire mise en jeu pour chaque étudiant, dans son rapport à l’Institution, au pouvoir et à l’autorité, dans son rapport au savoir, à la formation et à l’apprentissage, dans son rapport à l’autre et son rapport à l’aide etc. est absente dans le référentiel des compétences tel qu’il nous est présenté. Au fond, c’est la dimension subjective inhérente à la formation qui risque d’être occultée par ce modèle de rationalité…
Or cette dimension subjective est absolument fondamentale si l’on connaît les mutations profondes des publics en difficultés que vont rencontrer les futurs professionnels ; en effet ces publics sont de plus en plus nombreux, très précarisés, et en grande souffrance psychique ; et il faudrait qu’ils soient accompagnés par des personnes qui soient sensibilisées à l’écoute clinique, qui aient travaillé les dimensions de la complexité et de l’énigme dans la rencontre, pour les affronter sans péril…
Or une formation « tout en plein », qui remplit les futurs travailleurs sociaux de savoirs et de savoir-faire, risque de les laisser bien démunis face aux situations d’incertitude, bien embarrassés pour s’engager dans la rencontre intersubjective.
Il est vrai que les attentes utilitaristes, autant de certains employeurs que de certains étudiants, fondent les résistances de la plupart à travailler ces dimensions…
Au fond, la place du sujet en formation fait sans doute l’objet d’un certain quiproquo : il faudrait préciser de quel sujet on parle ; en effet tous les projets pédagogiques insistent sur la place des étudiants comme acteurs dans la construction de leur professionnalité et la notion d’implication est pensée dans tous les groupes d’analyses de pratiques (GAP) ; cependant est-ce un sujet plutôt socio-politico-économique qui est convoqué à faire usage de ses connaissances et des compétences acquises ou un sujet affecté par une rencontre ?
Le travail sur la temporalité, les aléas, les incertitudes, la complexité et l’impossible dans l’analyse des situations est donc pour moi tout à fait fondamental ; C’est un travail avec l’infini, ce qui ne sera jamais terminé, et je pense que chacun doit mettre aussi « du vide » en soi pour pouvoir accueillir l’autre différent, et surtout les personnes en difficulté.
Pour moi la formation est bien sûr une acquisition de compétences, de techniques et de méthodes, un travail « en avant », pour aller vers un « plus », mais aussi un travail « en arrière » pour comprendre le trajet de la personne en formation par rapport à ses points de butée, ses limites, ses certitudes difficiles à ébranler etc.
La question sans cesse relancée du renoncement à la maîtrise et le travail sur l’illusion d’une toute puissance sont au cœur de mes préoccupations de formation, notamment au sein des GAP (Groupes d’Analyse de Pratiques).
(pour plus de détails sur ma pratique clinique on pourra se reporter à l’ouvrage « Intervenants sociaux et analyses de pratiques » dans lequel j’ai publié un texte en 2008)
Ainsi le cadre des référentiels de compétences nous oriente vers certaines valeurs opératoires mais qui ne sont peut-être pas incompatibles avec la conception que j’ai développée ici dans la mesure où les dispositifs formatifs à élaborer restent ouverts ; il nous reste à inventer des stratégies d’appropriation au lieu de chercher à appliquer un modèle, l’intelligence consiste à lire entre les lignes des textes prescriptifs et non à appliquer quelques axiomes ou consignes…l’application est facile et commode, mais derrière la prescription la réinvention contextualisée est toujours possible… les groupes d’analyses de pratiques sont sans doutes les instances privilégiées où nous pouvons reconvoquer le point de vue des valeurs et des fins, et appeler le prima de la réflexion sur l’action.
C’est ainsi que nous pourrons peut-être amener chaque personne en formation à passer de la preuve à l’épreuve, c’est-à-dire changer de regard, changer de perspective pour venir au plus près de soi-même au lieu de s’en éloigner, travailler son être sensible pour plus de présence à l’autre ensuite. C’est un travail de retournement sur soi qui devient une épreuve de vérité où se questionnent les fondements identitaires et le choix du métier… la personne en formation fait là l’expérience d’une mise à plat sur son rapport à l’être ; et quand « çà » travaille, il se produit un phénomène émouvant car elle se découvre, une dimension de plus émerge, une part d’elle-même apparaît et elle gagne une densité d’être, une grande force de présence.
1 Cf. l’article de Gérald Boutin (2001).
2 Cf. Balint (1973, p. 330).
3 Voir par exemple l’article de Jean-Marc Huguet : « Histoire de la formation des formateurs permanents du service formation de l’EDF et du GDF », in La formation des formateurs d’adultes , Paris, l’Harmattan, 2001, p.87-120.
4 Voir l’article d’Yves Palazzeschi : « Tant qu’il y aura des formateurs », in La formation des formateurs d’adultes , op.cit . p.305-315.