jeudi 13 mai 2004
Si le discours est un lien social ordonné par le langage comme l’incitent à penser sur des registres différents Freud et Levi-Strauss, qu’est ce qui peut faire rupture à un discours, quand la référence d’un discours c’est ce qu’il avoue vouloir maîtriser, cela suffit à le classer dans la parenté du discours du maître, de faire du tout, du même, de gommer les différences pour éviter les points d’impasse, les faux succès, les coups de dés, les rencontres ratées qui écrivent le texte d’une vie humaine.
Dans un premier temps, je vous parlerais de l’écrivain du poète en tant que visage du handicapé, mais également en tant que figure du désordre. Le poète doit sûrement avoir un en moins, ne dit-on pas de certains êtres qu’ils ont une case vide ?
Alors que c’est justement cet en moins, cette trouée qui nous fait l’être de langage et qui fait advenir la lettre ?
On parle dans une certaine vérité et pourtant c’est jamais ça. Pourquoi le poète, en tant que figure du handicapé parce qu’il attise non pas une parole mais une image de peur, de dégoût ou de pitié, bref il fascine !
Il dérange !
Joé Bousquet était-il un poète, un écrivain, un handicapé ?
Il écrivait des mots cloués dans son lit, mot d’un érotisme hallucinant. « L’amour avec ses ailes de colère ».
« La poésie est dans l’œuvre, non dans l’homme et c’est cette œuvre en faisant de lui son fil, qui le consacre.
« Du temps qu’on l’aimait, lasse d’elle-même
elle avait juré d’être cet amour
elle en fut le charme et lui le poème
la terre est légère aux serments d’un jour ».
écrivait Joé Bousquet cloué dans son lit depuis qu’une balle lui avait traversé la colonne vertébrale en 1915. Il organisait en 1945, toujours de son lit, un réseau de résistance pendant la deuxième guerre mondiale. Joé Bousquet, un handicapé ?
« Je sais bien comment m’est venue l’idée d’écrire, j’ai voulu donner l’idée à mes semblables des sensations qui me forgeaient au milieu d’eux une existence d’étranger ».
Joé Bousquet est-il à la fois, l’un des plus grands écrivains de ce siècle, un résistant ou un handicapé qui écrivait de la poésie ?
De même Artaud, le Momo comme il se nommait, prendra l’écriture à bras le corps, un bout du corps.
« Relisons sa lettre au médecin chef des asiles des fous ». En voici un extrait «les fous sont les victimes individuelles par excellence de la dictature sociale, au nom de cette individualité qui est le propre de l’homme, nous réclamons qu’on libère ces forçats de la sensibilité, puisque aussi bien, il n’est pas au pouvoir des lois d’enfermer tous les hommes qui pensent et qui agissent ».
Est-ce que Artaud aurait été enfermé s’il avait eu de l’argent ?
Il ne faut pas oublier qu’exclure, c’est chasser d’un endroit ou le sujet avait sa place. Et la société exclue, les pauvres, les étranges, les étrangers, les handicapés, les sourds, par exemple ont participé à la révolution française, on les rejeta juste après. La banlieue, la mise au banc, étymologiquement, l’interdiction de rentrer dans la ville. Est-ce qu’un homme qui prends la mer, un poète qui écrit à sa muse est un handicapé ?
Les poètes, Platon les rejetait de la république
« Si donc un homme en apparence capable, par son habileté de prendre toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre ville pour s’y introduire, lui et ses poèmes, nous le saluerons bien bas comme un être sacré, étonnant, agréable, mais nous lui dirions qu’il n’y a point d’homme comme lui dans notre cité et qu’il ne peut y en avoir ».
Le poète est un handicapé, Platon le sait bien, le poète ne croit pas en la bonté de l’homme, mais en l’homme. Ils ne croient pas à l’histoire avec un grand H. C’est pour cela qu’il faut les exclure, voire leur couper la tête. Il existe bien une parole échappée du texte qui fait peur, car on ne la maîtrise pas. Ce qui nous échappe le plus souvent, c’est l’amour.
Le handicap, le vrai, c’est de ne pouvoir dire le malheur à être au monde et à baigner dans le langage.
La dimension du dit handicap c’est la rencontre, qui permet de créer de l’ouvert en s’apprenant mutuellement l’un l’autre.
D’où l’importance de ces vies qui font des histoires et de ces histoires qui fondent des vies.
Je l’ai connu dans une maison de Midi-ville, à Ramonville, à côté du port, un endroit superbe. André était tout tordu et d’une intelligence redoutable, il partageait la même chambre que Baptiste, ils avaient chacun un ordinateur, ils étaient tous les deux infirmes moteur cérébral.
André maîtrisait cela très bien, l’ordinateur, en 1982. Quand je parle d’intelligence, je parle aussi d’intelligence affective, c’est dire qu’il était hyper fin dans les relations entre jeunes mais aussi entre adultes. Il ne lui fallait pas longtemps pour voir ce qui se jouait entre deux personnes. André, son sourire, son rire et puis ses onomatopées, son éternel perfecto, son éternelle gauloise au bec et sa passion pour la musique, Phill Collins « In the air to night », chanson que j’aimais bien moi aussi.
Hormis la vie quotidienne, les repas, la gestion de l’argent, j’avais mis un projet piscine en place avec Baptiste et André mais sans les forcer, évidemment, ça résistait du côté du corps, corps souffrant, tordu, disloqué. De cela, André arrivait à en parler sur son ordinateur. Ils venaient à la piscine et au dernier moment, pas moyen de franchir le pas…
André avait des moments de dépression, il écrivait qu’il voulait se flinguer, alors il fallait le lire et l’entendre, être là en permanence proche au niveau de la musique, du cinéma, souvent je me suis demandé en sortant avec André, le regard des passants, sur cinquante personnes, quarante cinq vous regardent comme une bête curieuse, quand même il fallait le supporter. Ce dont je me souviens, c’est la tendresse de Baptiste et d’un problème d’alcool qu’il posait aussi. Il ne se soûlait pas et à être comme ça dans ses moments de dépression, on pouvait bien lui tolérer l’alcool comme antidépresseur. Il est actuellement en CAT et vit en foyer, il m’est arrivé de le rencontrer…
Difficile de parler de quelqu’un quand cela passe par des regards, de la complicité, de la complexité, de la connivence, pas de possibilité de parler en gestuel, il reste pour nous des émotions éparses, une rencontre de la fragilité du corps et la faiblesse de la parole. Il s’ensuit dans la relation éducative, non pas un malaise à long terme, mais des codes et un langage qui sont tout à fait personnels et qui ne sont validés par aucune langue officielle.
Karim est devenu sourd des suites d’une méningite à l’âge de 18 mois. Originaire d’Oran, il est placé en France à 4 ans dans une première institution oraliste pour sourds. Il vit séparé de sa famille.
Après un cursus dans plusieurs familles d’accueil, il arrive en internat à 8 ans, étiqueté «enfant difficile ». C’est à ce moment là que je le rencontre. C’était un enfant vif, charmeur et charmant ; cette impression d’être écorché vif, ses colères et sa violence, ses réactions restaient incomprises et incompréhensibles par les adultes. Nous cherchions à tâtons, mais sans interpeller directement l’enfant sur le «pourquoi » de ces colères. Nous ne parlions pas. A cet endroit là on fabrique le mal entendu, l’enfant reste enfermé dans une attitude dite «caractérielle » alors que sa position réside dans le fait de ne pouvoir être compris, entendu.
Se mettait en place pour lui et pour les adultes, un jeu au travers de mimes, de pantomimes, dans les jeux, dans les activités… Il existait une inadéquation, Karim se sentait rejeté du monde qui évoluait devant lui et personne ne pouvait entrer dans le sien pour lui permettre de s’exprimer. Il explosait. Il cassait du matériel. Etait-il cassé entre deux mondes dont il n’avait pas la clef, l’accès ? Il pleurait des pleurs d’un enfant désespéré, incompris, seul… Il pleurait sur sa solitude, sa peur, sa non possibilité de pouvoir exprimer, sur son impuissance et celle des autres. Qu’est-ce qu’était un sourd ou un mal entendant ? Jamais personne n’avait pu le lui expliquer et pourtant, lui voulait savoir et comprendre. Dire et partager ce handicap, regarder cette différence du sujet. La solitude de Karim venait du fait qu’il n’avait aucune image semblable à lui, aucun adulte auquel il pourrait s’identifier pour croire enfin qu’il pourrait grandir. Un enfant sourd qui n’a jamais rencontré d’adulte sourd peut penser qu’il ne grandira jamais et, pourquoi pas, que la mort est proche. De plus, de par sa différence, il était incapable d’imiter l’adulte sourd. Quels sont les événements qui peuvent lui permettre d’articuler, de faire des grimaces avec la bouche et de rire quand aucun son ne parvient à son oreille ? Karim avait peur pour lui. Il se posait mille questions qui se bousculaient dans sa tête sans jamais obtenir de réponses. Il faut une sacré pulsion de vie pour supporter ce chaos intérieur.
Dans un deuxième temps, il a rencontré les moyens de s’exprimer par une langue la LSF. Jean-François, adulte sourd non démutisé, a été embauché au centre. Il ne communiquait qu’en LSF et en pantomime pour que grands et petits le comprennent. C’est le début pour tous les éducateurs de la langue des signes. Le changement de Karim a été fabuleux, cela ressemblait presque à un conte de fées. Le ‘sésame’ de la communication lui était dévoilé par la présence d’un adulte sourd qui lui donnait non seulement les moyens de s’exprimer, mais également ceux d’avoir une identification. La vie s’ouvrait. Il pouvait être sourd et avoir un avenir. Karim a fait des progrès spectaculaires. Il était avide d’apprendre, de recevoir, de donner, il était même notre professeur dans les jeux de rôle et la LSF. Dans le même temps, il a accepté d’oraliser alors qu’il avait toujours refusé les rééducations orthophoniques. En fait, il suffit qu’il y ait quelque chose qui fasse ouverture pour que se présente le désir d’aller plus loin… Ce n’était plus l’enfant sourd-muet, il savait s’exprimer en LSF, dans sa langue propre et il faisait également l’effort d’oraliser pour communiquer avec le monde sourd et entendant.
Certains enfants nous indiquent une route, elle semble ne mener à rien puisqu’elle n’est pas nommée, c’est cette route qui nous rapproche un peu plus du soleil.
« La durée est-elle forgée par le souvenir ou par la mémoire ? Nous savons que c’est nous seuls qui fabriquons nos souvenirs, mais il y a une mémoire, plus ancienne que les souvenirs et qui est liée au langage, à la musique, au son, au bruit, au silence : une mémoire qu’un geste, une parole, un cri, une douleur ou une joie, une image, un événement peuvent réveiller. Mémoire de tous les temps qui sommeille en nous et qui est au cœur de la création. »
Edmond Jabès
Freddy est né en 1988, dernier d’une fratrie de trois enfants et le seul reconnu par son père à l’âge de trois ans. Les parents étaient d’origine manouche.
Freddy fut hospitalisé pendant un mois, sa prématurité restait liée à la violence du père sur la mère. Ensuite, il fut placé en pouponnière suite au séjour de sa mère en Hôpital Psychiatrique au printemps 1989. La vie reprend en famille réunie dans une caravane jusqu’à la fin de l’année ou les deux aînés sont placés au foyer de l’enfance, et Freddy en famille d’accueil. Le motif du placement de Freddy est la séparation de ses parents suivie de l’hospitalisation une nouvelle fois de sa mère en HP. La famille se retrouve réunie à nouveau cette fois en HLM, mais le père et la mère sont simultanément hospitalisés, les enfants placés. En 1990, suite à la violence familiale, on assiste à une opposition des enfants, Freddy change plusieurs fois de lieu. Ses multiples placements se poursuivent jusqu’en 1999 tandis que ses parents se séparent définitivement en 1994.
A partir de 1999, l’IR gère les hébergements selon trois modes de prise en charge : Foyer de l’enfance, Famille d’accueil, Maison de la nature. Heureusement pour Freddy son placement en famille d’accueil se passe bien, cette famille lui offre confort et sécurité. Parallèlement, sa mère se désengage de plus en plus, elle le prend un week-end par mois. Sa position est ambivalente, elle est partagée entre amour et rejet. Le père, incarcéré régulièrement est dégradé physiquement, il demande à rencontrer ses enfants avant qu’il ne soit trop tard… Les frères aînés de Freddy, eux, vont tous les week-end chez leur mère. Le père a un passé de violence et d’alcoolisme, les visites des enfants lui ont été interdites, elles seront ensuite possible grâce à la médiation de l’ASE pour enfin être à nouveau impossible après une nouvelle incarcération du père.
Le vécu de Freddy est une suite d’épreuves à travers la situation familiale, les enfants accueillis en IR sont pour la plupart comme Freddy sur du sable mouvant. Sable mouvant, émouvant et c’est encore au cas par cas qu’il faudra élaborer un dispositif d’un collectif soignant pour que l’enfant puisse trouver un point d’ancrage dans un espace déboussolé.
Il a fallu d’abord supporter la violence de Freddy, qu’il remettait en scène. Ce qui m’a surpris c’est cette souffrance qui ne pouvait s’exprimer que dans la violence à la moindre forme d’insécurité. Il me tapait dessus et je passais du temps à le contenir. Puis, petit à petit, il s’est apprivoisé, l’atelier bouffe et l’atelier chant que nous faisions avec l’infirmière marchait bien avec lui, il respectait le cadre, les règles et participait de façon positive. Je m’occupais aussi de lui en classe avec l’institutrice pour le contenir notamment quand il débordait mais aussi pour lui expliquer quand il ne comprenait pas, cela évitait les explosions. C’est à partir de ces pôles là, atelier et scolarité, que nous avons pu nous rencontrer et que Freddy a compris que je ne voulais pas lui nuire. En effet, cette peur panique des hommes qui venait de la violence de son père faisait qu’il se défendait avant d’être attaqué. Freddy vivait dans un sentiment d’opacité, l’autre, l’autre était aussi le semblable, le frère et l’ennemi, un retour du même qui ne pouvait lui faire étayer ses questions : Qui suis-je ? Qu’est-ce que je fais ? Pourquoi ?
Il s’ensuivait un mélange de quête d’amour jamais assouvi et de brisure qui par rapport à la demande initiale ne pouvait s’exprimer dans le langage. Comment faire quand c’est la pulsion qui vient représenter le jeune. Comment l’aider à articuler le désir et la loi ? La pulsion et le désir ?
Revenons au stade du miroir et la formation du «je » telle que l’a définie Jacques Lacan. On peut voir le stade du miroir comme un carrefour structural, il suffit de comprendre «lee stade du miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme, à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume une image […] c’est également dans la ligne de l’identification aliénante qu’il faut chercher l’origine de l’agressivité humaine. » Avait-il le choix ? Hormis celui de la violence et de la toute puissance ? Je crois qu’on s’y est tous mis au boulot avec lui, l’éducateur chef en premier, les éducateurs et éducatrices, le psychologue. Je parlais de collectif soignant car avec un enfant aussi problématique ce n’est pas un individu mais la structure elle-même qui tient lieu de contenant. Cela me rappelle ce que nous en dit un très grand psychanalyste Serge Leclaire, de ce «mouvement qu’on appelle le désir » partagé lui-même entre la fascination du reste perdue et l’attrait de la permanence des traces mnésiques inconscientes » (signifiants) «on tue un enfant » : fantasme originel, inquiétant, évidé, méconnu. La figure où se rassemblent les vœux secrets des parents, tel est pour chacun l’enfant à tuer, et telle est l’image qui enracine dans son étrangeté l’inconscient de chacun. « Sa majesté l’enfant » règne en tyran tout puissant mais, pour que vive un sujet, que s’ouvre l’espace de l’amour, il faut s’en affranchir : meurtre nécessaire autant qu’impossible, encore à perpétrer jamais accompli. Il y a là une reconnaissance et un renoncement narcissiques toujours à répéter où la pulsion de mort s’avère fondamentale en ce qu’elle vise le «vieil homme » : l’immortel enfant de nos rêves.
Lisez Le Pays de l’Autre de Serge Leclaire, il est écrit comme un conte : « Le pays de l’autre, n’est la terre de personne, ni d’un lui, ni d’un toit, ni d’un moi : il s’ouvre dans l’entre-deux de la rencontre et rien ne peut en garantir les frontières puisqu’il n’en a pas, à la moindre tentative de mainmise, il s’évanouit. » 1 Alors les enfants comme les adolescents je l’ai dit, je le redis c’est au cas par cas. Freddy, il était souvent puni, soit parce qu’il avait fait mal à un de ses pairs, soit parce qu’il avait débordé. Supporter un tel enfant c’est effectivement lui tolérer plus que le voisin qui ne parle presque pas et qui est inhibé. Freddy s’installait dans une personnalité prédélinquante, mais à force il y a eu beaucoup d’ouvertures, un jour qu’il avait tapé et fait mal à un copain, il se mit à pleurer. Quand la culpabilité et le regret apparaissent, on peut commencer vraiment à travailler. Une adolescente m’avait dit un jour «je regrette de ne pas regretter », bien sûr, de la délinquance elle s’en est sortie pour affronter la vie et y trouver sa place.
L’âme de la marionnette :
Cet atelier était animé de façon remarquable par l’éducateur chef et le psychologue, il y avait tout un rituel dont un qui m’a concerné directement. Chaque enfant avait sa marionnette et une fois celle ci achevée, il choisissait un adulte comme parrain de sa marionnette. Freddy me choisit, ce n’est par rien ce témoignage symbolique de la confiance. Je parlais de rite mais qu’est-ce qu’un rite ? « Dans une lignée historique, le rituel instaure le sujet dans la loi, il annonce à l’homme qu’il devient adulte, lui stipule qu’il est mortel. Le rituel, c’est également s’intéresser aux paroles, aux gestes, mais en s’interrogeant sur ce qui différencie cela dans la vie quotidienne ». Claude Levi-Strauss 2 mettait à jour deux choses essentielles dans le rite : le morcellement et la répétition : « C’est le passage de l’indifférenciation à l’ordre et à la naissance de nouvelles règles. Le rituel n’est pas une réponse au monde mais une expérience c’est une façon que l’homme a de se représenter le monde. »
Mais revenons à l’âme de la marionnette, à son jeu et à son enjeu. Quelle démultiplication en plusieurs pôles conflictuels de la psyché, la théâtralisation par la marionnette met en place ? Quel est le rôle de la miniaturisation de la reproduction humaine dans cette poupée ? La marionnette peut elle mettre à jour les fantasmes inconscients les plus archaïques ?
Dans le langage courant, une marionnette est un fantoche auquel on peut faire faire ce que l’on veut. Tout le monde connaît l’épisode de Don Quichotte de Cervantès ou le héros, pris par sa passion oubli les tréteaux de Maître Pierre et se ruant sur la foule des Maures, se porte au secours de Don Gaiferos. Il faut alors que le montreur de marionnettes le rappelle à la réalité celle sur laquelle s’établit le consensus entre grandes personnes, lui criant que ceux qu’il bat, taille en pierre, tue, sont seulement des personnages en carton.
Chez certains enfants, l’agressivité à l’égard de la marionnette fonctionne de façon telle qu’ils ne peuvent douter que les petits personnages qui s’agitent devant lui, ne soient pas leur double. Arriver à une élaboration suffisante, alors surgira la question suivante : comment ça fonctionne ?
J’aimerais terminer cette histoire de marionnette qui vous l’aurez compris fut un point d’ancrage dans la vie de Freddy, par une histoire, une légende sur l’origine des ombres qui se raconte en Chine. Un empereur qui avait aimé tendrement son épouse, était plongé depuis sa mort dans un chagrin profond qui ne manquait pas d’inquiéter son entourage. On craignait pour sa santé et pour sa capacité à mener les affaires du pays. Le grand Vizir eut l’idée d’un subterfuge, il demanda à la sœur jumelle de l’épouse défunte d’apparaître toutes les nuits derrière un voile et de parler à l’empereur. Ainsi naquit la première ombre qui permit à l’empereur de continuer à s’entretenir toutes les nuits avec sa bien aimée et de sortir de sa dépression. « Objet transitionnel» tel que le décrit Winicott 3 dans Jeu et Réalité, capacité de créer un espace psychique, un espace entre le dehors et le dedans : objet intermédiaire permettant passage et séparation. Il est vrai que pour Freddy, les médiations étaient toujours langagières, la main qui fait parler la marionnette, l’atelier bouffe, la classe et l’articulation avec les espaces externes. Vélo, sorties sur les bases de loisir, furent pour lui un moyen de se reconstruire. Cette petite boule de souffrance, ne connaissant plus dans sa confusion l’enfant de l’adulte, il fallait bien constater qu’il avait progressé.
Si j’ai repris la question de l’espace, de l’errance avec Freddy, c’est bien pour reprendre la question de sa trace d’histoire, de son origine manouche, prendre des vélos et aller jouer sur une base de loisirs afin qu’il puisse tracer son axe de liberté. Nous allions nous balader dans la forêt, construire une cabane, bref avoir la paix, c’est important pour ces enfants là d’avoir la paix. Freddy a grandi dans tous les sens du terme grâce. J’insiste sur le collectif soignant, importance du groupe en tant que contenant et en tant qu’accompagnant.
C’est dans un de ces lieux du bannissement en position «d’assis » que je me. retrouvais à Montauban en tant qu’animateur d’atelier d’écriture. Durant toute ma carrière, j’essayerais par le biais de l’écriture de travailler l’insertion par le texte pour redonner droit de cité à ceux que la machine à broyer capitaliste a exclu du système néo-marchand, d’un monde ou il s’agit d’avoir tout, tout de suite.
Le discours capitaliste secrète ses propres semblants.
Il faut voir la traversée du discours de la science : « un SDF mort sur un banc », ce n’est plus un homme qui meurt ! Pas de sous à faire, pas de bénéf, SDF !
C’est par le biais des liens et des lieux que j’abordais l’écriture. Une autre insertion apparaît qui se fait par et dans le signifiant. Ces hommes et ces femmes sont bien vivants et, au monde, ils y participent malgré l’exclusion économique chacun y trouve un rôle à jouer. Mettre Duras, Becket, Céline, Cendrars, Baudelaire, Rimbaud ou Lautréamont dans l’oreille d’un public dit défavorisé, c’est mettre dans cette oreille là des choses qui n’auraient pas du y rentrer.
Proposer un atelier d’écriture, quelque soit la population, c’est proposer un cadre, ici, avec une population de SDF et pour les plus chanceux de RMIstes, c’est également faire le pari que la culture et l’expression peuvent être un moyen de lutter contre l’oppression. Je n’entends pas par là une réinsertion économique mais simplement aider ces personnes à trouver l’énergie de vie suffisante pour tenir debout.
La question de la forme de tels ateliers se posait également. Rien ne convenait, je devais réfléchir sur la notion d’exil, une poésie de l’exil, un exil de la poésie, pour trouver peut-être le fil du langage, le fil d’encre, le fil d’encrage que nous allions minutieusement tisser ensemble, fil qui nous lie et nous aide à être un parmi d’autres, à trouver la sortie du poème.
Je pensais à Armand Gatti, j’ai relu «la Parole errante », toute sa vie il a travaillé sur cette parole errante que rien n’a su fixer. Armand Gatti, exilé dans les camps de la mort, tandis que ses bourreaux le torturaient, il improvisait sur Nerval, ou Beaudelaire pour oublier son corps, il savait, lui, qu’il devait y arriver avec sa tête, pour sauver sa vie, il lui a fallu être plus fort que son corps.
C’est ainsi que m’est venue l’idée des lieux d’écriture, reprendre l’écriture sur des lieux ouverts autour de la ville. Les jours de froid, dans le musée Ingre, en aménageant des petites scènes ou les statuts parleraient : histoire de faire tomber le poids de la culture.
Exil et lieux d’écriture pour appréhender une forme neigeuse de l’esprit aussi par des lectures à haute voix : fragments de romans, poèmes, nouvelles. Crire : tous les lundi, 10 – 12 heures : a – te – lier d’écriture. Deux heures avec comme règle que chacun devait lire son texte à haute voix, avec obligation de ne porter aucun jugement sur le texte de l’autre. Il est important alors de repérer ce qui se noue, ce qui ce nous, entre les participants durant la lecture des textes. L’imaginaire tombe, on s’apprivoise l’un l’autre. Ce qu’ils avaient tous compris, c’est que je n’étais pas là pour les juger, s’ils étaient présents c’était du fait de leur libre choix.
Je ne leur voulais rien, simplement, à travers les mots tenter de développer une autonomie morale et subjective.
Parfois, Jacques Prévert venait nous visiter, il nous glissait à l’oreille «j’écris pour faire plaisir à quelques-uns uns et pour en emmerder quelques-uns autres ».
C’est sur l’adhésion d’un noyau dur que l’atelier a pu fonctionner.
Voici deux participants parmi les plus assidus, que je vais tenter de vous présenter.
Jean-Louis qui a rejoint la transparence.
Jean-Louis, petit marin de l’âme, dont l’enfance se plaisait à veiller dans ses yeux bleus, une prunelle pétillante collée aux étoiles. Parfois il apportait ses photos de Bretagne, sa maison d’avant, son bateau d’avant… Ha le bleu de ses yeux, je le revois encore. Sa mauvaise humeur aussi, qui recouvrait une tendresse infinie. Des fois, il picolait, une façon de régler le manque, un de ses trucs préférés était de diviser ses copains, toujours un déshérité et de toute façon le seul héritage dont il se faisait le maître chanteur c’était l’amour.
La mort est venue sans le surprendre, il avait réglé toutes ses affaires avant de partir. Le mois précédent, il avait obtenu un prix d’écriture. Le jour de la remise de son prix, il avait sorti le costume et la cravate, il devait bien avoir vingt ans son costard, un type digne Jean-Louis. Il ne savait pas écrire graphiquement, cela va sans dire ! J’étais devenu son scribe studieux avec un désir d’apprendre !
Les yeux me piquent en écrivant, je pense à Apollinaire : « J’ai cueilli ce brin de bruyère, l’automne est mort, souviens-t-en nous ne nous verrons plus sur terre ».
Reste la Bretagne et l’océan, il y a l’océan Jean-Louis.
Cette mer que tu construis que tu déconstruit, quand tu veux avec cette acuité qui laisse désirer le rouleau vert de ta mémoire vers la lumière. Le temps s’est arrêté, le temps n’est rien que l’éclair à l’orage, que le vent qui nous porte, que la lumière qui se fait océan.
Mer divine dis-moi, que je devine et que je crois…
Je laisse la parole à Jean-Louis, lorsqu’il n’y a plus de mots… ce n’est pas le silence.
La pêche
La pêche, la chute
D’eau c’est bon
Pour la pêche.
L’eau dégouline…
Le reflet te guide
Pour le poisson
Le brochet vit dans
L’eau calme.
Le sandre, c’est un carnassier, un meurtrier.
Il tue mais ne mange pas.
Mon rêve, un bateau pour pouvoir
Traverser
Entends l’eau
Il faut écouter l’eau
Elle a un langage ;
L’eau elle parle, je la comprends.
Elle sort de mon cœur.
Tout le monde ne la comprends pas.
En écoutant le bruit de l’eau tu sais ou est le poisson.
On a marché, écouté le son de l’eau
Elle n’est plus la même
Elle a changé.
L’eau est claire, le carnassier
Tu l’attrapes pas, il faut
La pêcher de loin. Cela dépend
Du matin, de la lune,
En pleine lune, tu feras
Rien du tout.
Lorsqu’il y a un croissant
De lune, c’est bon tu peux y
Aller. C’est le langage du pêcheur
Ça… Je l’ai vécu
Je connais…
L’eau elle est bleue, elle
Est belle, elle est claire.
Des jours et des jours
Je passe au bord
De l’eau
L’eau, le vent, le soleil.
N.
Démarche chaloupée, aidant les autres quand ils n’arrivaient pas à remonter quelque chose, un humour qui n’était pas s’en rappeler le philosophe Diogène, toujours près à l’invective mais polie dans la forme : « Assez de mots ! les mots se sont des actes dissimulés par des masques menteurs. Ce qu’il nous faut, c’est l’immobilité. Infusons-nous comme bonne tisane aux cent parfums distillés par la nuit. Fécondons-nous, l’obscur est notre ami. »
Il avait organisé pour une grande part, la fête ou un de mes amis Philippe Berthaud, musicien et poète devait donner une lecture publique des textes écrits en atelier pendant deux ans, c’était le 21 juin, jour de l’été. N. était à la fois très romantique au sens le plus noble du terme rêve et révolté. Avec lui, jamais de problèmes, toujours bien mis malgré ses cheveux longs, une certaine noblesse du cœur émergeait du personnage.
Parfois, je l’imagine tel «l’homme aux semelles de vent » dans les rues de Montauban courant après ses rêves et ne trouvant que «mauvais sang ». Dans ses yeux, des bateaux, des roulottes en partance vers des paysages merveilleux qui défilaient. Le drame de l’être poète qui n’écrira peut-être jamais. Mais quand bien même, je n’arrive pas vraiment à m’y faire, je sais trop au fond ce que cela cache.
Progrès, évolution technique, désert pollué et embouteillé… Infractions des lois de la nature par l’homme.
L’homme cet «humain » qui en cet instant n’apparaît pas. Existe-t-il seulement ?
L’homme, toi l’inconscient Dévastateur égoïste imagine ; ne regarde pas et repens-toi de ton suicide.
Allez viens ! Assieds-toi sur la vie. Surtout ; ferme les yeux… Ce spectacle n’est pas une exhibition.
Reconnais le poids de ton impuissance devant ce frêle oiseau qui te nargue de ses ailes.
Cet être impavide bien que fragile te défit. « Sa maison est fragile ! » Fragile tu as dit ?
Non, l’humain car la puissance qui le materne ne craint pas tes mains assassines mais ses instruments complices. J’ai vécu, attendu longtemps ce retour du bien éternel de l’homme.
Enfin ! Cet instant d’attente inconnue.
La punition de mon alliance avec l’artificiel est là, qui me juge. J’attends la sentence avec rémission impossible de nier l’évidence.
La vie commence là, maintenant, à jamais (mon esprit pense pour moi).
AH ! SI SEULEMENT L’HOMME ! ! !
Il est une voix que je reconnais toujours et qui vient du plus loin que de moi-même, tantôt tendre, tantôt violence.
Le souffleur de verbe
Le souffleur est là et il frôle ma nuit
Cette nuit prometteuse sous des milliers d’étoiles
Et cette voix qui perce au moment ou je fuis.
Je fuis dans les mots qui m’arrivent lumière
Quand ce souffleur de verbe m’aspire dans son verre
Et me souffle à l’oreille ce rien de l’être qui transgresse
Je suis ce rien vengeur d’où naquirent quelques étoiles.
C’est ce que j’ai tenté de vous montrer au travers de ses vies qui font des histoires, de ses histoires qui fondent des vies. L’altérité y est toujours présente, elle se donne à lire comme une évaluation de la fonction éducative.
1 S. Leclaire, Le pays de l’autre
2 Op cit C. Levy- Strauss, Anthropologie structurale
3 Winnocott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975