vendredi 25 novembre 2022
L’en SOUFFRANCE : clinique d’un entre-deux
Par Fabien Clouse et Guillaume Daraignez
Fabien Clouse, éducateur spécialisé, doctorant en sciences de l’éducation à l’université de Lille Nord de France (CIREL - ÉA 4354), ingénieur de recherche à l’université de Rouen Normandie (CIRNEF EA 7454).
Adresse pour correspondance :
Guillaume Daraignez, éducateur spécialisé.
Adresse pour correspondance :
Résumé :
L’éducateur spécialisé clinicien accompagne des publics en marge du monde dit ordinaire. Dans cet article, nous nommons l’espace-temps de sa pratique l’en souffrance : à la fois douleur et attente, panne et passage, latence dans laquelle se trouve la personne accompagnée. Cet en souffrance est un entre-deux dans lequel agit l’éducateur spécialisé à partir d’une relation, celle qu’il noue avec la personne accompagnée. Nous l’imaginons comme un fleuve avec ses deux rives : celle à quitter, de la douleur, de la marge, de l’exclusion et celle à rejoindre, de la douleur supportée, de la norme, de l’inclusion. Pour la périlleuse et incertaine traversée : l’éducateur spécialisé et sa clinique qui maintiennent inséparées les rives (pathologique/normal, par exemple) dans un contexte où elles se trouvent opposées par certains courants qui tendent à privilégier performance, rentabilité, classification et traitement global des populations. C’est une approche qui, dans une temporalité soignante, assume la durée nécessaire d’une telle traversée - souvent longue et lente -, déphasée de la temporalité des organismes de contrôle et de tarification en matière de durée moyenne de prise en charge. C’est une clinique de l’entre-deux qui maintient l’énigme et supporte l’aporie dans un contexte de course aux indicateurs et à l’évaluation qui assureraient une réussite.
Nous observons qu’entre les rives, les écarts tendent à grandir et que les béances s’élargissent. Au-delà des paradoxes connus, le travail social nous semble en effet aujourd’hui tiraillé par des antagonismes qui mettent en péril la qualité des accompagnements. Dès lors, dans ce contexte, les enjeux d’une clinique de l’entre-deux deviennent à la fois éthiques et pratiques. À partir de nos expériences professionnelles, nous nous proposons d’argumenter la possibilité de l’intervention de l’éducateur spécialisé et ses enjeux dans cet entre-deux qu’est l’espace-temps de l’en souffrance .
Mots clé :
Clinique ; entre-deux ; éthique ; éducateur spécialisé ; accompagnement.
L’en SOUFFRANCE : clinique d’un entre-deux
« La désobéissance est une traversée des mirages. »
(Dufourmantelle, 2014, p.28)
11 janvier 2022. Dans les rues de Bordeaux on manifeste. Malgré l’hiver. Ceci dit le ciel est bleu et le soleil réchauffe un peu. Mais pour la chaleur, on compte surtout sur les autres. Celles et ceux qui sont là, avec lesquels, sans forcément se connaître, on partage un destin commun. On est travailleurs sociaux. On partage au moins ça : des conditions de travail (que les conditions de vie subsument) et des affects. On partage un sentiment : celui d’un monde (professionnel en l’occurrence mais un monde en général) qu’il est devenu difficile d’habiter. On partage aussi des aspirations - ça viendra les aspirations - mais l’heure est à l’expiration, à réveiller la flamme avec le souffle des griefs partagés. On sait ça dans nos très lointaines mémoires : le feu n’a pas servi qu’à repousser l’ennemi, il a permis la réunion. Un cortège, ça tient chaud. Dans la manifestation, on a les même salaires (trop bas), globalement les mêmes capitaux pour parler en terme Bourdieusien. Et les mêmes galères (trop vastes) dont on essaie de cristalliser la substance dans les aphorismes des luttes que sont les slogans griffés sur des pancartes brandies bien haut malgré la fatigue : « Il faut choisir, se reposer ou être libre ! » 1 De toute façon, le repos serait amer et pour se consoler, ne resterait qu’à chanter le même refrain d’oraison en espérant le sommeil : c’est toujours la même chose et on y peut rien.
Un doute : c’est peut-être vrai que l’on n’y peut rien à rien. Et s’ils avaient raison, ceux qui disent en son nom qu’il faut faire comme ça, qu’il n’y a qu’un seul progrès et que c’est celui-là ? C’est au nom de la raison, croyez-nous, que l’on vous demande de faire toujours plus avec moins. Ça porte même un nom : la rationalisation. Et souvenez-vous : « There is no alternative ! » Mais les faits sont têtus et ce que leur progrès promet ne saute pas aux yeux. L’horizon se bouche et le doute supplante la foi béate en leurs machins managériaux (foi dont la plupart des manifestants n’a jamais été vraiment animée, suspicieux dès l’arrivée en ce monde, de ces mots inconnus venus d’une langue qui s’appelle Globish). Soudain, puisque le doute est permis, on admet qu’il l’est dans les deux sens : « Is there really no alternative ? ». Dans la langue de Molière : la raison instrumentale (Fleury, 2018, p.51) a-t-elle complètement triomphé de la raison pratique dans le champ du travail social ? « Le sujet qui doute s’arroge le droit de ne pas croire ce qu’il voit, d’examiner ce dont il doute, d’encercler le territoire ennemi » nous dit Anne Dufourmantelle ( op cit ., p.31) Risquons-nous à l’écouter. Là où il y a doute, il y a espérance. Lors, on vient à la rue avec la minimale espérance de se réchauffer là où notre monde professionnel a été frigorifié par leurs mirages ultralibéraux (Hibou, 2012). On vient à la rue pour trouver les coordonnées d’un autre horizon que celui que les gestionnaires parés des vertus de l’efficacité promeuvent comme unique. Oui, tout compte fait, le doute patiemment peaufiné, la lassitude signale la nécessité d’un mouvement et on préfère venir dans la rue pour crier et brandir des slogans : « La coupe est pleine et la pilule ne passe plus », comme un medley d’images proverbiales pour faire entendre le ras-le-bol de voir l’outil de travail saboté. Les travailleurs sociaux sont des artisans. Et les artisans n’aiment rien moins que de voir leur outil de travail saccagé. « Va rationaliser ta mère » : sur celle-ci, notre attention se fixe. Ces quatre mots sonnent comme le vers à huit pieds d’un couplet de rap. Un vers de désobéissance à un ordre qui ne passe plus. Quatre mots comme le premier pas de la traversée du mirage de la rationalisation qui, à force de se prendre pour la réalité, n’a cessé de s’épaissir au point de plonger tout un secteur dans la pénombre. Ils sont écrits à l’encre rouge 2 , histoire de marquer la rage, et l’imaginaire ne peut s’empêcher de voir la signification corrective de cette couleur primaire. Ils contiennent autant d’humour que de colère et ça donne à la proposition freudienne une éclatante démonstration : « L’humour ne se résigne pas, il défie » (Freud, 1992).
Ces quatre mots défient une adversité floue, ce qui la rend si redoutable. Et dans un monde commencé par le verbe, ça se passe d’abord dans le champ des discours. « Les dominés cessent de l’être lorsque le langage des dominants ne signifie plus rien pour eux » (Fleury, op cit ., p.116) Ce slogan illustre impeccablement ce que Cynthia Fleury affirme. Parce que ce « rationaliser » fait de toute évidence référence à la langue gestionnaire qui patronne désormais l’administration des solidarités (Creux, 2013). Aujourd’hui le travail social, comme celui de l’ouvrier de la Ford Motor Company en 1903 à Détroit, est à rationaliser. Parce qu’il en serait ainsi : le travail social est une entreprise comme une autre. Voilà ce que fait ce « va rationaliser ta mère » : il installe la révolte sur l’octogone du langage. En guise de gong, il proclame par le procédé de l’injure : nous ne parlons pas la même langue, reprends tes mots qui ne signifient rien pour nous. Il y a ça dans ce slogan : le rejet de l’insignifiance d’un discours, le retour à l’envoyeur d’un mot qui ne fait pas sens.
« C’est cela l’air du temps. Tout conspire à étendre l’insignifiance » : Serions-nous au faîte de cette « montée de l’insignifiance » que Cornélius Castoriadis (2017) diagnostiquait à la fin des années 90 ? Difficile de répondre, mais en forme de référence-hommage à sa pensée si vivifiante, nous pouvons dire que ce « va rationaliser ta mère » marque la chute de la signifiance d’un certain discours pour des praticiens qui ne reconnaissent plus leur monde. Pour les travailleurs sociaux, ce mot « rationaliser » (et d’autres) est à ajouter à la longue liste de ces « mots sans les choses » dont nous a parlé l’anthropologue Éric Chauvier (2014). Ils sont artisans, on leur dit qu’ils sont coordinateurs. Ils sont marathoniens, on leur demande de courir un sprint. Et on pourrait multiplier les exemples. Difficile de se reconnaître dans ce galimatias de néo-sigles et de mots venus d’ailleurs. Cette perte de contact des travailleurs sociaux avec leur monde et le sens de leur pratique est douloureuse. C’est en partie la raison pour laquelle il y a dans la manifestation le fond commun d’un appel à la portée transcendante : reconnaissance. Plus que jamais, dans ce contexte, les travailleurs sociaux se posent « la question fondamentale à toujours se poser » pour Jean Oury (2016, p.18) : « qu’est-ce qu’on fout là ? » Plus encore, qu’est-ce qu’on fout là dans ce travail social d’aujourd’hui qu’une certaine façon ultralibérale de voir les choses défigure au point de le rendre méconnaissable à celles et ceux qui le font — nous voulons dire, qui le font chaque jour dans le monde réel des pratiques ? C’est la question hyperbolique de celles et ceux qui ont fait un métier de se tenir auprès des plus démunis d’entre nous. Cette question est à l’aube de notre propos. Nous l’approcherons avec dans un coin de la tête une acception certaldienne de la théorie comme un « art de déplacer les questions » (Cifali, 2004). À partir de nos pratiques respectives d’éducateur spécialisé, nous nous sommes demandé ce que venait foutre l’éducateur spécialisé dans ces endroits où il déploie sa pratique aujourd’hui. Dans ce champ vaste, bigarré et changeant du travail social, nous avons cherché un plus petit dénominateur commun aux multiples façons variées de faire l’éducateur spécialisé ; ce qu’était la minimale évidence commune à la pratique d’un éducateur spécialisé auprès d’adolescents accueillis en Institut Thérapeutique éducatif et Pédagogique et celle d’un éducateur spécialisé ayant œuvré auprès d’enfants et de famille concernés par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) 3 . Nous en sommes arrivés à dire que cela concerne la souffrance et son accueil. Notre axiome est le suivant : l’éducateur spécialisé, où qu’il pratique, quelles que soient les fins qui lui sont demandé de viser (inclure, protéger, soigner, etc .), se coltine toujours et en tous lieux la souffrance d’individus et/ou de groupes qui, pour une raison ou pour d’autres, se trouvent exclus, reclus, perclus selon le triptyque de Gaston Pineau (in Gomez, 2006) . En découle que sa tâche première, où qu’il exerce, consiste à faire hospitalité à cette souffrance.
Qu’est-ce à dire dans un monde qui semble saisi de cette furor sanandi dont se méfiait Freud (1985, p.147) ? Quand le désir de guérir de tout, absolument de tout - et si possible de nous-même - devient l’horizon des évènements humains, la souffrance doit désormais disparaître. Elle est la marque d’une vulnérabilité, d’une fragilité, de la contre-performance dans un monde qui n’aime que performer. Et si, au contraire, la souffrance était cette évidence minimale, ce commun que nous partageons tous (qui échappe, sur la durée d’une vie, à la souffrance ?), qui rend plus fort ceux qu’elle ne tue pas selon le bon mot du philosophe (Nietzche, 1988) mais qui terrasse d’autres, les relègue, les exile, les mutile de corps et d’esprit. Et si, plutôt que de la négliger à tout prix, nous lui reconnaissions ses valeurs ? Et si, par le truchement du concept d’entre-deux (Sibony, 2016), nous parvenions à vitaliser la souffrance, à passer de l’idée de la souffrance létale à sa version vitale que nous nommons l’en souffrance ? Notre hypothèse : l’en souffrance, c’est la souffrance et ce qu’elle contient en puissance . L’hospitalité à la souffrance ainsi définie préfigure une clinique spécifique que nous nommons clinique de l’en souffrance et dont nous tracerons, à partir de nos expériences d’éducateurs spécialisés, quelques repères. Peut-être qu’après les cris du cortège, les travailleurs sociaux ont à résister à leur supposée obsolescence 4 et à retrouver ce qui a toujours justifié leur irremplaçabilité : tenir une place auprès de ceux qui galèrent pour traverser l’épreuve.
« Dans un cœur brisé/Nul ne peut s’introduire/Sans la noble prérogative/D’avoir souffert aussi »
(Dickinson, 2000, p.217)
Un préalable : la souffrance dont nous parlons maintenant est celle dite psychique parce qu’on ne parle plus trop de l’âme. La souffrance (psychique mais pas que) fait parler, c’est le moins qu’on puisse dire. L’humanité n’a de cesse que d’interroger cette condition. Salutaire, scandaleuse, absurde, fortifiante, les épithètes ne manquent pas pour essayer de donner un sens à ce qui n’en a peut-être pas : pourquoi souffrons-nous ? Telle est la question depuis des siècles. On cherche à expliquer. Théologiquement. Philosophiquement. Depuis plus récemment, on dresse des tableaux cliniques, syndromes, signes, symptômes… La science, toute à sa méthode, essaie d’arracher à l’obscurité les causes et lois de ce que nous vivons. Elle y parvient en de nombreux domaines, progressant dans le doute vers toujours plus d’éclaircissements. Le domaine des souffrances psychiques n’échappe pas à son désir de savoir. Pour notre propos, nous n’avons besoin que d’une très basique acception. À rebours d’un découpage cartésien, il s’agit de prendre la souffrance dans sa définition générique, suffisamment large pour inclure toutes ses manifestations. Partir de cet ontologique « fait de souffrir » 5 permet de poser l’évidence d’une condition commune à tous : aucune vie ne passe entre les gouttes acérées de la souffrance. Lors, nous pouvons définir la souffrance psychique comme le fait de souffrir psychiquement. La souffrance psychique comme « fait de souffrir psychiquement » agite un éventail à mille plis d’afflictions ressenties corps et âme - s’il faut les distinguer - par les uns et les autres, dans des expressions qui, si elles peuvent s’entre-évoquer, sont à chaque fois relatives à l’individu souffrant. Chaque souffrance psychique, parce que nous naissons quelque part, à une époque, parce que les déterminismes coordonnent des destins et les aléas de l’existence éparpillent leurs conséquences au-delà de toute maîtrise, est singulière. Il y a une histoire de la souffrance chez chacun d’entre nous. Nous souffrons tous à notre manière. On essaie de subsumer les variations infinies des souffrances psychiques en catégories générales mais force est de constater qu’à mesure qu’une certaine recherche en le domaine avance, le nombre de catégories ne cesse de croître. L’exemple du DSM 6 est à cet égard tout à fait édifiant. La première mouture publiée en 1952 comptait 60 diagnostics. 16 ans plus tard, sa successeure bien nommée DSM-II en recensait 145. Et encore 26 ans plus tard, dans le quatrième du nom, on en comptait 410. Si nous connaissions les mathématiques, nous pourrions, par l’équation, prédire le nombre de diagnostics que comptera le sixième DSM puisque depuis 2013 une cinquième édition est en vigueur 7 . Jusqu’à combien de catégories irons-nous ? Sommes-nous frappés de quantophrénie ? Plus on cherche, plus on trouve et la variété des souffrances psychiques semblent infinies. On peut douter de parvenir un jour à toutes les faire tenir dans un annuaire. Et pour cause. C’est qu’il y a du sujet là-dedans, et que le sujet - la psychanalyse nous l’a bien appris - est rétif à toute fixation catégorique et autre cadre nosographique rigide. Cette logique de catégorisation contient un risque. Celui de la réification et du traitement diagnostic-marche à suivre, reléguant l’irréductibilité du sujet singulier aux oubliettes. Tu as ceci donc faisons cela, et le monde peut continuer de tourner. Si l’on veut noyer les singularités, l’océan des catégories est tout indiqué.
La souffrance psychique dérange. C’est peut-être pour ça qu’en langue proverbiale, celles et ceux qu’elle affecte sont considérés comme « dérangés ». Parce qu’ils dérangent et qu’une société, toute démocratique qu’elle est, préfère ne pas voir ceux qu’elle n’embarque pas dans sa marche en avant. Ceux qui sont nés là où attendait déjà le malheur (depuis plusieurs générations parfois). Ceux que des conditions socio-économiques rendent vulnérables et relèguent. Ceux que des traumatismes rendent fantomatiques. Ceux qu’un accident brise. La liste est longue et nul n’est à l’abri d’y ajouter son nom. Doit-on s’inquiéter alors qu’une recherche menée par Michel Brioul (2016) sur les référentiels destinés à des personnes en situation de polyhandicap révèle que la souffrance psychique n’apparaît – très indirectement – qu’en cinq items sur les 679 dédiés à la démarche qualité ? Cette capacité de prendre en charge la souffrance psychique des personnes accompagnées ne serait-elle plus une exigence de qualité des pratiques ? La souffrance psychique n’a pourtant pas disparu de notre monde moderne. La crise sanitaire que nous vivons depuis plus de deux ans ne fait que confirmer, intensifier conjoncturellement, un phénomène qui ne l’avait pas attendue pour être préoccupant. En France, par exemple, le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les 15-25 ans. Le suicide est rarement associé au bien-être psychique. L’étude COVER, menée à Rennes, portant sur l’évaluation de l’impact de la crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19 auprès d’étudiants retrouve une détresse psychologique chez 60.3% de cette population 8 . 60,3 %, on est dans la masse plus que dans les marges. Les jeunes sont visiblement « dérangés ». Ils pourraient devenir dérangeants quand ils demanderont ce qu’une société démocratique leur doit : mansuétude et un peu d’espérance. Ils seront peut-être la sixième vague.
Un autre risque de cette tendance à la catégorisation des souffrances psychiques est bien résumé par Saül Karsz (2011) : « Il en découle une clinique paresseuse, moins soucieuse de comprendre la spécificité de chaque situation que de les faire rentrer dans des catégories nosographiques prédéterminées, au prix de contorsions plus ou moins sévères. Plus qu’à analyser, on s’emploie à la pratique régulière du forceps ». Quelle est l’alternative à cette clinique paresseuse qui, plutôt que d’avoir régulièrement recours au forceps, se soucierait de faire, comme il se doit d’être fait, humblement hospitalité inconditionnelle à la souffrance psychique, à toutes les souffrances psychiques, non en essayant de les faire tenir dans l’étroitesse d’une catégorie, mais dans une histoire particulière, une généalogie singulière ? Connaître, soigner, aimer, c’est le titre donné à un recueil de textes présentés et annotés par Jean Salem (Hippocrate, 1999). Le texte inaugural du recueil est l’immémorial et toujours prêté serment d’Hippocrate. Les textes suivants sont attribués à d’autres médecins hippocratiques, engagés comme leur maître dans les balbutiements de la médecine occidentale. « Connaître, soigner, aimer », cela sonne presque désuet. En ces temps qui sont les nôtres, on est tenté d’en faire un triptyque d’impossibles, comme Freud en son temps l’avait fait avec sa « boutade inépuisable » (Cifali, 1999), son célèbre tiercé des métiers impossibles que sont éduquer, soigner et gouverner. Est-il encore possible de placer une manière de pratiquer sous le patronage du triumvirat « connaître, soigner, aimer » ? Oui, et cela porte un nom.
C’est sur une île parmi celles de l’archipel du Dodécanèse, l’île de Cos, qu’Hippocrate a probablement rédigé son serment et tout aussi probablement, avec ses disciples, formalisé pour la première fois cette attitude humaine dont on ne pourra jamais dater l’origine et qui consiste à se pencher sur les blessures d’un autre pour y remédier (Hoerni, 2000). Depuis ce commencement à Cos, cette attitude a pris le nom de clinique. À l’origine, on appelle clinique (en Grec klinomaï, être étendu), cette façon toute particulière d’être à fleur de lit, de se pencher au-dessus d’un congénère souffrant qui s’y trouve allongé. Pour les médecins hippocratiques, chaque malade avait une complexion différente qui le rendait unique et le clinicien devait à chaque fois recommencer, par une observation sensible aux moindres détails, aux plus ténus des phénomènes, la démarche d’un raisonnement visant à calibrer le traitement sur la particularité d’une maladie qui, bien qu’on pût en dégager quelques lignes générales, était toujours différemment vécue et exprimée par le patient. C’est à la fois ce sens de l’observation dans l’implication auprès du malade et cette manière de produire de la connaissance généralisable à partir du cas particulier qui définissent fondamentalement la démarche clinique. Cela reste valable 2400 ans plus tard. Cependant, la clinique s’est émancipée du champ de la médecine pour trouver dans les métiers de l’éducation et de l’enseignement un prolongement qui, sans renier les principes maîtres entérinés sur les terres de Cos, en propose d’autres applications 9 : « La démarche clinique n'appartient donc pas à une seule discipline ni n'est un terrain spécifique, c'est une approche qui vise un changement, se tient dans la singularité, n'a pas peur du risque et de la complexité, et co-produit un sens de ce qui se passe » (Cifali, 1995).
La clinique apparaît d’emblée comme une certaine manière de produire de la connaissance, de faire science, qui, aux « argumentations dogmatiques et spéculatives » (Hippocrate, op. Cit., p.126), préfère le « passage constant du particulier au général » (Ibid.). La clinique est épistémologie, manière d’accéder à la connaissance qui privilégie le chemin de la particularité au général. C’est dans la plus pleine attention aux signes émanant du cas particulier que peut - par le truchement de ce que nos ancêtres grecs appelaient « raisonnement » - jaillir une connaissance diagnostique d’où découleront les improvisations d’un agir clinique qui commence dès l’observation. En clinique, observer c’est déjà agir (Ciccone, 1998). Ce « raisonnement » chez les médecins hippocratiques désignait « une sorte de mémoire synthétique de ce qui a été perçu par la sensibilité » (Hippocrate, op. Cit., p.127). L’observation clinique ne se réduit pas à la vue. Elle convoque tous les sens et la raison se « ressouvient » : une connaissance apparaît. Si l’on en croit Pascal, le cœur a ses raisons que la raison ignore : le raisonnement clinique n’oppose pas les perceptions sensibles aux travaux de la raison. Le « raisonnement », tel qu’on le pratiquait à Cos, était précisément ce canal qui relie les deux. « Connaître, soigner, aimer » : cela sonne presque comme la Sainte-Trinité principielle d’une éthique : celle de la clinique. Cette manière d’accompagner la souffrance avec le souci de comprendre plutôt que d’expliquer, le souci d’un soigner comme éthique et non d’un guérir comme tyrannique objectif ; le courage d’aimer, c’est à dire reconnaître soi-même comme un autre et arrimer sa pratique à ce commun entre-nous-deux ; suivre la voie d’une relation envisagée comme une chambre d’échos où il s’agit de bâtir un agir non à partir de ce qui sépare et différencie, mais de ce qui rapproche et résonne. Cela est proprement clinique.
La prérogative de la poétesse est claire : c’est avec la mémoire de sa propre souffrance que l’on peut approcher celle d’un autre et œuvrer à son dépassement. Cette souffrance existentielle dont nous dressions un rapide portrait plus haut est peut-être ce commun en partage, cet entre-deux qui permet de « dépasser le concept de différence » (Thouroude, Guirimand, 2018) et d’envisager une clinique qui, l’assumant, reconnaît à cette souffrance la puissance créatrice qu’elle contient et qui fait d’elle, non un état à fuir, mais un fleuve agité où l’on est ensemble embarqués, une épreuve, où l’un aide l’autre à traverser. Ce fleuve puissant, nous l’appelons l’en souffrance. Il convoque une clinique particulière, spécifique, que nous allons maintenant expliciter
Et c’est toujours entre-deux que cela se passe.
« Les hommes sont tous plus grands encore et le sont, non pas en fuyant la souffrance, la peine et le paradoxe, mais à travers eux »
(Kierkegaard, 2018)
Parmi les cliniques qui prolongent l’œuvre Hippocratique, l’une d’elles a fondé son existence sur l’hospitalité à la souffrance psychique et soutenu de nouvelles manières de la considérer. La clinique psychanalytique invite au dépassement d’une logique de catégorisation. Si elle n’échappe pas, un temps, à la tentation structuraliste (névrose, psychose, état-limite), elle ne cesse jamais, tout au long de son histoire de considérer chaque analysant comme sujet souffrant désirant savoir quelque chose de ce mal qu’il éprouve (l’analysant de la cure est un sujet désirant, parlant, et sa souffrance est le résultat de cette équation retorse à plusieurs inconnues). Ce mal, il n’est plus question de le faire taire : il s’agit de le faire parler pour comprendre ce contre quoi le sujet combat avec les armes fourbies par sa douleur. Une des remises en question qu’a formulée la clinique psychanalytique est celle-ci : le symptôme est-il langage ou simple processus déficitaire qu’il s’agirait de supprimer ? La psychanalyse a tranché : comme l’angoisse, le symptôme signale. Pour le Freud de la seconde topique, il signale « un processus morbide » (Freud, 1992, p.205). Pour nous, il indique la voie d’une compréhension, les premiers indices d’une demande qui, faute de mots, émet par le corps et les actes. Trivialement, nous nous demandons pêle-mêle : pourquoi le symptôme ? À quoi sert-il au sujet d’en souffrir ? Un savoir est contenu dans le symptôme, cette manière d’être bien à lui, inventée par le sujet comme compromis tenable à ces conflits qui le tiraillent et dont il soufre. L’agir symptomatique s’interprète dès lors comme une tentative du sujet non d’attaquer le normal mais bien de se défendre du pathologique. Le sujet n’est ni à rapprocher du normal, ni à éloigner du pathologique. Il est à maintenir en vie, dans sa position responsable. Notre expérience auprès des enfants et adolescents accueillis en ITEP ne cesse de confirmer la pertinence d’une telle considération de la souffrance, tant ceux-ci piétinent constamment en funambule sur une ligne de crête difficile à supporter : ni complètement normaux, ni complètement fous. Dans un entre-deux.
Selon Daniel Sibony ( op Cit ., p.26), l’entre-deux s’envisage « comme un espace dynamique et non comme un trait de différence entre bon ou mauvais côté ». La souffrance comme entre-deux n’est plus un état mais devient passage. Elle n’exclut plus la puissance de vivre mais intègre au contraire en son sein les éléments de son dépassement. La souffrance est une question qui contient ses réponses. Sortir de l’état de souffrance pour entrer dans l’étant d’en souffrance, c’est en quelque sorte se situer dans une participation présente à sa propre souffrance. Disons pour résumer : la souffrance terrasse. Et : entrer dans l’en souffrance, c’est considérer ce terrassement non comme ce qui écrase mais ce à partir de quoi, dans une maladroite métaphore, le sujet souffrant peut bâtir un nouvel abri, la possibilité de réhabiter le monde. La souffrance psychique est une narratrice omnisciente d’une version de l’histoire. Il y a en a d’autres. L’individu en souffrance fait partie des narrateurs potentiels de sa propre histoire. Mais la souffrance est parfois ce monologue qui déroule sa narration sur le dos de l’affligé et que celui-ci écoute parce que « nous préférons souvent à l’inconnu la connaissance de notre douleur » (Dufourmantelle, op Cit., p.98). L’en souffrance, c’est le monologue de la souffrance interrompu par les répliques de celui ou celle qui souffre. La sujet réplique à la souffrance dans le but de lui faire avouer ce qu’elle cache de sens et de vérité libératoires. Le dialogue doit être équilibré pour aboutir à ses fins. Le pari d’une clinique de l’en souffrance tient à ce dialogue équitable où la souffrance n’est pas systématiquement traquée par un « chut ! » mais écoutée dans tout ce qu’elle exprime. L’éducateur spécialisé, clinicien de l’en souffrance peut être ce médiateur qui rétablit le dialogue entre un sujet et sa souffrance. Mais il revient toujours au sujet la difficile et douloureuse responsabilité de l’entendre et de répondre par une narration à la première personne du singulier.
Il pourrait être ici fait procès - parfois fait à la psychanalyse - de mépriser la douleur des autres que l’on accompagne. Un certain dédain pour la victime de la souffrance. Tout au contraire, rendre cette souffrance à sa puissance - elle contient quelque chose qui n’attend qu’à éclore -, c’est l’inverse du mépris. Serions-nous moins méprisants à vouloir à tout prix délester l’autre de cette douleur, au risque de lui faire manquer ce qu’elle lui signale comme pistes de dépassement ? Considérer la souffrance dans ses effets de douleur et les clés d’une délivrance qu’elle contient en puissance, c’est respecter l’être de la souffrance dans sa complexité : dangereuse et puissante.
« Vois ces marges et sache qu’entre les deux rives une place est faite pour dire ton désir. »
(Gárate-Martínez, 2003)
Et pour la souffrance, joignons-nous à la promesse d’Ignacio Gárate-Martínez.
La naissance insulaire de la clinique comme façon de connaître, soigner, aimer, n’est peut-être pas fortuite. Les lieux, par un procédé encore à élucider, parlent. Une idée contient l’essence de la géographie qui l’a vue naître. L’en souffrance est ce fleuve périlleux entre deux rives : l’une de la souffrance qui dépasse le désir du sujet, l’autre de la souffrance dépassée par le désir du sujet. L’éducateur spécialisé, où qu’il exerce et en creux de toutes les finalités qui délimitent l’horizon de sa pratique, s’implique dans cet espace-temps de l’en souffrance. Il tente d’y faire passage d’une rive à l’autre pour cet autre avec qui il noue relation. La traversée est périlleuse et incertaine : l’éducateur spécialisé et sa clinique essaient de maintenir inséparées ces rives (le normal et le pathologique par exemple), effectuant un travail à leurs frontières (Canguilhem, 2013), et ce dans un contexte où elles se trouvent opposées par certains courants (les evidence based practice (Ponnou, Niewiadomski, 2020), la folie évaluative (Desjours, 2003), la surmédicalisation (Gori, Fresnel, 2019), et tant d’autres).
L’hospitalité clinique à la souffrance humaine, c’est cette île flottante au secours d’une traversée longue et périlleuse, une sorte d’Ithaque provisoire pour Ulysses égarés. Sur une île, on peut trouver les promesses (si bienveillantes) d’oubli contenues dans le Lotos. L’île peut être cette utopie, cet ailleurs qui n’existe pas, semblable aux paradis artificiels baudelairiens. En un certain sens, les dealers sont des Lotophages : consommez ça, promettent-ils, et vous ne souffrirez plus de chercher qui vous êtes, ni d’où vous venez. Les expédients, ces avatars du Lotos , les sorgenbrecher – « briseurs de souci » – freudien (2010, p.92), ne manquent pas. Certains sont légaux. Mais depuis une île flottante, on peut à la fois poursuivre la traversée et reconstituer les forces nécessaires à une navigation plus solitaire. Pourvu que cette île « laisse à désirer » (Rouzel, 2006), qu’elle ne soit jamais « si bonne qu’on ne puisse la quitter » (Cifali, 1994, p.151). Le chemin vers l’enfer-mement est pavé de trop bonnes intentions. La finalité est de rendre chacun à ses propres trouvailles navigatoires. Responsable de sa traversée. Au risque de ramer. Au risque de se noyer. Au risque de (ré)apprendre à nager.
La traversée qu’on le veuille ou non est longue pour certains. Et la réussite incertaine. C’est pourquoi, l’éducateur sait qu’à minima, selon une éthique tenace, il a à garantir à l’autre qu’il accompagne, en empruntant au poète son sens de l’essentiel, « la possibilité d’une île » (Houellebecq, 2014).
Maintenant racontons. Deux fragments de notre pratique d’éducateur spécialisé. Dans la première histoire, nous sommes éducateurs spécialisés au sein d’un service d’Aide Sociale à l’Enfance. Dans la seconde, nous intervenons au titre d’une Action Éducative en Milieu Ouvert. Dans les deux, il s’agit d’un moment, de quelques instants pris dans des accompagnement qui ont duré plus de trois ans pour le premier, un peu moins de deux années pour le second. À chaque fois, nous sommes impliqués auprès d’un autre, avec une même finalité qui porte le nom d’une politique sociale : la protection de l’enfance. Nous ne nous attarderons pas sur une précision détaillée du contexte institutionnel de nos interventions. Ce n’est pas l’enjeu de ces récits. Restituer quelque chose d’une clinique de l’en souffrance par le récit de la pratique, tel est l’enjeu. Il y a d’abord cette exigence de la situation singulière qui justifie le « récit comme espace théorique des pratiques professionnelles » (Cifali, 2011). En tant qu’elle est unique, la situation dans laquelle l’éducateur spécialisé est impliqué se soutient d’une narration particulière pour qu’une théorisation des pratiques soit possible. Par le récit, la pratique émerge dans sa propre reconnaissance. Elle apparaît à elle-même et c’est dans cette révélation de l’agir que commence une théorie qui, dans son sens premier de theoria, signifie observation, contemplation. Le récit d’une pratique la rend visible au praticien lui-même qui, contemplant cette version de ce qui a été vécu dans l’implication, infère de la compréhension. Le récit n’a pas à se prendre pour la réalité. Des choix sont faits, des ellipses nécessaires, l’angle d’un regard comme celui d’une caméra qui ne peut prétendre embrasser la totalité du réel puisque c’est impossible. Le récit des pratiques est fruit d’une double implication : du praticien dans la scène narrée, du praticien-réflexif dans la mise en scène. Raconter c’est toujours procéder à des choix de mise en scène : éléments de décor, dialogues, détails signifiants de l’intrigue.
Elle fait l’assistante familiale. Il fait l’éducateur. Leurs métiers respectifs se rejoignent sur un objectif suffisamment imprécis et universel pour justifier la singularité des chemins pour l’atteindre : protéger des enfants en danger. Elle en première ligne : loger nourrir blanchir aimer. Lui d’un peu plus loin : écouter, soutenir, aimer aussi, rencontrer les impliqués (parents, enfants, professionnels), et faire en sorte que le fragile équilibre, quand il s’atteint, ne se casse pas la gueule. Pendant plus de trois ans, il se sont rencontrés toutes les trois semaines ou tous les quinze jours quand c’était nécessaire ; une fois par mois quand d’autres nécessités ogres (les OPP 10 , les informations préoccupantes pour ne citer qu’elles) dévoraient le calendrier. Aujourd’hui, c’est leur dernière rencontre. Il a décidé de quitter l’Aide Sociale à l’Enfance après six ans de service. Il en a marre. Du rythme dingue saccadé par les urgences 11 . De la tournure des évènements. De ce mélange de panique et de fatigue qui fait l’esprit du lieu. Elle, ça fait plus de vingt ans qu’elle a fait d’un métier à temps plein d’accueillir en sa maison des enfants qu’un juge ou des parents bien aidés par l’ASE (conseillés, convaincus, contraints) ont décidé de placer 12 parce qu’ils étaient en danger. Quand on exerce le métier d’assistante familiale, la notion de temps plein est à prendre au sens propre. Assistante familiale, c’est du H24 comme on dit. Y a des congés payés mais ils ne sont pas toujours pris. Où iraient les enfants ? Lui est à temps plein aussi mais il prend toujours ses congés. Et le reste du temps, il rentre le soir chez lui sans un « enfant placé » à border et quand il se lève la nuit, ce n’est jamais pour essuyer les larmes d’une enfant à qui papa, qui a pourtant été violent avec elle, manque. Ceci dit, il lui est arrivé de céder certaines heures de sommeil aux fantômes d’une journée de travail.
Chacun son métier mais quelque chose les rassemble : une relation professionnelle, cet espace entre eux deux où ils construisent ensemble les repères qu’elle a charge d’incarner au quotidien auprès des enfants qui lui sont confiés.
Dans cet entre-deux, il y a du commun en partage. Par exemple : elle aussi dort mal parfois. Elle lui en a parlé. Ils ont souvent parlé de ces nuits où une hantise l’étreint et lui fait convoiter l’aube pour se lever sans avoir presque dormi : « et si je passais à côté de quelque chose ? » Voilà la question qui la taraude dans chaque insomnie. Elle s’inquiète, se remémore, refait le film des choses passées : « ai-je bien fait ceci ou cela ? Suis-je passée à côté de quelque chose ? » Elle ne veut rien rater pour ces enfants. Elle veut les protéger, si possible de tout. Et comme c’est impossible, elle s’angoisse. Elle n’est sûre de rien, elle doute en permanence, craint toujours le pire et en souffre. Ça frise le délire. Il avait vite remarqué ça. Peut-être parce qu’il a en commun avec elle une certaine folie du doute. C’est cela penser sa pratique à partir de l’entre-deux : porter son regard sur ce qui rapproche plutôt que sur ce qui différencie (Thouroude, Guirimand, op Cit .). Pour le clinicien de l’en-souffrance, la relation comme une chambre d’échos. Et c’est à partir de résonances de ce commun que l’éducateur pense sa posture, qu’il oriente sa pratique. Quand elle l’agaçait, parce qu’elle l’agaçait parfois avec sa propension à craindre le pire, il devait faire de cet agacement matière à penser, grain à moudre pour comprendre. Car c’est son métier à lui d’écouter les doutes, les questions, les plaintes et les craintes (et si possible même celles qui restent tues) et d’en soutenir la formulation dans le dessein aux contours flous qui pourrait s’intituler : faire que ça tienne. Et pour ce faire, il a ses propres doutes et ses peurs qui parfois résonnent avec celles d’une autre et c’est avec ces peurs en partage que l’on peut parfois aller vers quelque chose qui, comme Anne Dufourmantelle le dit, s’apparenterait à une délivrance.
Un jour, elle lui a raconté dans les grandes lignes l’histoire de cette petite fille qu’elle avait accueillie vingt ans auparavant (parmi ses tous premiers accueils) et qui a été violée par son père lors d’un droit d’hébergement. Elle a raconté ses suspicions qu’elle n’avait pu taire et qui avaient déclenché la procédure. Elle ne s’était pas trompée et le père a été condamné par une cour d’assises. Mais le mal était fait. Et elle s’en voulait encore. Ils avaient fini, à force d’écoute et de paroles, par reconnaître ceci. De cette histoire, elle n’avait jamais pu se défaire parce que deux choses la hantaient : la culpabilité de n’avoir pas pu empêcher ce viol et la terreur que les menaces verbales et physiques du père à son égard avant son incarcération avaient instillée en elle comme un poison à effet retard. Et vingt ans après c’était toujours là, en souffrance, ça continuait de lui faire mal et d’influencer sa vie. Et son métier.
Par la suite, ils ont établi un lien entre ce traumatisme passé et les permanentes inquiétudes qu’elle couvait au présent à l’endroit d’une petite fille qu’elle accueillait et pour laquelle elle ne cessait de craindre qu’il n’arrive malheur avec le père (qui, dans une inquiétante répétition, l’avait un jour insultée avec véhémence sur le parking du centre médico-social). L’intensité des inquiétudes dissonait avec la réalité du quotidien décrit. La petite fille, après trois ans chaotiques, charriée sans ménagement entre une mère qui ne pouvait pas se passer d’anxiolytiques prescrits et un père qui ne pouvait pas se passer d’anxiolytiques achetés au supermarché, trouvait chez cette assistante familiale ce qu’il faut de sécurité et de tendresse. Dans l’ensemble, le placement fonctionnait, comme on disait dans le métier. Mais l’assistante familiale était toujours dans la crainte du pire et cela pouvait produire des effets contraires au désir de bien faire. On sait comment l’angoisse contamine, et la propension des enfants à être les patients zéro d’un tel virus.
C’est l’heure de se séparer. Ils sont sur le seuil de la porte, se serrent la main. Ils se fixent et ses yeux à elle s’embrument. Même s’il tente de n’en rien montrer, il est ému lui aussi. C’est qu’ils ont parcouru un bout de chemin ensemble dans ce labyrinthique quotidien de l’Aide Sociale à l’Enfance. Trois ans à l’Aide Sociale à l’Enfance, on peut s’y méprendre et croire que ça a duré dix ans. Elle lui demande ce qu’il va faire après. Il ne le sait pas vraiment lui-même. Il parle de devenir formateur des futurs travailleurs sociaux (c’est vrai que depuis deux ans, il fait occasionnellement le formateur pour un Institut du travail social), reprendre des études peut-être, enfin, il dit tout ça pour répondre quelque chose mais, au fond, il ne sait rien de ce qu’il fera après l’ASE. « Vous devriez faire psychologue. Vous êtes un psychologue. », dit-elle. Il sourit, bêtement flatté. Ce n’est pas rare que le titre de psychologue soit une flatterie pour certains éducateurs spécialisés. Puis il dit, un brin bravache, qu’il n’en a pas l’intention. La flatterie passe vite. Maintenant il se demande pourquoi elle dit ça. Comme si elle lisait dans ses pensées, elle reprend : « Vous avez fait remonter beaucoup de choses dont je ne parlais plus et ça m’a libéré d’un poids. » Désormais, elle pleure franchement, mais toujours avec cette pudeur qui la caractérise, celle de celles que l’on n’a pas toujours écoutées. Enfin, elle raconte : « Vous savez, depuis cette histoire [celle d’il y a vingt ans], je n’étais plus jamais allée à un seul repas du basket 13 de mon village. Avant ça, je n’en loupais pas un. Après ça, je ne pouvais plus y aller. » Et elle se tait, sèche ses larmes. « La culpabilité et la peur nous poussent à l’exil », propose-t-il. Un silence s’ensuit, quelques secondes à peine, qu’elle interrompt : « Et bien vendredi dernier, je suis allée au repas du basket de mon village. Et c’est grâce à vous. — C’est grâce à vous, et à ce que vous avez saisi de l’espace que nous avons bâti ensemble pendant ces trois années. », répond-il. Elle ne pleure plus vraiment. Ils se disent au revoir. Il la regarde franchir les portes coulissantes du centre médico-social et s’éloigner vers sa voiture. Il remonte à son bureau, s’assoit. Il a envie de pleurer comme on peut en avoir envie quand on est surpris par la joie. Il parle tout seul : « elle est retournée au repas du basket après vingt ans d’exil. » Il hoche la tête, sourit en pensant « ça alors » : il n’a jamais vraiment rien visé d’autre que tenir une présence réfléchie.
Prendre le parti de la surprise, c’est admettre que les effets d’une pratique si codifiée, mesurée, rationalisée qu’elle soit, échappent en grande partie au désir du praticien et, plus encore, à l’illusion d’une maîtrise. Dans notre récit, l’éducateur spécialisé n’avait pas prémédité que son agir ait pour effet que l’autre, après vingt ans d’absence, revînt à la table d’un repas communal. Pour l’heure, la vérité vivante continue de fréquemment déjouer les prévisions. En matière d’accompagnement humain, la prospective est plus proche du pari pascalien que des probabilités mathématiques. S’il peut désirer, espérer, intuiter, prédire, craindre les effets de sa pratique, l’éducateur spécialisé clinicien de l’en souffrance ne peut en aucun cas les programmer et cocher case après case leur atteinte. L’autre est seul comptable des effets, puisqu’il s’agit de sa vie. C’est à la personne accompagnée que revient d’établir les liens dialogiques entre l’accompagnement et ses résultats (ou l’absence de résultats). C’est pour ça, et nous y reviendrons, que la raison instrumentale fait si mauvais ménage avec les métiers du soin, de l’éducation, de l’enseignement, exercés dans cet irréductible aléatoire, dans le contingent de toute situation vivante dont la totalité est inaccessible à l’intelligence humaine limitée non artificiellement augmentée 14 . Comme ce qui se passe est soumis à l’examen subjectif des acteurs, parce qu’il considère l’autre comme sujet désirant-parlant-souffrant, l’éducateur spécialisé clinicien de l’en souffrance médite des intentions, imagine des voies de délivrance pour cet autre qui souffre et s’adresse à lui ; mais les réussites sont toujours incertaines et il revient à la personne accompagnée d’en planter le drapeau. La personne accompagnée doit pouvoir dire les objectifs atteints, les libertés retrouvées, les joies revenues, mesurer les centimètres de désir repris au territoire de l’apathie. Et ces effets surprennent toujours le clinicien qui ne pouvait deviner ce que l’autre était en train de faire exactement de tout cela. L’éducateur spécialisé, grisé par son désir de guérir, peut viser un sommet et s’imaginer sherpa : c’est au second de cordée imaginaire que revient le jugement dernier. Souvent, l’autre décide de planter son drapeau sur des sommets inespérés, inattendus, qui déroutent les projections du praticien mais certifient par surprise les effets de son agir. Lacan invitait les psychanalystes à admettre la guérison « comme bénéfice de surcroît de la cure » (Lacan, 1966, p.324) afin de se prémunir de « tout abus du désir de guérir » (Ibidem, p.325). Au « de surcroît » lacanien, nous empruntons le style pour dire une première chose de la clinique de l’en souffrance : elle parie et est prise à partie par ses effets.
Tenir une présence réfléchie, c’est penser une relation d’accompagnement aux coordonnées préméditées mais sans préméditation des effets ni de la durée. Ce qui est réfléchi, ce ne sont pas les résultats de la pratique, son laps de déploiement, mais la pratique elle-même, en tant qu’elle s’arrime à quelques principes : ceux d’une certaine clinique que nous avons évoquée plus haut. La relation est cet endroit où l’autre doit pouvoir prendre confiance pour qu’une parole affleure et avec elle balbutie un certain sens qui désertait jusque-là, laissant la parole aux symptômes, aux répétitions, aux astuces trouvées ou subies qui ont permis au sujet de continuer malgré tout. Ce sens, il est construit à travers ce qui va s’échanger, en parole manifeste et dans la dimension latente des résonances d’une relation où le clinicien s’implique corps et âme selon le vieil adage. Cela prend du temps. Il est des moments où l’interprétation doit être différée, une parole, un geste pressenti, ajournés parce que ce n’est pas la bon moment, ce kaïros cher aux Grecs de l’Antiquité. Le temps n’est pas : il se prend. Suspendre un dire, c’est parfois permettre à l’autre d’approfondir l’exploration de ses pénombres. La souffrance est cette grotte pleine d’ombres, qu’une lumière pareille à la frontale des spéléologues, évapore pas à pas de son faisceau. Tenir une présence réfléchie, c’est ne pas confondre la vitesse d’un soigner avec la précipitation d’un guérir. Cela consiste, si jugé nécessaire, à être en suspens pour favoriser l’apparition d’une autre chose qui prendra la place du silence et du vide entretenus. Dans le suspense d’une latence, une autre limite, une autre rive, peut finir par apparaître et faire horizon. « L’excès de chagrin rit, l’excès de joie pleure », nous dit le poète (Blake, 2011). Puisque la souffrance est là et qu’il n’est pas question de la faire taire mais au contraire d’en retourner la négativité pour qu’elle rende gorge de la puissance qu’elle contient, la clinique de l’en souffrance vise un tenir bon, une présence tenace et la plus fidèle possible, dans cet entre-deux, ni tout à fait impasse, ni tout à fait passage. La matière clinique est là, dans l’observation et l’écoute de ce qui se passe dans la relation, où murmure ce commun qui permet à une relation d’éventuellement favoriser une guérison. Ce que la psychanalyse dès Freud a appelé transfert. Là, dans notre récit, il y a une mission première, celle de protéger des enfants, qui justifie que se noue entre les deux protagonistes une relation. Cette finalité est à l’origine d’institutions, de dispositifs, d’un ensemble de règles et d’usages qui dessinent les contours de leur rencontre. Cette mission est suffisamment générale pour inciter à une création toujours recommencée et singulière des façons de faire : il y a d’infinies manières de protéger des enfants. La tâche revient au clinicien de l’en souffrance de fabriquer et garantir les qualités d’hospitalité d’un espace pour que ce qui est souffrance se substantifie peu à peu au contact d’une écoute et devienne en souffrance. Ce qui était latent peut alors se manifester, pour le meilleur ou pour le pire, et la puissance contenue dans la souffrance répondre aux pulsions de mort qui se repaissent de la douleur, par celles de vie. L’en souffrance est ce fleuve impétueux, tantôt faussement calme, souvent agité qui par sa force paradoxale peut encalminer le désir. C’est dans le présent perpétuel du fleuve que l’on nage toujours. L’éducateur spécialisé, comme un Sisyphe nageur, y tient une présence réfléchie.
Disons qu’elle s’appelle Lola 15 . Nous la rencontrons un mercredi sur deux dans le cadre d’une mesure d’Aide Éducative en Milieu Ouvert (AEMO). Elle a douze ans. Elle en avait huit quand un soir ses parents, pendant qu’elle et ses deux petits frères (4 et 6 ans alors) regardaient la télévision, se sont violemment disputés. Cris, crachats, insultes, et empoignades. Comme un éclair dans un ciel bleu. Sidérant. Son monde venait de s’effondrer. Son monde, c’était deux parents qui s’aiment et vivent avec leurs enfants sous le même toit. Son monde, c’était cette fiction nécessaire que beaucoup d’enfants se racontent pour retarder l’échéance de la réalité qui s’avérera plus baroque et nuancée qu’une petite maison dans la prairie. Lola venait de basculer trop tôt, trop fort dans le réel. Le lendemain, son père partait de la maison et pendant quelques semaines elle ne le verrait plus parce que sa mère s’y opposerait. C’est finalement lui qui obtiendra vite la résidence principale des enfants et quand nous rencontrons Lola, c’est au domicile de ce dernier.
Lors de notre première rencontre, elle raconte, avec une étonnante précision cinématographique et force détails, cette soirée. Ses yeux brillent, son regard est celui de la stupéfaction. Elle fixe le monde comme on regarde un écran. Comme si elle était restée sidérée devant la télévision qu’elle regardait ce soir-là. Elle n’en est toujours pas remise quatre ans plus tard et se coltine en prime la venue d’un éducateur spécialisé comme si c’était elle le problème. Nous lui ferons bien vite comprendre qu’il en est tout autrement et Lola profitera de notre venue pour râler, se plaindre, et, de temps en temps, prendre sa part dans le conflit que ses parents séparés entretiennent avec une constance qui force le respect. Séparés, ils ne le sont pas. S’il suffisait de vivre dans deux maisons différentes pour être « séparés », nous le saurions et le nœud du problème est là : des haines restées sourdes qui demandent redevance, des vengeances personnelles qui se prennent pour l’intérêt des enfants. En somme, il y a des comptes à régler. D’ailleurs, s’il le faut, les enfants sont prêts à se donner pour solde de tout compte. S’ils pouvaient se couper en deux pour que chaque parent les ait à part égale, ils le feraient. Et ils en souffrent d’être ainsi tiraillés, immergés dans un entre-deux qui n’est que confusion et sacrifice. Et c’est ce qui inquiète et justifie l’AEMO : la santé mentale des enfants dans cette séparation qui n’en finit pas.
Lola se prête plutôt aisément à la comédie de l’entretien avec un éducateur. Un jour, elle souhaite nous parler des romans qu’elle aime lire au lit le soir, à la lueur de sa lampe de chevet. L’éducateur spécialisé féru de lecture est ravi. Lola vient de mettre entre eux deux une passion commune. La littérature rapproche les êtres, c’est bien connu. Lola aime particulièrement les histoires de jeunes filles (si elles ont son âge, c’est encore mieux) aventureuses, qui s’affranchissent du carcan familial pour explorer le monde à leur façon. On sent qu’il y a là une identification porteuse aux personnages de la fiction. Nous orientons la discussion en ce sens. Nous l’invitons à causer de son appétence pour les jeunes filles affranchies qui n’hésitent pas à se défiler de l’autorité parentale pour se lancer dans le grand bain de leur vie. Lola se saisit d’un livre. Elle souhaite nous lire son résumé en quatrième de couverture. Avant, elle enfile une paire de lunette. Sans calcul (improvisation), nous nous surprenons de la chose. Nous ne l’avions jamais vue jusque-là avec des lunettes. En effet, elle ne les met que pour lire parce que sa vue alors se trouble. Toujours porté par la discussion et certainement pas par une intention bien définie, nous lui demandons depuis quand elle porte des lunettes. « Depuis quatre ans. » Nous pensons in petto : « Soit exactement depuis la séparation parentale ». Les corrélations sont parfois si évidentes qu’elles flirtent avec la comédie. On en sourirait volontiers si une enfant ne souffrait pas. Nous disons à Lola : « Est-ce qu’on peut dire que tu portes des lunettes depuis que tes parents sont séparés ? ». Lola confirme. Nous décidons (c’est de l’intuition pure) de pousser l’interprétation. « Est-ce qu’on peut dire que ta vue s’est troublée à partir de la séparation de tes parents ? » Lola médite quelques instants et on a l’impression que l’hypothèse lui plaît. Elle sourit et c’est elle qui transmute le tragique en comique : « Oui, je n’y vois plus très clair depuis. » Nous ne pouvons retenir un petit rire de circonstance. La conversation s’engouffre dans ce nouveau sillon et Lola poursuit : « Je ne sais pas qui croire ». Le répète et détaille. Ses parents lui donnent deux versions totalement opposées de l’histoire. Lola s’y perd. Pourquoi devrait-elle croire plutôt l’un que l’autre ? Elle n’est pas encore à la hauteur des jeunes filles des fictions qu’elle aime. La vérité pour elle, c’est encore la vérité parentale. Sauf que chacun en livre une qui est l’exact contraire de celle de l’autre. Il faut admettre qu’il y a de quoi en devenir folle. Entre ces deux versions opposées qui chacune se prend pour la vérité, le trouble est entretenu. Lola semble s’y confondre, au risque d’une délétère confusion. Une formule imagée nous vient : « en fait, Lola, tu me dis : l’un dit noir, l’autre dit blanc et c’est ça qui est compliqué. » Lola acquiesce en silence. Mais son silence semble actif. Elle a l’air tout entière à une réflexion intérieure et comme saisie d’une sorte d’Eurêka, elle tourne son regard vers nous, derrière les glaces ses yeux brillent, et elle suggère : « À part si je fais ma version grise. » Dont acte, disons-nous. Voilà une piste que Lola aperçoit depuis le poste avancé de notre discussion. C’est encore vague mais il y a une idée pour frayer vers un au-delà de la confusion, pour sortir de ce compliqué qu’est devenue sa vie, prise en étau par les versions de l’histoire que lui donnent ses parents et qui sont exactement opposées. Elle sait très bien, Lola, que l’on parle pourtant de la même histoire. Ce qu’elle vient de comprendre, c’est que l’histoire a plusieurs versions et qu’elle a la possibilité de tricoter la sienne. Sa version grise, comme elle a dit. Puisqu’il en est ainsi, l’éducateur n’a plus qu’à soutenir la création en marche.
Avant de partir, après lui avoir donné rendez-vous dans quinze jours, nous lui demandons si elle a un cahier pour commencer d’écrire sa version grise de l’histoire. Oui, elle a un cahier, des crayons et elle aime inventer des histoires.
Nous passons des heures à être en relation avec ceux et celles que nous accompagnons dans la quotidienneté d’un DITEP, d’une MECS, d’un foyer de vie et dans les entretiens d’une mesure d’Action éducative à Domicile. Nous agissons dans l’instant, mus par la recette proprement clinicienne d’un mélange d’expérience, d’intuition, de savoirs et d’improvisation. La notion d’agir improvisationnel nous semble à même de décrire ce qu’il se joue dans ces situations. Selon la belle expression de François Tochon (1993), elle désigne une aptitude à jongler avec la matière en épousant les événements, en s’appuyant sur la surgie inopinée d’une remarque, d’un geste pour y attacher une interprétation et un agir immédiat. Une des caractéristiques de cet agir improvisationnel réside dans le fait que le quotidien professionnel résiste le plus souvent aux plans rigides, aux process , pour laisser place à l’imprévu, à la surprise. Et, de fait, toute action des éducateurs spécialisés contient déjà une part de réajustement, de réaménagement des modes opératoires face à la résistance du réel : l’activité condense le succès du savoir et l’échec occasionné par le réel, dans un compromis qui contient une dimension d’imagination, d’innovation, d’invention (Desjours, 2018, p.38-51). En l’occurrence, la surprise de l’éducateur à l’apparition des lunettes déclenche une question improvisée qui imprime une nouvelle direction à la discussion. Il s’agit aussi, dans ce cas précis, de ce que l’on pourrait appeler une clinique éclair. Sorte d’anticipation heureuse, la suggestion de l’adulte prenant source à la confluence de ce que, inconsciemment, lui propose Lola en mettant ses lunettes, d’une intuition, vers des interprétations possibles. Cette scène n’est pas sans rappeler cette ruse si souvent observable dans le travail social auxquels les Grecs anciens donnaient le nom de mètis 16 .
Reprendre la place de narratrice pour écrire sa version de l’histoire, telle est ici la perspective dégagée par Lola pour sortir du bourbier de la confusion entretenue par ses parents. Comment en sommes-nous arrivés là ? Qu’est-ce qui a fait passage, indication à Lola pour qu’elle entreprenne d’explorer cette piste de la version grise ? Peut-être, doit-on à la métaphore d’avoir poussé le sens vers d’autres directions, un autre imaginaire où tout devenait à créer par-delà les fictions qui environnaient Lola, ces versions parentales qui par opposés, floutaient son monde. Plongée dans une confusion paralysante, il s’agissait pour Lola de trouver une mince voie d’échappement. Il y avait, entre le noir et le blanc, une piste grise à explorer. Elle l’a trouvée, nichée dans la métaphore chromatique. Le métaphore, dans son sens propre et lointain de la metaphorein grecque, signifie le transport. Dans le champ de la langue, elle inaugure un déplacement par la mise « en tension entre deux termes qui crée un nouveau sens » (Dufourmantelle, op cit ., p.260). Ici, le clinicien de l’en souffrance n’a eu qu’à imager la souffrance exprimée par Lola pour qu’apparaisse la possibilité d’une création. Puisque noir ou blanc c’était impossible à tenir, il fallait créer du gris. C’est Lola, ici, qui en a eu l’idée, soutenue peut-être par une image qui a soudain fait sens. Là encore, l’éducateur est arrivé dans un entre-deux. Cette enfant était dans l’en souffrance délimitée par les rives opposées des deux discours parentaux. Elle était là, ne sachant que croire ni que penser. Dans la confusion et la douleur. Il fallait renoncer à l’évidence de l’amour parental. Faire un deuil comme on dit peut-être un peu trop souvent. Non, plus qu’un deuil, il lui fallait s’équiper de ce qu’il faut pour inaugurer sa propre version de l’histoire et ainsi pouvait commencer le transport vers une rive habitable, celle que son acte de création finirait par délimiter, qui ne serait ni la rive noire du père, ni celle blanche de la mère, mais une rive grise qui serait la sienne, fruit de son travail (fastidieux) d’appropriation créatrice de son vécu. La praxis de l’éducateur spécialisé, sans explicitement le chercher, avait peut-être permis le passage de la confusion vers l’explicitation, celui de la création. Ce qui faisait souffrance et troublait la vue de Lola, s’éclairait soudain d’un nouvel éclat. Un très léger déplacement avait eu lieu, le début d’un transport. Lola pouvait commencer, et ce serait à soutenir, une sortie des marécages avec un stylo gris pour gouvernail.
« L’inaccompli bourdonne d'essentiel »
(Char, 1978, p.179)
Nous souhaitions reposer la question du métier d’éducateur spécialisé dans un contexte de crise du sens où les travailleurs sociaux peinent à reconnaître leur travail et les contextes dans lesquels ils exercent. Cet article ouvre une réflexion. La clinique de l’en souffrance est une clinique spécifique dont nous avons tracé les premiers contours.
Les mutations conceptuelles récentes qui ont pénétré les métiers qui s’adressent à autrui tendent à placer les pratiques sous l’auspice de la raison instrumentale 17 : l’éducateur spécialisé serait un technicien chargé de produire des résultats préconçus (on appelle ça objectifs opérationnels dans les DIPC, PPA, PAP, etc. 18 ) et n’aurait qu’à appliquer des faits et gestes dans le but de les atteindre. Autrement dit, sa pratique serait justifiée par des buts extrinsèques précisément établis. Or, il n’en est pas ainsi dans cette profession où aucune réussite, sauf de mauvaise foi, ne peut être garantie car elle appartient à ces métiers qui ne produisent rien (au sens utilitariste du terme). Nul ne peut prévoir un résultat. Nul ne peut fixer un but précis forcément atteignable par l’emploi d’une technique idoine. Nous savons bien que le résultat d’un accompagnement humain est par essence indéfinissable et surtout pas programmable en une suite rationnelle de faits et gestes. Autrement dit, on n’accompagne pas un être humain en souffrance comme on fabrique un smartphone. Il n’y a pas de mode d’emploi. La raison instrumentale finit par décourager le praticien, las d’être réduit à un technicien qui n’aurait qu’à appliquer un programme de gestes, de paroles et d’attitudes préétablis. Mais quelle est la production attendue quand on fait métier d’accompagner des enfants en ITEP, par exemple ? Peut-on préfabriquer un enfant-résultat dont cet enfant plein de problèmes - c’est pour ça qu’il est là et qu’il se coltine des éducateurs - ne serait qu’une version défaillante qu’avec la bonne technique on pourrait réparer comme n’importe quelle machine 19 ?
Dans une société qui subit de plein fouet un processus d’accélération (Rosa, 2010), la clinique de l’en souffrance ne peut se satisfaire d’être pressée par une unité temporelle devenue étrangère à la réalité de la souffrance de l’autre. La durée moyenne de prise en charge ou de séjour, indicateur supposément objectivable de la qualité d’un établissement, nous semble à ce titre particulièrement éloquent. Nous revient un exemple saisissant à ce sujet : lors d’une synthèse éducative, nous abordions les suites à donner l’accompagnement d’un adolescent de 15 ans. Accueilli depuis l’âge de 11 ans au sein d’une unité de jour et d’un internat de l’ITEP, les questions fusaient sur les suites à donner. Son souhait était de poursuivre vers notre service ambulatoire afin de consolider une scolarité efficiente mais relativement fragile et surtout, « que l’ITEP soit là, au cas où, si ça tournait mal ». La demande semblait légitime, lucide, à une équipe interdisciplinaire, adepte des fins de prise en charge en pointillés, en filet de sécurité, plutôt que des sorties sèches. Le directeur adjoint a coupé court au débat sur la nature des interventions à proposer en signifiant une fin de prise en charge, justifiant cette décision par l’amélioration de la situation, le nombre de jeunes sur file d’attente…et la durée de prise en charge 20 de quatre ans, dans les standards nationaux. Passé le moment de surprise, les professionnels se sont indignés de l’immixtion de ce genre d’indicateur dans le processus décisionnel. Le directeur s’est justifié de son choix en évoquant « les pressions qui venaient d’en haut », « l’harmonisation des bilans d’activité avec des trames venant du sanitaire » et « l’importance d’être bien vu par les organismes de contrôle et de tarification ». Ce genre de situation, assez peu nombreuse pour le moment, va tendre à se répéter à mesure que les établissements médico-sociaux intègreront des logiques marchandes qui ont déjà fait irruption dans le secteur sanitaire. Réfléchir en termes de durée moyenne de séjour, c’est transformer un indicateur en but à atteindre. Une loi de Goodhart en somme, qui stipule que lorsqu'une mesure devient un objectif, elle cesse d'être une bonne mesure. Comment prévoir que les besoins, les difficultés des personnes accompagnées seront pour les uns satisfaits, pour les autres remédiées dans une durée précise et limitée (calibrée par des raisons gestionnaires) ? Au diable les accompagnements au long cours, les situations complexes – qui nécessitent la conjugaison d’interventions sociale, économique, pédagogique et thérapeutique-, et le temps que nécessite la création d’un lien de confiance dans la relation éducative. Plus de surprises si le business plan est tout tracé. L’injonction faite aux équipes soignantes devient dès lors, une question insupportable : comment soigner quand il faut guérir vite ?
La pratique des éducateurs spécialisés continue, quoiqu’on raconte, de relever d’un agir plus que d’un faire, d’une praxis plus que d’une poïesis, selon la dichotomie aristotélicienne (Aristote, 2004). Il est d’autant plus nécessaire de revenir à la praxis que nous assistons au triomphe galopant des réponses utilitaristes (Chauvière, 2010) dans le champ du travail social. À la raison instrumentale, la clinique de l’en souffrance oppose une phronesis, une raison pratique qui contient la sagesse nécessaire pour ne pas céder à la tyrannie de l’inatteignable. Le risque sinon, c’est un sujet corseté dans ce que l’on attend de lui. Comme le désormais célèbre « En marche ! » il y aurait une convocation à « Guérir ! » Il faut se méfier des points d’exclamation. Ils labourent le champ où peut germer la tyrannie. Guérir ne peut pas être une exigence adressée à l’autre. Guérir, c’est au mieux un promesse, celle que sera respectée l’obligation de moyens et la liberté de ceux et celles à qui elle est adressée. Assurer une réussite revient à faire chanter les sirènes. Comment résister à cette furor sanandi qui s’est emparée du grand monde et du petit monde du travail social ? Comment ne pas s’épuiser, à la longue, de courir après d’impossibles résultats précis et certains tels qu’ils sont exigés par la raison instrumentale ? Et comment ne pas voir, dans la surmédicalisation galopante, un même réponse à ces deux questions ? À la fois manière de confier aux pilules le miracle d’une guérison totale et, pour les praticiens épuisés, la promesse d’un repos bien mérité : ne vous inquiétez pas, la pilule se charge d’atteindre les résultats que vous savez inatteignables.
La phronesis , notion grecque évoquant tout à la fois sagesse du discernement, prudence, sagacité, n’a peut-être pas dit son dernier mot. La clinique de l’en souffrance s’en revendique. Clinique radicale, dans le sens d’un retour au principe premier, aux fondamentaux de la pratique des éducateurs spécialisés, la clinique de l’en souffrance augure une voie nouvelle. Presque une résistance. Elle ne garantit rien d’autre qu’un être-là, un tenir-là, une présence réfléchie depuis laquelle l’autre en souffrance peut s’appuyer pour traverser l’épreuve. Il ne faut rien céder à l’illusion d’une réussite programmée, affirme-t-elle. C’est un travail permanent, celui de ne pas (trop) céder sur son désir d’aider. Dans nos sociétés du risque zéro où tout est prévu (et où rien n’arrive, donc), la clinique de l’en souffrance est un pari, en permanence aux aguets d’une surprise, prête à saisir dans l’immesurable ces secondes où, d’un geste ou d’un mot posé au bon moment, tout peut basculer. Elle oppose à l’hubris de la raison instrumentale, la sagesse d’une raison pratique. Le « Va rationaliser ta mère », slogan flottant au-dessus du cortège, cherchait peut-être à dire cela.
La clinique de l’en souffrance n’est pas science mais recherche d’une juste version de ce qui se passe dans une situation singulière. Elle vise la liberté dont elle a pour définition que chacun puisse habiter un monde commun à sa façon (Dubois, 2019). Lola munie de sa plume grise l’a sans doute bien compris.
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1 La formule est de Thucydide (Castoriadis, 1998, p.22-23).
2 On note qu’ils sont écrits sur une feuille blanche de format A4 scotchée à un panneau plus grand par de la Rubalise . Ça, c’est pour signifier l’ampleur d’un chantier.
3 Comme dans tous les autres établissements et services où exercent des éducateurs spécialisés.
4 https://www.lemediasocial.fr/le-metier-d-educateur-specialise-est-il-frappe-dobsolescence_g2mIA2
5 Dictionnaire du Centre Nationale des Ressources Textuelles et Linguistiques (CNRTL) (en ligne).
6 Diagnostic and Statistical Manual . Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux qui classifie les troubles mentaux.
7 Malgré un contenu et une méthodologie sujets à discussion. Sans exhaustivité : Minard (2013) ; Gonon (2013).
8 « Dossier : La souffrance psychique chez les jeunes et les étudiants », Actualité PRS, Association Rénovation, Septembre 2021, disponible en ligne sur www.renovation-asso.fr
9 Un chef de service en DITEP nous confiait récemment intégrer bientôt une session de formation au management par la clinique. On n’arrête décidément pas le progrès. Lire à ce sujet : Brigitte Bouquet (2010).
10 Ordonnance de Placement Provisoire.
11 « Urgences », sorte de signifiant-maître de l’Aide Sociale à l’Enfance.
12 Soit un Juge des enfants a ordonné un placement provisoire, soit les détenteurs de l’autorité parentale ont conjointement signé un Accueil provisoire. Dans les deux cas, le mineur est confié au Département compétent en matière d’Aide Sociale à l’Enfance
13 Elle fait référence à une pratique très instituée dans ce département rural qui compte autant de salles où s’adonner au basketball que d’églises : il s’agit de repas collectifs organisés de A à Z par le club de basketball local, se tenant généralement dans une salle communale mise à disposition par la mairie, qui permettent d’ajouter quelques recettes au budget du club.
14 On peut tout à fait envisager qu’à l’avenir, les progrès de la recherche en intelligence artificielle parviendrons à une IA équivalente au démon de Laplace : « Une intelligence qui, à un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était suffisamment vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux » (Laplace, 1814,p.2). Alors, les éducateurs spécialisés n’auront qu’à se retirer au profit des machines. Mais, pour l’heure, ce scénario appartient à la science-fiction.
15 Dans un souci d’anonymat, les prénoms ont été modifiés.
16 « La métis ne se confond pas avec le savoir rationnel, formalisé, cohérent. Elle représente cette forme de connaissance approximative, "oblique", empruntant des méandres obscurs pour révéler son efficacité. Elle s’appuie sur un savoir-faire, sur une accumulation d’expériences qui affine la perception, permet une sélection des indices signifiants » (Vernant, Detienne, 1974, p.44)
17 Cynthia Fleury ( op. Cit ., p. 51) en donne une définition sous l’autorité de laquelle nous plaçons notre utilisation du concept : « La raison instrumentale définit une raison au seul service de la performance économique, de l’efficacité de la production, de la rentabilité, qui n’interroge plus la finalité des actes qu’elle commet. La raison est réduite au seul rang d’outil, de moyen, d’instrument, de calcul, et non plus de finalité, ou d’exigence critique ».
18 Document Individuel de Prise en Charge, Projet Personnalisé d’Accompagnement, Projet d’Accompagnement Personnalisé. La multiplication de ces documents contractuels relatifs aux prises en charge sociales et médico-sociales, si elle s’origine d’abord dans le but (nécessaire) de démocratiser le travail social (dire ce que l’on fait à ceux et celles qui en bénéficient, favoriser leur participation responsable aux accompagnements) contient peut-être une dimension symptomatique de ce triomphe de la raison instrumentale. Cette paraphrénie berce les institutions dans l’illusion d’une maîtrise. Au fond, l’enjeu est d’être irréprochable. Elles se réassurent alors dans l’usage zélé de contrats et autres sceaux : puisque tout est contractualisé, rien ne peut plus nous être reproché.
19 Mais même les machines on les répare de moins en moins, on les remplace, c’est plus rapide et cela coûte moins cher. On se prend soudain à délirer une dystopie où l’on cesserait d’essayer de réparer les enfants défaillants que l’on remplacerait par des enfants-neufs comme on changerait un ordinateur.
20 À noter que cette durée moyenne de prise en charge en DITEP tend à se réduire et se situe aujourd’hui autour de trois ans et demi : « Évaluation du fonctionnement en dispositif intégré des instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques, et des perspectives d’extension », Rapport IGAS, août 2018 : https://www.igas.gouv.fr/IMG/pdf/2017-170R-D.pdf