samedi 23 août 2003
Résumé
Les ateliers de Bentenac accueillent des adolescents soit en situation d’exclusion scolaire soit en situation de pré-exclusion. Il est fréquent que l’exclusion soit prononcée à la suite de manifestations d’agressivité à l’égard de professeurs, le plus souvent, ou à l’égard d’autres élèves. A partir de l’accueil des ateliers nous observons dans pratiquement la totalité des cas, un apaisement de cette agressivité dans le cadre de l’atelier et au collège. Il y a plusieurs raisons à cela que nous repérons et que nous pouvons développer. Mais en relation avec le thème proposé nous voudrions souligner cette difficulté toute particulière dans laquelle se trouve l’adolescent d’aujourd’hui qui ne réussit pas à l’école. Cet adolescent se trouve dans la quasi impossibilité d’imiter l’adulte. Comment cet adolescent peut-il donc s’identifier ? Ne pouvant s’identifier ne lui reste-t-il pas comme seule solution de défier l’adulte, le défi étant la seule attitude contenant des enjeux sérieux d’existence, la seule attitude qui lui permette de faire l’expérience d’une maîtrise de la réalité grâce à laquelle il puisse accéder à l’âge adulte ?
L’agressivité des adolescents ne trouve-t-elle pas ainsi sa source dans une maltraitance insoupçonnable dû à un fonctionnement social qui ne permet pas à l’adulte d’accompagner l’adolescent dans une imitation de ses activités, de son travail, comportant des risques évalués et encadrés, et ce faisant le renvoie à d’autres formes de risques bien plus onéreux face auxquels l’adulte paraît exonéré de toute responsabilité ?
« Le sens brille au fond du risque » Michel de Certeau .
Les ateliers de Bentenac accueillent essentiellement des adolescents d’âge scolaire qui sont soit déjà déscolarisés soit en voie de l’être. Pour ceux qui sont déjà déscolarisés, nous les accueillons donc dans une perspective d’alternative à la déscolarisation. Le but est d’alors de leur proposer de s’inscrire dans un lieu qui de par sa vie propre éveille leur interêt, suscite et développe leurs compétences. Pour ceux qui sont en risque de déscolarisation de par leur attitude au collège nous avons mis en place un contrat de partenariat entre l’éducation nationale, qui garde la responsabilité administrative du jeune qui vient aux ateliers, le conseil général qui paye la prestation et les ateliers qui la mettent en œuvre. Il y a deux ans j’étais venu parler dans ces mêmes journées de ce protocole d’accueil en insistant essentiellement sur son originalité partenariale et sur notre démarche pédagogique, éducative . Après deux ans supplémentaires de recul je voudrais insister sur une particularité de ce dispositif qui le singularise et en fait la condition « sine qua non » des effets produits. Je voudrais également partager avec vous sur ce que cette particularité nous a fait découvrir de dysfonctionnements sociaux producteurs d’agressivité chez les jeunes, d’épuisement chez pas mal de nos collègues qui est l’autre face de l’agressivité que nous sentons nous habiter par moments à l’égard des appréhensions suscitées par les instances de tutelle. Ce qui est intéressant c’est de comprendre ce qui est en jeu pour tenter ensemble de le déjouer. Je pense qu’il n’est pas déplacé et qu’il est même indispensable de réfléchir les conditions de vie sociale productrice d’une agressivité que l’on peut tout à fait traiter autrement que par des réponses répressives. En tout cas telle est notre expérience.
Lorsqu’un adolescent arrive aux ateliers c’est qu’il a ou qu’il développe le plus souvent des attitudes agressives à l’égard de l’institution scolaire qu’il l’ont amené à être exclu ou qui risque de le conduire à l’exclusion. Les responsables des collèges avec lesquels nous travaillons (principal ou conseiller d’orientation) ont compris que l’exclusion n’était que la revanche, elle-même agressive, de l’institution en réponse aux comportements difficiles, insupportables et inacceptables de l’élève. Avec eux nous avons construit une autre réponse qui abaisse très rapidement ces manifestations. Il n’est pas très étonnant qu’elle tombe dans le cadre de l’atelier. Ce qui est notable c’est que l’adolescent va également changer d’attitude à l’égard du collège. Il va peu à peu le réinvestir ou à tout le moins cesser de se mettre et de mettre l’institution en difficulté. Dans le même temps les rapports conflictuels avec la famille s’apaisent. En fait tout le monde retrouve peu à peu une sécurité que l’insuccès scolaire avait minée. Insécurité quand à l’avenir mais aussi quand aux compétences et au sentiment de valeur propre. L’échec vécu sur la scène scolaire place l’adolescent face à une impossibilité de maîtrise, ici de la réalité scolaire, dont il a absolument besoin pour passer à l’âge adulte. Il a l’impression d’une glissade sur une pente infernale qui vont même parfois, assez souvent même, l’amener à produire des actes délictueux dans l’espace social. La société, à juste raison, comme l’école, va dénoncer ces actes qui ne font que manifester l’impasse dans laquelle se trouve l’adolescent mais qui traduisent en fait un réflexe de santé psychique. En effet dans l’impossibilité d’être dans une maîtrise positive des choses il exerce sa maîtrise sur un mode socialement négatif. C’est exactement à cet endroit là que nous allons intervenir. Le dispositif permet au jeune d’être reconnu dans son impasse et d’apporter une réponse à son besoin de maîtrise et les moyens de le satisfaire.
Dans l’atelier l’adolescent va se retrouver au contact d’ouvriers qu’il voit travailler : maraîchage, ferronnerie, soudure. Ces ouvriers sont disponibles pour « initier » l’adolescent à leur art. Initier est à entendre au sens fort. L’atelier est un espace initiatique. L’adolescent va être initié au travail des adultes qu’il va pouvoir imiter dans cet espace là. C’est cette imitation là qui peut rendre possible une identification et restaurer en lui la confiance perdue. Et ce que nous amène l’atelier c’est la prise de conscience de cette impossibilité d’imiter dans laquelle sont les adolescents d’aujourd’hui. Il n’est pas si aisé que cela d’accéder à cette prise de conscience là, cette conscience de l’impossibilité d’imiter qui prend sa source dans le fait que la très grande majorité des jeunes ne voient jamais les adultes travailler ce qui les enferme dans un monde à eux dont ils ont beaucoup de mal à sortir. A l’atelier ils voient des adultes travailler, fabriquer les commandes des clients. Ils ne rencontrent pas des adultes qui ont une intention sur eux, les faire travailler, mais ils rencontrent des adultes qui travaillent et peuvent se rendre disponibles pour eux. A leur contact les adolescents ont envie de faire : pour eux d’abord puis pour leur entourage et enfin ils ont envie de participer au travail de l’atelier. Et cette dynamique là produit de sacrés effets ! Le repérage des trois temps de cette dynamique (je fabrique d’abord pour moi, puis pour mes autres puis pour les autres) décrit bien la sortie de leur « monde privé » pour aborder le « monde commun » pour reprendre les concepts d’Annah Arendt. Imiter l’adulte c’est partager avec lui l’enthousiasme issu de la transformation de la matière, l’émerveillement devant l’émergence de l’objet fini, la fierté de ce qui a été accompli dans la reconnaissance du client. Imiter l’adulte c’est enfin pouvoir se servir de ses outils, d’être accompagné dans leur maniement au lieu d’avoir la perception qu’il y a là un domaine interdit, réservé. C’est ainsi que l’adolescent s’éprouve à la fois face à l’adulte et face à la matière. Dans la transformation de la matière il vit une sacré expérience de maîtrise de la réalité, découvre une vraie puissance ce qui lui permet de quitter une toute puissance imaginaire et infantile. Cette expérience-là comporte de vrais enjeux d’existence. C’est dans la consistance de cette expérience qu’il va puiser sa propre consistance.
Il nous paraît de plus en plus clair que lorsque l’imitation est impossible voire interdite, il n’est laissé d’autre alternative sérieuse et valeureuse à l’adolescent que le défi. Imiter ou défier, voilà l’enjeu ! De fait les adolescents que nous sommes amenés à recevoir nous sont envoyés parce qu’ils étaient dans une attitude de « provocation » de défi, on les trouve d’ailleurs « insolents ». Qualifier leur attitude de provocante est bien le mot juste. Ils appellent l’adulte à les prendre au sérieux. Ce sérieux qu’ils nous demandent ils seraient dommage qu’ils ne le trouvent qu’en menaçant la vie institutionnelle ou sociale, qu’ils ne le trouvent que dans la transgression parce que nous leur refuserions toute possibilité de nous imiter. Pour reprendre les mots du professeur Visier dans sa conférence d’hier matin, que mon propos vient illustrer, « tout se passe comme si un éventuel interdit de faire ne pouvait renvoyer qu’à un interdit d’être ». Cette menace sur l’interdit d’être nous l’éprouvons car nous éprouvons de plus en plus ce que dans l’ordre social nous venons troubler :
Les repères qui interdisent que se mélangent monde du travail et monde des jeunes sont justifiés historiquement mais viennent d’un temps qui n’a plus cours 1 . D’ailleurs ce que nous interrogeons ce n’est pas la distinction, c’est la coupure. La confusion ne consiste pas à articuler ces deux dimensions mais à confondre distinction et coupure. Notre prestation qui articule ces deux dimensions expérimente leur mise en rapport de manière originale, originalité garantie sur le plan éthique par une gestion associative, sans but lucratif, des activités globales du site tant sur le plan économique que social. D’ailleurs cette distinction est tout à fait lisible sur le plan comptable.
La réintroduction du rapport au risque interroge les valeurs sociales en cours notamment la demande de sécurité absolu. Là encore cette réintroduction du rapport au risque vient mettre, me semble-t-il, au jour une autre confusion : tout se passe comme si assumer avec l’autre le risque de vivre, c’était le menacer de mort. Cette recherche avouée de sécurité pour les jeunes cache en fait la recherche moins avouable de sécurité d’abord pour les adultes. Ce qui me paraît scandaleux c’est que cette recherche de sécurité des responsables qui interdisent à des adultes d’accompagner des adolescents dans des risques évalués et encadrés, poussent les adolescents à des prises de risque bien plus onéreuses. Car le besoin de se risquer des adolescents, qui est un besoin réel et constructif, se prendra de toute façon; il se prendra avec l’adulte ou contre lui, à nous de choisir mais il importerait et je reprends encore une fois les mots de monsieur Visier « que ni l’adulte ni l’enfant ne disparaisse ».
1 Il serait trop long de développer ici comment la limite qui a permis de tenir les enfants hors du monde du travail pour dégager un temps de d’instruction et de formation distinct fait maintenant coupure dans un mode d’organisation sociale où il devient nécessaire d’organiser des espaces qui remettent du lien.