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                  L’adolescence moderne et ses mécanismes de défense

Force est de constater que l’adolescence pose problème actuellement avec la multiplication des troubles qui se manifestent pendant cette période, que P. Lacadée a pu qualifier de « délicate transition », dans son ouvrage « L’éveil et l’exil », 2007 1 . Ces troubles comme autant de diagnostics posés tentent de circonscrire la souffrance qui concerne le sujet adolescent mais sans aucun doute également les adultes qui s’occupent de lui. Ce phénomène n’est pas nouveau, le signifiant « adolescent » est justement une construction, un concept, une détermination symbolique pour désigner le passage de l’enfance à l’âge adulte, avec comme principale caractéristique l’évènement de corps que représentent « les métamorphoses de la puberté » comme le démontre Freud très tôt dans son œuvre, et notamment dans ses « Trois essais sur la théorie sexuelle », en 1905 2 . En effet, la puberté est caractérisée essentiellement par des modifications morpho-physiologiques incontestables avec l’avènement des caractères sexuels secondaires d’origine génétique et surtout d’une maturation de la libido génitale. En revanche, le concept d’adolescence quant à lui est plutôt une construction sociale, historique et donc évolutive. Pour preuve est sa durée qui n’a fait que s’allonger au cours de l’histoire récente. Car si l’on peut dire qu’elle démarre au moment de la puberté, on ne sait en revanche pas très bien quand elle se termine. Elle aurait donc une tendance générale fâcheuse à s’éterniser, l’entrée dans l’âge adulte se faisant de plus en plus tardivement. Ainsi des études scientifiques ont tenté d’en déterminer l’âge de sortie. A l’heure actuelle, l’âge moyen de l’entrée dans la vie adulte serait aux alentours de 24 ans dans les pays occidentaux. Cependant, plutôt que d’envisager le concept de « l’adolescence », qui au mieux est un qualificatif dans son relativisme culturel, on pourrait plutôt parler alors « des adolescents », qui ne se compteraient qu’aux cas par cas, contrairement au phénomène pubère qui lui a une destinée réelle, un peu à l’image de ce que Lacan a avancé sur La femme (qui n’existe pas), qui ne fait pas série, mais qui ne se compterait elle aussi qu’une par une. Les adolescents ont depuis toujours posé problème et cela ne datent pas d’hier, c’est leur caractéristique principale. Ainsi dans la littérature romanesque, on voit apparaitre des ouvrages qui traitent de cette période délicate, comme dans « L’adolescent » de F. Dostoïevski, écrit en 1875 3  ou dans le « Désarroi de l’élève Törless 4  » de R. Musil, en 1906, ou encore dans l’œuvre originale « Ferdydurke » de W. Gombrowicz, écrit en 1937 5 , où déjà des caractéristiques liées à l’adolescence sont montrées, et celles qui concernent en particulier notre modernité. Dans un registre plus universitaire, le poète et philosophe Paul Valery lors d’une conférence de 1935, évoquait déjà lui aussi dans « Le bilan de l’intelligence 6  » un questionnement très actuel sur les soucis que posent les adolescents notamment à l’école, à propos de l’ennui et de l’horreur du vide. Nous y reviendrons lors d’un questionnement sur la dialectique du désir.

Mais quelles sont les caractéristiques principales des adolescents dans notre modernité ? On pourrait s’interroger sur les causes actuelles qui fabriquent les adolescents là où l’on envisagerait que l’Autre les formate, comme sur la nature intrinsèque de ces sujets au-delà de tout discours. A l’heure où l’Autre fait défaut, où les semblants vacillent, les causes ne proviennent peut-être pas seulement en effet d’une logique de discours. C’est envisager la question de ce qu’est le corps des adolescents, comment il se tient et comment il se jouit. A partir de là, les symptômes des sujets adolescents pourraient être en définitive conçus davantage comme un aménagement transitoire de la jouissance de ces sujets, sujets que l’on pourrait qualifier de désordre par excellence. Reste à en déterminer les contours mais aussi les causes sous-jacentes, provenance de l’Un-corps et /ou de l’Autre du langage. Se pose alors la question de l’hypothèse d’un sujet de l’inconscient qui travaille au service du désir impliqué pour chaque sujet où un corps parlant essaye de se débrouiller avec les embrouilles de son corps jouissant.

Quels sont alors les mécanismes de défense principalement utilisés chez les adolescents à l’heure actuelle, à l’origine des corps qu’ils se sont construits avec lesquels au mieux ils parlent ou au pire ils sont parlés ?

Pour y répondre, nous envisagerons tout d’abord la modernité avec comme principale caractéristique, le vacillement de l’Autre et donc du symbolique. Puis nous nous intéresserons à la symptomatologie des adolescents et tenterons d’y déceler les mécanismes de défense des sujets, mécanismes qui sont censés compenser une structure qui par nature est au mieux perversement orientée, quand elle ne dérive pas vers une logique du pire. Mais les formes actuelles de la souffrance de beaucoup d’adolescents nous invitera à envisager aussi des formes décompensées tout autant que des structures cliniques que l’on pourrait considérer comme inclassables, là où les mécanismes de défense pourraient être plutôt définis comme flottants, labiles en rapport avec la fragilité du symbolique.

Tout d’abord, ce qui semble caractériser principalement les sujets adolescents, c’est de manière patente une certaine forme de précarité langagière. Dans l’ouvrage collectif « Adolescents, sujets de désordre », est fait mention de cette difficulté qu’ont les adolescents aujourd’hui à rentrer dans la langue articulée de l’Autre. P. Lacadée y indique dans son article « Que se passe-t-il à presque 17 ans 7  ? », mais aussi dans l’article « A quoi ça sert d’apprendre » de la revue Quarto N°119 de juin 2018, que les jeunes d’aujourd’hui ont une tendance au « rechâchage », néologisme qui tente de qualifier cette propension à inventer une langue de « l’authenti-cité », qui parle toute seule, une « novlangue », où les essaims de signifiants maîtres S1 ne viennent que difficilement à s’articuler entre eux pour y être représentés auprès d’une chaîne signifiante S2, d’un savoir S2 articulé à l’Autre. Ce défaut de l’Autre auquel les sujets ne croient plus les laissent alors en panne de désir… pour trouver refuge dans la jouissance de la langue, auto-érotique, comme du chewing-gum, et son corolaire, le « rechâchage 8  ». C’est partir de ce constat que le symbolique ne va pas de soi, notamment à cet âge, phénomène que l’on constate déjà dans la poésie d’A. Rimbaud lorsqu’il écrit par exemple « Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève. Maintenant, je m’encrapule le plus possible…il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. » Lettre de Rimbaud à G. Izambard en 1871. Mais aussi dans sa lettre à E. Delahaye en 1875 avec cette formidable expression « Je fouaille la langue avec frénésie 9  ». D’où un questionnement : Essaims, est-ce d’eux ? (S1-S2) ? On retrouve également ce phénomène dans le roman de W.Gombrowicz « Ferdydurke » de 1937, qui décrit des scènes folles de jeunes en conflit en rapport avec le monde adulte, avec une mise en évidence burlesque de la précarité de l’autorité, en rapport avec un certain usage des signifiants. Ceux-ci ne venant plus à être articulés à l’Autre du langage, il s’ensuit un théâtre de l’absurde avec des néologismes, comme « cuculiser », et des corps adolescents meurtris en proie à la jouissance de l’Autre. A défaut d’avoir un corps parlant qui s’ancre dans le désir de l’Autre, le corps devient parlé, et ce qui est forclos du symbolique fait retour dans le réel. Ce vacillement des semblants de l’Autre est à mettre en lien avec la faillite de l’autorité paternelle. La métaphore paternelle ne va plus de soi notamment au moment de la puberté. En effet les métamorphoses de la puberté et les poussées pulsionnelles engendrent une chute de l’équilibre libidinal, et ce qui pouvait éventuellement faire tenir le corps, dans le discours de l’Autre parental jusqu’à présent, semble en rupture et les adolescents doivent y remédier par une reconfiguration métapsychologique, au sens où Freud l’étudie dans « Pulsion et destins des pulsions », 1915, sous le titre « Métapsychologie 10  ». On peut dire que ce bouleversement est ce qui caractérise le mieux la « crise » dite de l’adolescence et correspond à une réactualisation du conflit œdipien. En revanche, le complexe d’Œdipe ne semble plus la seule boussole actuellement dans les nouvelles configurations familiales, ce qui laisse augurer une entrée et une sortie dans l’adolescence au cas par cas. Une entrée de plus en plus précoce et une sortie tardive semble de mise, lorsqu’elle a lieu, et ce qui jusqu’à présent pouvait être normalement résolu lors de cette phase, en réactualisant le conflit œdipien, peine à l’heure actuelle à se résoudre. D’où un allongement de cette phase identitaire qui ne passe plus que par la voie du désir et de l’Idéal du moi, mais plutôt par la voie narcissique du moi-Idéal. Les sujets contemporains sembleraient alors branchés davantage sur un mode pulsionnel direct pour éviter le manque, non plus dans l’Autre puisqu’il tend à disparaitre, mais au profit d’une montée au zénith de l’objet a, dans sa déclinaison de l’objet regard et de l’objet oral en particulier. Prolifération donc d’objets plus de jouir, de consommation, comme autant d’addictions, comme le démontre M.H. Brousse dans son interview accordé à « Entrevues » en 2018 dans « Adolescents, sujets de désordre 11  », qui invite à être attentif à une nouvelle clinique de l’objet. Les nouvelles addictions portées par les réseaux sociaux et les objets digitaux invitent les jeunes -mais aussi les moins jeunes- à faire fi de l’usage symbolique venant régler le rapport à l’autre imaginaire. Pour éviter le manque, le fantasme trouve alors à se brancher directement en circuit pulsionnel court et direct, censé alimenter le principe de plaisir. Un certain auto-érotisme, voire une forme d’autisme lié à l’Un-corps et à l’Une jouissance s’ensuit dans cette débauche pulsionnelle, à travers par exemple les jeux vidéo, la pornographie généralisée, et la consommation débridée de toutes sortes de produits qui anesthésient le corps (alcool, cannabis…) Mais également, à coté de cette clinique de l’objet, on peut dire également que le corps est aussi lui-même narcissisé, pris pour objet de jouissance, corps que le parlêtre tente de récupérer, ayant « foutu le camp 12  » (Lacan, le sinthome, Livre XXIII), à cause de cette fragilité du symbolique. Ce corps qui se jouit est alors marqué, martyrisé voire mutilé… C’est ce que l’on peut observer dans les pratiques récentes et de plus en plus généralisées du piercing, des tatouages, des scarifications, et de l’habillement excentrique à travers les déguisements, qui peut déboucher vers des formes plus radicalisées comme le voile dans sa version féminine, ou vers l’adoption d’oripeaux guerriers dans sa version masculine. Ceci est à mettre alors en rapport avec une certaine forclusion généralisée dont parlait déjà Lacan dans son tout dernier enseignement, à partir du séminaire XXIII « Le sinthome ». Les sujets ne seraient plus porteurs d’une véritable énonciation, mais bien plutôt d’énoncés. Ce serait le passage de l’identité sous le régime du Nom-du-Père au régime des « Uns tout seuls » et des communautés, des « Nous 13  », comme le démontre C. Leguil dans son dernier ouvrage « Je. Une traversée des identités », 2018. Cette modernité-là questionne sur le poids des mots que portent les discours contemporains, celui de la science et du capitalisme en particulier, avec le retour du religieux en prime. L’identité ne serait visiblement portée que par la réjouissance de cette homogénéisation des communautés, avec comme dégât collatéral le renforcement de la ségrégation et de la haine, comme reste a. En effet, l’actualité en ce moment nous le montre de manière très significative. Ceci amène à penser que ce contexte socio-économique est porteur de nouveaux symptômes et on peut même se poser aussi la question de l’issue favorable à la crise de l’adolescence. Il est vrai que l’adolescence comme moment de crise du sujet en pleine mutation devrait tout de même pouvoir se résoudre par la voie d’une certaine stabilisation de l’image via la résolution du conflit œdipien. Mais ceci ne semble pas toujours le cas à l’heure où l’Autre fait défaut. Ainsi, dans la série télévisée diffusée récemment « Infidèle » de Didier Le Pêcheur, on assiste par exemple à l’immaturité criante de sujets adultes qui manifestement n’ont pas réglé totalement leur complexe d’Œdipe. C’est un euphémisme ! On y voit combien l’adultère et surtout les mensonges et la mythomanie du père, associé à la protestation virile et narcissique de la mère provoquent des ravages sur leur enfant adolescent. Un exemple cruel des difficultés contemporaines de nombre de familles. C’est ce que j’ai pu constater dans des entretiens avec les familles d’adolescents scolarisés en lycée, dans le cadre de réunions parents-professeurs par exemple, qui montrent une certaine impuissance à transmettre des valeurs éducatives notamment. Leurs propres désirs de parents sont souvent périclités par des problèmes liés à leur image, à des pathologies qu’on pourrait qualifier de narcissiques. Leur moi idéal est ce qui les orientent, et leur idéal du moi est souvent problématique, voire aux abonnés absents, à l’image des problèmes des adolescents. Alors, peut-on au travers des troubles, comme autant de diagnostics posés actuellement à propos des adolescents y déceler ce qui s’y joue en arrière fond, sur l’Autre scène, comme autant de mécanismes de défense du moi qui assignent une position du sujet en rapport avec la jouissance, c’est-à-dire le fantasme. On a pu voir en revanche que la précarité du symbolique permettant de faire fonctionner le fantasme est ce qui fait question, ce qui amène directement à se demander si fantasme, il y a, chez ces sujets-là, c’est-à-dire si le désir n’est pas lui aussi forclos, donc contesté. Ce point de vue fut d’ailleurs le sujet d’une conférence récente à Tours, du 19 janvier 2019, dont le titre est tout à fait révélateur « La protestation du désir à l’adolescence. Une boussole ? » Quels sont donc ces troubles contemporains liés à cette protestation, voire forclusion généralisée du désir chez les adolescents ? Il est à noter tout d’abord que par rapport à ce que l’on a mis en évidence comme une propension au « nous » au détriment du « je » de l’existence, on peut faire le constat d’un véritable « conditionnement » des symptômes, par effet de contamination imaginaire par le groupe. C’est ce qui est démontré dans l’article « Malaises adolescents » de J.P. Denis du N°100 de novembre 2018, de la revue de « La Cause du désir 14  ». Là aussi une communauté de symptômes fait série, et la tendance actuelle à la classification diagnostique des symptômes en troubles en accentue sans doute le phénomène. On peut déceler tous les troubles de la somatisation, qui vont des maux de tête, au ventre, jusqu’aux troubles douloureux plus conséquents qui clouent les sujets et les empêchent de se déplacer, de faire du sport, etc… souvent à partir de chocs mécaniques, qui prennent la valeur de retour dans le réel de ce qui ne peut se dire. Tous les troubles qualifiés de « dys », ainsi que le trouble du Déficit de l’Attention avec ou sans Hyper Activité, les troubles envahissants du comportement, ainsi que les somatisations comme nous venons le voir, mais aussi tout ce qui peut être rangé comme autant de passages à l’acte violents tentent une nomination du malaise contemporain des adolescents. Concernant les passages à l’acte de plus en plus fréquents en particulier dans le domaine verbal, à travers les insultes, ne visent-ils pas à nuire l’autre dans son être, comme corps étranger, et réduit à l’objet déchet ? C’est un mécanisme de défense propre à la psychose, qui est de projeter la haine en soi, le point d’extimité, l’inquiétante étrangeté au cœur de l’intime propre à l’objet a, sur l’autre. L’autre devient porteur de menace et en jouit, il incarne l’Autre méchant et c’est une tendance paranoïaque plus ou moins discrète qui se dessine alors actuellement chez les jeunes. C’est d’ailleurs une tendance confirmée, pas que chez les jeunes d’ailleurs, avec la montée des populismes et de leur cortège de discours haineux, et autres discours qui tuent. Le déni est un mécanisme de défense présent lui aussi chez les jeunes sujets adolescents, avec son cortège de signes cliniques, allant de la mythomanie, l’irrespect, l’incapacité à se soumettre à l’autorité, ainsi qu’aux usages et autres codes sociaux qui semblent aller de soi. Ceci est accentué par ce que l’on a évoqué concernant la précarité langagière où les mots ne portent plus, ne veulent plus rien dire. Ils peuvent simplement avoir leur poids inquiétant du réel, les mots deviennent alors du réel, et non du symbolique. On peut le vérifier quotidiennement notamment dans l’insulte qui ne renvoie pas le sujet à un autre signifiant qui le représente, mais le pétrifie et le réduit à l’objet déchet, hors discours propre au malaise psychotique. Il s’agit simplement ici de signes discrets de la psychose ordinaire, c’est-à-dire non déclenchée, même si parfois de véritables décompensations psychotiques peuvent surgir dans cet emballement de jouissance : passage à l’acte violent en général sous forme de bagarres ou de dégradations mais aussi parfois violence exercée sur le corps propre : scarifications, automutilations, et parfois tentative de suicide. Mais malheureusement la tendance générale actuelle est aussi la violence qui surgit à travers les discours de la haine en vogue actuellement dans les démocraties occidentales, à l’instar de ce qui se passe chez les jeunes. L’angoisse de castration y est donc niée, forclose, et projetée. Les élites et les gouvernants ne sont plus supportés, mais également les enseignants et les éducateurs, à côté des parents qui eux aussi ont du mal à se faire respecter. Ces figures incarnées du discours du maître sont censées détenir un certain pouvoir, mais leur faiblesse symbolique n’est que difficilement tolérée. La tentation est grande alors de donner le pouvoir à des figures qui incarnent une autorité pleine, absolue, sans compromis, qui menacent réellement autant qu’elles protègent certains sujets : le clivage remplace alors l’ambivalence, la radicalisation du « nous et eux » vient supplanter le compromis frustrant d’un certain usage démocratique, qui obligerait d’en passer par l’Autre du langage. C’est ce qui semble se généraliser un peu partout dans le monde, y compris en France.

En résumé, si l’on tente de rassembler ce qui vient d’être démontré, on peut finalement dire que le mécanisme de défense principal en lien avec le déni, la projection et le clivage propre à des défenses psychotiques est en fin de compte l’idéalisation, conçue comme introjection massive du bon objet, véritable triomphe de l’objet 15 , comme a pu le définir H. Segal dans « Introduction à l’œuvre de M. Klein », 1969, qui vient en suppléance à un défaut d’identification. L’intolérance à la frustration et le déni de la castration sont des défenses contre ce qui prive le sujet réellement de la jouissance, et une idéalisation des objets phalliques et du moi, déclinaison multiple de l’objet a, vient alors faire bouchon au sentiment d’ennui et de vide dont parlait déjà Paul Valery en 1935. Le moi, et par extension le corps des adolescents peut être lui aussi pris comme objet comme on a pu le voir. Le moi idéal devient finalement l’unique partenaire-symptôme du moi lorsque le sujet qui devient forclos est réduit aux énoncés comme injonction de jouissance. On peut dire alors que l’on a affaire à ce qu’on pourrait nommer une généralisation des pathologies du narcissisme, à mi-chemin entre psychose et perversion, au cas par cas dans des déclinaisons variées. C’est pour cela que la boussole œdipienne semble actuellement révolue pour traiter les sujets contemporains, et le découpage entre névrose, psychose et perversion semble donc plus difficile à faire. Il semble qu’il y ait un mixte, d’où une clinique continuiste pour traiter des sujets inclassables, en proie à la discontinuité, à ce qui fait trou dans le réel de leur corps. « La tendance actuelle chez les jeunes en souffrance est la manifestation de troubles phobiques, comme les phobies sociales et/ou scolaire, les désordres psycho-somatiques, les attaques de panique, avec semble-t-il un petit peu de bipolarité », propos recueillis par la psychiatre et psychanalyste Martine Coussot lors de la présentation du livre « Adolescents, sujets de désordre », en octobre 2018, indiquant par-là que tout le symbolique ne s’est pas effondré, mais que celui-ci dans sa précarité même, montre que le sujet adolescent à l’occasion névrosé, à défaut d’utiliser les voies classiques du refoulement et du déplacement, utilise d’autres mécanismes de défense plus régressifs issus des psychoses et des perversions que l’on a évoqué. Ainsi les adolescents sans être tout à fait pervers ou psychotiques voient leur névrose supplémentées, augmentée, par des défenses plus archaïques.

On peut considérer finalement que la régression est un mécanisme de défense principalement utilisé à cet âge, justement où les bouleversements liés à la métamorphose de la puberté déclenchent un déséquilibre qui avait été dans le meilleur des cas atteint à la phase précédente, et qui concernait la phase de latence. Le « point d’où » être aimable dans l’Autre, tout précaire qu’il fut à la sortie du complexe d’Oedipe, vient donc s’effondrer par cette montée pulsionnelle liée à la maturation sexuelle, mais aussi par les exigences sociales, qui indique le chemin progressif vers la vie d’adulte : l’indépendance affective et matérielle par rapport aux parents. Mais c’est aussi à cet âge que vient faire énigme la rencontre avec l’Autre sexe. En même temps que vient s’établir une séparation progressive avec les parents, le surmoi du sujet en principe ordonne une injonction de jouissance avec la découverte du partenaire (symptôme). En fonction du genre, les réponses ne seront pas les mêmes. Dans sa version masculine, l’adolescent(e) au-delà de son sexe biologique, cherchera à assouvir ses pulsions en faisant du partenaire un objet cause de son désir, et y découvrira les impasses du non rapport sexuel. Dans sa version féminine, l’adolescent(e) cherchera à représenter l’objet cause du désir, à se faire partenaire, et y découvrira le ravage lié au « pas-tout » de la jouissance phallique, ouverture possible vers l’illimité d’une jouissance Autre, dont (il) ou elle ne peut rien dire.

En résumé, on a montré que la caractéristique principale des adolescents dans notre modernité était la tendance générale vers une conformisation, à une collectivisation de l’image du corps pour en faire Un-corps, en lien avec une défaillance, une précarité du symbolique, et une insécurité langagière. La pulsion branchée directement sur les objets gadgets issus de la société de consommation élude alors le sujet, au profit d’un moi gonflé, « d’emprunt », idéalisé, qui génère des troubles comme autant de symptômes mouvants, hybrides dont certains ont pu être définis. Le clivage entre un Autre inexistant au profit de la montée au zénith de l’objet a, ou au contraire son règne absolu, montre clairement le déni de l’incomplétude de l’Autre, avec comme tendance actuelle le retour du religieux, les phénomènes de radicalisation, à la jonction des nouveaux discours totalitaires. La haine et la violence qui règnent en maître aussi bien dans les établissements scolaires que dans la société civile actuellement relève de mécanismes de projection que l’on retrouve aussi bien dans les signes plus ou moins discrets voire déclenchés des névroses phobiques mais aussi de la psychose paranoïaque.

Alors que faire ? Qu’est-ce qui peut orienter le clinicien ou plus largement le travailleur social face à ce malaise adolescent dans la civilisation ? A mon niveau en tant qu’enseignant, orienté par l’éthique de la psychanalyse, à l’instar de la psychanalyse dite pure, c’est à dire au sein de la cure, j’envisage une éthique de la conversation autour de l’action motrice et des savoirs enseignés, une attention portée à la demande de respect par le « bien-dire », afin que chaque adolescent puisse être reconnu dans sa différence absolue, qu’il puisse y articuler sa singularité hors les normes. Non pas tant formater le discours, comme la tendance actuelle y incite, en y éludant le sujet, mais au contraire, en sollicitant les adolescents au un par un, à partir de la lalangue et son rechâchage, afin qu’ils puissent l’articuler, le traduire dans la langue de l’Autre, du sens commun, ce qui nécessite de leur part aussi un certain consentement, notamment une cession de jouissance. Bien dire son symptôme, voilà une façon de passer au sinthome comme le formulera Lacan dans son tout dernier enseignement, c’est-à-dire créer du nouveau en faisant corps avec sa souffrance. Ainsi, non plus envisagé uniquement comme reste inéliminable de jouissance, le sinthome articulé et bordé pour chacun peut être l’occasion de le porter sur un « escabeau », qui permet à ce que le sujet accède à la dignité de la Chose, afin de se faire beau. C’est un pari sur la contingence d’un mixte entre sublimation et narcissisme, entre production sémantique qui fait sens et création esthétique hors-sens, d’un dire et/ou d’un savoir y faire avec son corps, afin de faire naître un désir. Désir non pas tant comme actuellement comme moyen de parvenir à la nécessité tyrannique du bonheur mais plutôt pour faire évènement de corps ou de dire, engendrant de la gaieté, du gai « ça-voir », à partir d’une certaine « intranquillité » de l’être, trouvant à être renforcée par le rétablissement du symbolique. C’est aussi faire le pari de la contingence, d’un dire sur l’amour pour escalader « l’a-mur » du langage, dans la mesure où « l’amour est ce qui permet à la jouissance de condescendre au désir », pour reprendre l’aphorisme de Lacan dans son Séminaire X « L’angoisse », op.cit p.209.

Pascal BREGERON, 2018.

1  P. Lacadée, « L’éveil et l’exil », 2007.

2  S. Freud, « Trois essais sur la théorie sexuelle », 1905.

3  F. Dostoïevski, « L’adolescent », 1875.

4  R. Musil, « Le désarroi de l’élève Törless, 1906.

5  W. Gombrowicz, « Ferdydurke », 1937.

6  P. Valery, « Le bilan de l’intelligence », 1935.

7  P. Lacadée, « Adolescents, sujets de désordre », 2016.

8  P. Lacadée, Revue Quarto, N°119, 2018.

9  A. Rimbaud, « Œuvres complètes ».

10  S. Freud, « Métapsychologie », 1915.

11  M.H. Brousse, « Adolescents, sujets de désordre », Entrevue, 2016.

12  J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome.

13  C. Leguil, « Je », 2018.

14  J.P. Denis, La cause du désir, N°100, 2018.

15  H. Ségal, « Introduction à l’œuvre de M. Klein », 1969.