jeudi 13 avril 2006
Pour les jeunes collègues de l’Association Regain, les femmes de l’Association Azur, toutes deux actives à Nîmes, pour leur accueil chaleureux et tranquille.
«
Nous sommes ingouvernables. Le seul maître qui nous soit propice, c’est l’Eclair, qui tantôt nous illumine, et tantôt nous pourfend
»
René Char,
La bibliothèque est en feu
.
J’ai reçu une invitation de l’association Regain à Nîmes. Cela m’a appelé aussitôt du côté du Regain de Jean Giono. Texte de 1930. Giono avait d’abord pensé l’intituler « Vent de printemps ». Ce texte fait partie d’une trilogie : Colline/ Regain/ Un de Baumugnes . C’est de l’antique dieu Pan qu’il s’agit sous ces scènes soi-disant paysannes, l’antique dieu Pan qui communique la terreur et la panique dans Colline , « ces terreurs paniques qui saisissent parfois les troupeaux et les font fuir d’une course folle et dévastatrice, cette folie qui s’empare de ceux qui ont irrité le dieu et en fait des possédés » souligne dans son commentaire Anne-Marie Marina-Mediavilla. 1 Regain présente le visage apaisé du dieu Pan, celui qui fait lever le « vent de printemps », titre que Giono avait d’abord envisagé pour l’ouvrage. C’est le vent qui transporte la force terrifiante ou apaisante du dieu Pan. La nature chez Giono se présente comme une métaphore des forces qui agitent l’homme. L’histoire se passe dans le petit village d’Aubignane, au-dessus de Manosque. Panturle (Pan-turle), ours mal léché, est resté seul. La Mamèche, une vieille, est partie pour lui trouver une femme, afin que le grain ne meure. Arrive un rémouleur, Gédémus, qui exploite outrageusement une pauvre fille qu’il a recueillie, Arsule. Il la fait trimer sans honte. Elle tire la bricole, la courroie de cuir qui entraîne la carriole du rémouleur sur les mauvais chemins de Provence. Panturle est tellement étonné de voir une femme dans ce lieu désert, qu’il se met à l’espionner, se penche au-dessus du ruisseau sur un arbre et finit par tomber dans l’eau. Il est sauvé par Arsule. Alors commence une grande histoire d’amour. La terre d’Aubignane se remet à vivre. C’est le regain.
Le regain, c’est une deuxième coupe. D’abord l’herbe pousse, on fait une première coupe. Je connais ça. J’ai été paysan. Je me souviens des foins en Espagne. Il faisait une chaleur d’enfer. Les taons tournoyaient et piquaient. Dans des pentes raides comme la justice, nous allions tirant la faux. Et le foin, mis en ballots, il le fallait tirer dans des draps juchés sur la tête jusqu’à la bergerie. Les foins c’est une fête, la promesse d’un hiver clément pour les hommes et nourricier pour les bêtes ; puis il y a une deuxième repousse et une deuxième coupe. C’est le regain.
J’ai lu une histoire un peu semblable récemment– finalement cette structure fait le lit de pas mal de romans. C’est le dernier roman de Pascal Quignard Villa Amelia . 2 Une femme tombe par hasard sur son mari en train de la tromper. Elle décide de rompre et de faire le vide. Le mari ne comprend pas. Elle vide la maison et les comptes en banque, change les serrures et vend la maison, qui est sienne. Puis la vie va repartir à partir de ce point de vacuité.
Le regain donc c’est une deuxième pousse et une deuxième coupe.
Première pousse; première coupe.
Un enfant comment ça pousse ? ça pousse comme ça peut. Ça pousse où le vent de la vie le mène. La vie l’emporte. Si on le laissait livré à cette vie qui l’emporte, la vie des bêtes et de la nature, il n’en reviendrait pas, il ne serait pas né. Car il ne suffit pas au petit d’homme d’être sorti du ventre de sa mère pour être né. Il lui faut naître deux fois, d’abord comme un animal, puis comme un humain. Ça pousse fort, la vie, dans le corps du petit d’homme. C’est exigeant, c’est violent. Un corps humain ça jouit, ça déborde, ça excède, ça enfle. Dans cette première pousse il s’agit d’opérer une première coupe. Premier temps d’éducation : les parents s’en chargent. Mère/ Père. Les mères sont aux avant-postes dans cette première coupe. Premières faucheuses. C’est pourquoi chez les mères, notamment les jeunes mères, la question de la mort, n’est jamais loin de la naissance, elle rôde, dans l ’ombre portée de la maternité. Les mères prêtent à l’enfant des morceaux de leur corps pour produire cette opération. Dans un premier temps, elles gorgent de vie le corps de leur petit. C’est important, c’est le réservoir de jouissance pour toute une vie. Cette jouissance de la vie on voit à l’oeuvre dans l’allaitement par exemple, mais aussi le regard maternel qui rassure, la voix qui enveloppe, les paroles qui réchauffent. C’est de cela que l’enfant va être non pas privé, mais grâce à une opération que les psychanalystes nomment castration, séparé. Ce vécu intense va être symbolisé comme objet perdu. Pour produire cette opération, concrètement les mères vont se faire voir ailleurs. Elles vont là où leur désir les mène. Elles vident l’espace de leur présence. Première coupe. Et l’enfant n’y coupe pas. Cet ailleurs on peut le nommer père, quel que soit l’occupant de cette fonction. C’est ce qui incarne le désir maternel et permet à l’enfant d’inscrire dans le langage le nom de son désir. Le père situe le lieu de la représentation du désir de la mère qui prend ainsi place dans le langage : Nom-du-Père, précise Lacan. Cette double intervention de mère et de père, vise un interdit de jouissance, une coupure radicale, une extraction dans la jouissance de vie qui anime le petit d’homme, dont la matrice est l’interdit de l’inceste. L’interdit fait naître en dédommagement, le désir, c’est-à-dire ce qui reste de la jouissance quand elle se déchire du besoin et s’inscrit dans les lois de la parole et du langage. C’est ainsi que les enfants se mettent à chanter, à gazouiller, à « mamaïser » comme disait Dolto. Ils chantent dans l’absence de leur mère. Dans la coupe franche, dans l’orée du bois laissée vacante par cette absence. Cette première coupe ne va pas sans mal, ça fait mal. Et le petit d’homme réagit en produisant du symptôme. C’est une réponse subjective à cette première coupe, c’est ce qui va le pousser en avant, toujours plus loin, pour tenter de compenser la perte radicale d’un objet qui n’a jamais existé. Le symptôme est bien le signe de ce qui cloche, de ce qui fait de chaque petit d’homme un boiteux, un inachevé, un incomplet, un coupé. Certaines religions inscrivent dans le corps le rite mutilant de cette castration. Mieux vaut la réaliser dans le symbole que dans le réel du corps. Mais ces pratiques de la circoncision montrent bien l’enjeu. Il s’agit d’entamer le corps du petit d’homme dans sa jouissance, autre nom de la toute puissance, de produire une première coupe. L’outil de travail des familles c’est l’interdit de l’inceste. Interdit qui frappe d’abord le corps maternel et produit, à partir de lui, un corps mythique de mère qui, s’il existait, ferait que l’enfant soit comblé, c’est-à-dire inhumain. Mais l’entrée dans le langage, interdit tout retour en arrière : les ponts sont coupés avec le règne animal. Le corps maternel comme corps de jouissance, seul objet du désir finalement, n’est construit ainsi, comme corps de gloire, corps de Bonne Mère, que dans l’après-coup de la coupure. Autrement dit la jouissance se présente dans le corps de l’homme comme substance négative, substance qui n’existe pas et qui pourtant fait de l’effet : elle cause le désir en tentant de l’aliéner à des ersatz de l’objet perdu et à tous ses produits dérivés: sein, merde, regard, voix.
Ainsi va la première pousse et la première coupe. Dans le registre familial.
Repousse ; deuxième coupe.
Pour certains enfants, du moins c’est ce qu’on dit, c’est souvent traduit ainsi, cette coupe n’opère pas, comme dans les psychoses, où ça manque de coupe ; ou bien ça opère mal, comme dans la névrose ou la perversion, où ça coupe de travers. En fait chaque sujet réagit comme il peut à cette première coupe. La réponse qu’il apporte se dit symptôme dans la langue de l’inconscient. C’est une manière de faire avec l’impossible, l’impossible de la jouissance, une manière de faire avec le manque, la perte. Parfois les symptômes sont acceptés par le corps social, la communauté à laquelle appartient l’enfant et parfois, non. Cela dépend du discours dominant et du degré de tolérance à la subjectivité dans une société donnée. Certains symptômes, c’est-à-dire certaines créations subjectives, véritables œuvres d’art pour supporter la vie, dérangent l’ordre établi. C’est pas normal, ça n’entre pas dans les normes. C’est énorme. Le discours médical s’en mêle, en outrepassant un peu son champ d’intervention, il profile le dérangement dans un ordre, une mise en ordre. ça se dit : nosographie, ça permet de classer les symptômes qui ne sont plus alors perçus comme des messages, des appels d’un sujet qui cherche à faire entendre comment il se débrouille dans son rapport au monde, aux autres et à soi-même, mais ça se fait signe, ça enseigne et ça renseigne le praticien sur la nature du dérangement et son classement possible. Et il classe dans les tiroirs d’une commode dite : pathologies. Il y a dans l’usage récent de la médecine, un glissement des maux du corps aux maux de l’âme, qui paraît bien abusif, qu’en tout cas, il conviendrait de questionner. Que les signes d’une infection, telle une fièvre par exemple, puissent témoigner de la présence d’un microbe dans le corps et qu’un produit de l’industrie pharmaceutique soit mobilisé pour l’éradiquer, c’est le champ légitime de l’intervention médicale. Mais qu’un enfant qui ne souffre pas à priori d’un désordre physiologique, présente un message qu’il offre à lire, voire à délire, dans son corps, parle avec son corps, dans un comportement, une façon d’être et de faire qui dérange, et que cela soit rabattu sur un désordre biologique m’apparaît très problématique. La lecture des prétendus désordres psychiques ou comportementaux obéit à des représentations socioculturelles qu’il convient de déconstruire pour les nuancer. Dans un très bel ouvrage 3 Catherine Clément et Sudhir Kakar, un psychanalyste indien, présentent deux cas de sujets au tableau clinique étrangement semblable. En France dans les années 1880, une femme folle, Madeleine Lebouc entre dans le service du professeur Janet. Elle n’en sortira plus. Elle est en communication avec Dieu, marche sur la pointe des pieds en permanence, présente des stigmates, parle avec les animaux, suspend sa respiration, ne mange pratiquement pas, délire, est frappée de visions etc. Au même moment, à l’autre bout du monde, à Calcutta, un jeune homme présente le même tableau clinique. Il est recueilli dans le temple de Kali et deviendra un des grands sages de l’Inde moderne. Son nom est Ramakrishna. L’une est dite folle en Occident ; et l’autre est un saint en Orient. Il faudrait s’interroger sérieusement sur les catégories psychopathologiques qui président aux distinctions du normal et du pathologique 4 , et déterminent qu’un enfant a besoin d’une éducation spéciale, d’une deuxième coupe. En tout cas il est important que les professionnels de l’éducation spéciale, ne se laissent pas trop abuser par ces nominations présentées comme objectives et scientifiques. Le symptôme fait signe du sujet, c’est une signature. Le sujet n’est pas psychotique, caractériel, délinquant, ni troublé du comportement ou de la personnalité… Toutes ces nominations relèvent d’une objectivité fictive. Il s’agit de constructions. C’est aussi une façon de se défendre de ce qu’on ne comprend pas, de ce qui chez tout être humain se présente comme une énigme insoluble. Bien sûr ces catégories ont un avantage : elles permettent de classer, donc de légiférer pour déterminer des établissements de traitements spécialisés, dégager des budgets etc. Mais le risque est gros d’enfermer les sujets dans la catégorie où ils sont assignés à résidence et de les faire disparaître. Le risque est gros d’engendrer des processus de ségrégations dont ensuite les sujets ont bien du mal à se sortir, et dont on a bien du mal, comme professionnels de l’éducation spéciale, à les en sortir.
Le regain, la deuxième coupe est une chance si l’on se détache de ce discours d’aliénation des sujets, dont certains, il faut en être bien conscient, vont jusqu’à se laisser mourir, pour s’affirmer comme sujets, et ne pas se laisser réduire à des personnes n’ayant que des droits et des devoirs ou des usagers bénéficiaires de services public. C’est ce qu’on voit par exemple à l’oeuvre dans la résistance acharnée de certains SDF aux bons soins des samaritains du SAMU social. Le regain, c’est une chance parce que, dans le symptôme, véritable signature d’un sujet, l’éducateur peut y être introduit comme partenaire, il peut s’en faire momentanément l’adresse, même s’il n’en est pas en fin de compte, le destinataire. Cela se produit dans une rencontre singulière, dans une relation dite éducative, qui seule permet de produire la deuxième coupe. Cette relation opère sous transfert. Cela signifie que se déplace, se transporte, se transfère d’un corps à l’autre, la marque de la première coupe, et les tentatives du sujet pour en produire la repousse. Mais parfois c’est une forme de relation qui repousse. On n’en veut pas. On ne veut pas prendre sur soi la souffrance de l’autre. On s’en défend, on s’en préserve, on se remparde de mots savants, de savoirs prêts-à-penser pour n’en rien savoir. Le transfert permet au sujet de n’être plus tout seul dans sa création qui dérange tant son environnement. C’est une chance pour un sujet marqué au fer de l’exclusion, de la folie, du handicap, toutes formes de nominations qui sont facteurs de ségrégation sociale, c’est une chance de rencontrer un éducateur et de pouvoir bénéficier d’une éducation spéciale. « Éducation spéciale », beaucoup plus juste qu’« éducation spécialisée », est un terme inventé par un médecin, Jean-Marc-Gaspard Itard qui prit en charge l’enfant dit sauvage, Victor de l’Aveyron. L’enfant fut d’abord placé chez les enfants sourds-muets, mais rapidement on s’aperçut qu’il n’était ni l’un ni, l’autre. Un débat s’engagea entre Pinel, s’appuyant sur son expérience clinique d’une psychiatrie naissante, affirmant qu’on avait à faire à un « idiot », comme ceux qu’il prenait en charge à Bicêtre, donc à un enfant inéducable et Itard persuadé que Victor pouvait bénéficier d’une éducation. « Le citoyen Pinel établit entre l’état de ces malheureux et celui qui nous occupe les rapprochements le plus rigoureux qui donnaient nécessairement pour résultat une identité parfaite entre ces jeunes idiots et le sauvage de l’Aveyron. Cette identité menait nécessairement à conclure qu’atteint d’une maladie, jusqu’à présent regardée comme incurable, il n’était susceptible d’aucune espèce de socialité et d’instruction. Je ne partageai point cette opinion défavorable ; et malgré la vérité du tableau et la justesse des rapprochements, j’osai concevoir quelques espérances » 5 Le débat entre Pinel est Itard est emblématique de la querelle des nominations que je soulevais. Selon la forme du diagnostic, le sujet peut se révéler éducable ou non. Autant, comme le souligne Itard, préserver le maximum d’espérance. Itard fait un premier rapport dans lequel il emploie l’expression d’« éducation spéciale » 6 , en précisant qu’« il faut que cette éducation soit appropriée à la condition spéciale dans laquelle il se trouve placé par son mutisme ». Puis il écrit au Ministre de la santé de l’époque en arguant qu’il lui fallait une subvention, car cet enfant doit bénéficier d’une « éducation spéciale ».
La rencontre entre un sujet dont on lui confie « la charge » et un éducateur, démarre par une histoire de transfert, c’est-à-dire une histoire d’amour, voire de haine parfois, où l’éducateur se fait en creux le réceptacle de ce mouvement. Il accueille cette relation, tout en n’en étant pas le destinataire. Mais il lui est interdit d’en jouir, il doit se mettre à distance. Le premier travail sur le transfert consiste pour l’éducateur à le transférer dans des dispositifs de parole et d’écriture : supervision, rédaction de rapports de synthèse, écrits cliniques etc. Pour se soutenir dans cette place de partenaire du symptôme où l’enfant suppose à l’éducateur un savoir, ou un savoir-faire sur ce qui l’embarrasse et dérange son environnement, il lui faut faire le vide de cette supposition. Il lui faut se soigner de cette illusion de toute puissance qui lui laisserait croire qu’il aurait le bon objet, le bon projet, qui ferait faire à l’enfant l’économie de sa propre construction. L’éducateur doit se soigner de sa propension à vouloir le bien d’autrui. Il doit se maintenir comme pur objet d’illusion, sans se prendre pour cette illusion et sans la briser trop tôt. A partir de là peut opérer la deuxième coupe. Il s’agit d’accompagner l’enfant, (l’adolescent ou l’adulte, selon les circonstances) dans cette création que constitue le symptôme et de la soutenir dans ses tentatives d’arrimer sa création subjective à des manières de faire et de vivre socialement acceptables. C’est là que s’ouvre le champ de ce que j’ai nommé, à la suite de mes aînés qui ont su me le transmettre : « les médiations éducatives », champ spécifique des éducateurs, champ d’exploration, champ ouvert pour qu’un sujet envisage un déplacement, de son symptôme, sans le gommer, un déplacement vers des objets, des manières de vivre, qui lui laissent une place dans l’espace social. Une place où il puisse se vivre comme un parmi d’autres. Dans ces médiations, quelles qu’elles soient, à caractère ludique, culturel, sportif, scolaires, professionnels etc., peut importe, l’important est que chaque sujet puisse explorer ses potentialités et se faire reconnaître à travers elles. Ce qu’on attend d’un éducateur c’est qu’il accompagne un sujet dans cette exploration où il apprend à faire dans l’espace social avec son symptôme.
Voilà ce que je nomme la deuxième coupe. C’est un passage, un passage à gué. Un passage où l’on attend qu’en résulte un acte. Pas l’acte d’un éducateur, mais un acte éducatif. Un acte qui fait passer le sujet d’un symptôme qui l’encombre à un sinthome, comme l’écrit Lacan à propos de James Joyce 7 , qui lui donne une place, pourvu qu’on ne l’encombre pas avec celle qu’on lui voudrait voir occuper. Ce passage par l’acte, et non passage à l’acte, nous en voyons un prototype dans un tableau de Delacroix intitulé : « Lutte de Jacob avec l’ange ». Un arrêté en date du 28 avril 1849 avait chargé Delacroix de réaliser la décoration d’une chapelle de l’église Saint Sulpice à Paris, la chapelle des Saints Anges. Ce travail ne fut achevé qu’en 1861, soit douze ans plus tard. Le plafond représente Saint Michel terrassant le dragon, le mur de droite Heliodore chassé du temple en enfin, cette peinture qui m’intéresse la lutte de Jacob avec l’ange. Notons d’emblée qu’il s’agit d’une lutte « avec » et non « contre ». Si Delacroix met si longtemps à réaliser cette oeuvre, s’il doit se faire aider par ses fidèles seconds Pierre Andrieu et Louis Boulangé, ce n’est pas seulement dû à ses ennuis de santé. Dans cette fresque, il transfère sa propre lutte, son combat spirituel. C’est, Maurice Barrès le résume très bien, : « une page d’autobiographie suprême, résumé de l’expérience d’une grande vie, testament de mort inscrit par le vieil artiste sur le mur des Anges. Elle est pleine de musique d’église et de l’harmonie lumineuse où un véritable homme sur le tard unifie toute sa vie ». Cette huile et cire sur enduit, d’une facture très délicate, est aussi le lieu de passage de Delacroix entre le classicisme d’où il s’extrait de toute la force de son symptôme et le romantisme auquel il va apposer la marque de son génie. C’est une oeuvre de passage, une passe. Nous y voyons la mise en scène d’un combat entre Jacob et un ange. Un combat singulier, désarmé, puisque les armes ont été laissées de côté et que pendant le combat, des hommes des femmes, des enfants, des troupeaux passent le gué et disparaissent dans un mouvement tournant sur la gauche, en haut de l’œuvre. Cette mise en scène fait allusion à un épisode biblique qu’on trouve dans Genèse XXXII, 23-33. Jacob est un petit truand, qui vole le droit d’aînesse de son frère Esaü, encouragé par sa mère. Puis il s’enfuit avec les troupeaux de son père. Il atterrit chez Laban qui l’exploite pendant plusieurs années en lui faisant miroiter un mariage avec sa fille aînée dont il est tombé amoureux. En fait au bout d’années de bons et loyaux services, il devra se contenter de la fille cadette. Un jour Dieu lui apparaît en songe et lui ordonne de prendre ses femmes, ses enfants, ses troupeaux, ses serviteurs et de partir. Le tableau de Delacroix fixe le moment où Jacob franchit un gué sur un ruisseau nommé Yabok. Notons au passage que ce nom de ruisseau est l’inversion de son propre nom. Yakob se renverse en Yabok par l’inversion de deux lettres, ce qui laisse pressentir la nature du combat qui va s’engager : un renversement. Le combat dure toute la nuit et au petit matin, l’ange fait un trou dans la cuisse de Jacob. Jacob en est transformé, il reçoit un nouveau nom, Israël. Ce trou dans la cuisse qui le fait boiter pour toute sa vie – mais « boiter n’est pas pécher » précise la Bible- le ressuscite à sa dimension humaine de sujet manquant. Elle le sort de cette illusion de toute puissance qui l’habitait jusque-là. Elle produit une deuxième coupe, là où… la coupe était pleine. C’est une belle allégorie de l’acte éducatif, de l’acte qui éduque. Cet acte de coupure le fait sortir de la jouissance pour l’amener sur les rives de l’assomption de sa propre existence. Israël, de son nouveau nom devient alors le père d’une nation nombreuse. L’acte ainsi posé n’est pas l’action, c’est un franchissement, une passe, une coupe, une coupure. Cette seconde coupe dans le regain. Mais ce n’est soutenable pour un éducateur que s’il peut porter et supporter, tel l’ange du tableau, le combat interne du sujet, que s’il en peut soutenir toute la puissance. Dans le tableau de Delacroix, l’ange ne combat pas, il est détendu, il soutient le combat de Jacob contre lui-même. Pour soutenir ce combat que le sujet engage contre soi l’éducateur doit faire place nette de ses propres sentiments, représentations, projets, projections, volonté. Il doit soutenir son propre combat, ce combat qui se dit « djihad » dans la tradition musulmane, c’est-à-dire combat intérieur. Pour soutenir cette deuxième coupe dans le regain, il lui faut lui-même affronter la coupure pour vider l’espace de toute prétention éducative, pour se séparer de l’illusion que l’autre lui attribue de pouvoir, de savoir, de savoir faire à sa place. Il s’agit de faire chuter ce « sujet supposé savoir » pour reprendre l’expression dont l’épingle Jacques Lacan 8 . Seul ce travail incessant, jamais achevé, sans cesse relancé par toute nouvelle rencontre, de vidage, de « vie d’ange », lui donne la bonne place à la bonne distance. Cet acte de passage se caractérise par un franchissement : le sujet n’est plus à la même place qu’avant. Il se produit d’une coupure, dont le premier acte est celle opérée par l’éducateur lui-même pour se séparer de l’illusion de toute puissance que l’autre lui fait porter dans le transfert. L’acte de plus est « acéphale », précise Lacan. Il est sans sujet, sans auteur. Il se produit hors de nous. La responsabilité reste entière à l’éducateur d’inventer des espaces de médiation où ça puisse « acter ». L’acte n’apparaît que dans l’après-coup, et parfois ne porte ses fruits que longtemps après. La prétention qu’un projet puisse se mesurer dans un rendement immédiat, dit bien l’impasse où s’enferment parfois les éducateurs, à leur plus grand désespoir. D’où une difficulté majeure dans ce travail d’éducation spéciale où l’on voudrait voir et valoriser rapidement les résultats de son travail. Il faut accepter qu’il y ait une perte, que parfois on n’en sache rien. L’évaluation porte alors non pas sur l’acte, mais sur l’action mise en place pour qu’il surgisse. Dernier point, ce travail dont le transfert représente le point de nouage, mais aussi la plus grande illusion de maîtrise de l’éducateur, n’est possible que soutenu et porté par un ensemble institutionnel qui ne s’embarrasse pas trop de prétentions de soigner, rééduquer, redresser. Donc une institution maintenue vive par l’éthique du sujet.
1 Anne-Marie Marina-Mediavilla, « Introduction et notes à Regain de Jean Giono », Livre de Poche, 1995.
2 Pascal Quignard, Villa Amélia , Gallimard, 2006.
3 Catherine Clément et Sudhir Kakar, La folle et lez saint , Seuil, 1993
4 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique , PUF, 1966.
5 Itard, De l’éducation d’un homme sauvage, ou des premiers développements physiques et moraux du jeune Sauvage de l’Aveyron , Paris, Gougon, 1801.
6 Itard, « Lettre au rédacteur des Archives sur les sourds qui entendent et les muets qui parlent », 7 décembre 1826, Archives générales de médecine , 1826, t.XII.
7 Jacques Lacan, Le sinthome, Séminaire XXIII , Seuil, 2005.
8 Sur la question du transfert voir mon ouvrage Le transfert dans la relation éducative , Dunod, 2002.