mardi 19 décembre 2006
Lisbonne – 1888 - id 1935
La vraie fausse facture des rêves,
où en brûlant délit d'une clandestine expertise, celle flagrante du déni de son indigence, l'aide-comptable Bernardo Soares commet la grivèlerie, cette outrance rassurante de l'illusion gratifiante.
" Pour une métaphysique sentie "
ou
- Transcendance et Surréalité -
AURORE………
Ave Danièle,
Sous la pâle clarté qui tombe des étoiles, falot au point du jour, à cette heure blafarde où encore blêmes, frémissent les premières lueurs de l'aube, je me suis recueilli ce matin là, sur la trace des écrits d'un certain Fernando Pessoa. Fidèle à sa mémoire, ce « subtil chagrin » qui cueillit en son temps, se plaisait-il à dire, « les corps de toutes les philosophies, les tropes de tous les poèmes ".
C'est donc, ainsi voué à la dilection labile de mon humeur matineuse et fantasque, qui curieusement m'engouait l’esprit depuis mon réveil de ce jour, que je m’imaginais un peu moi aussi solidaire dans cette ferveur studieuse, un peu celle à l’image de ces moines jadis en cloître. Je veux parler de ces moines cénobites exclusivement voués à l’humble exhortation de la grâce du Seigneur, qui plongés dès l’aube frémissante, sous la pâle lueur tombant des étoiles balbutiantes, celles du jour à peine naissant, se rassemblaient en chapelle pour prier et communier en chœur. Dans ce rituel du culte consacré aux obligations des « dévotes matines » dans ces rigueurs au maintien tout affété, se tenant pieusement inclinés sur leur prie-dieu et dans l’humble contrition, sombraient en d’implorantes supplications. Ce zèle accompli des ardeurs bourdonnantes, et ce dévolu d’ascétisme tout en frénésie d’adoration, et d’amour divin comme en dévoration. C’est ainsi qu’en confrérie solennelle sous le chapitre, se tenaient donc dans ce concert de prières les moines reclus, tous à genoux, les bigots.
FERNANDO PESSOA
- Lisbonne - 1888 id 1935 -
Après sa mort ce modeste poète, exerça une grande influence sur le lyrisme de son pays.
Ecrivain insolite ce portugais, dans son propos séduisant, par sa grâce naturelle aiguisait mes attraits ce matin-là, attisant mes humeurs; cet auteur donc vivait en ce début de siècle à Lisbonne. Son oeuvre véritable prodige, reste plutôt méconnue et passe hélas trop inaperçue du grand public.
I
Ses« hétéronymes », personnages imaginaires tous empruntés à ce don inné de la troublante ubiquité de sa personnalité, ce qui lui permettait sans cesse de se ressourcer dans sa fabuleuse imagination, sont sous sa griffe, de bien énigmatiques révélations. De bien curieuses figures, qu'il invoque là, s'inventant dans la fiction débordante de son inspiration, la merveilleuse réalisation de biens des compensations, afin de mieux tromper l’ennui de la trop quotidienne disposition. Dans le contexte même de ses divers ouvrages et recueils, il magnifie l’archétype de ces substituts fantômes, surgis du miracle de sa création, le tout incarnant à vrai dire le profil d'une éminence si remarquable, à l’image étrange d'authentiques héros ; d'un réalisme accusé‚ au caractère « Humain trop humain », qui bien fatalement s’inscrivent sous l’empire insigne, celui de l’enclin désir, prompt aux facultés d’une culture donnée, celle atavique d’une
langue-mère
au devenir incertain, celle d’une expression plutôt déroutante, car trop labile dans ses effets controversés. D'une troublante véracité‚ ces personnages sont néanmoins demeurés depuis lors, délaissés et par trop relégués dans cette galerie sombre de l'oubli. Outrageusement dépeints par les rumeurs de son époque, sous la typologie d'olibrius fantoches, ils ont été appréhendés depuis, comme dédaigneusement fictifs, excentriques et trop iconoclastes; la critique les exhibant comme les somnambulesques substituts de cet écrivain marginal, jugé trop solitaire‚ et confiné dans ses chimères. L'oeuvre fut donc qualifiée par la critique en vogue, comme pure fantasmagorie. A tel point que la Faculté en renom de l’époque‚ celle autorisée relevant d'une certaine nomenclature médicale, dans cette nosographie d’alors, - de la paranoïa et autres démences à peine répertoriées dans l’ébauche d’une classification encore trop évanescente dans ce début de siècle - aurait pu la qualifier ainsi : " La raison‚ écrivant sous la dictée de la folie " tout à l’instar de ce que déclarait le poète Gautier, citant son collègue Gérard Nerval. L’autre appellation occurrente qui lui fut décernée concerne un ouvrage contemporain paru sous la plume de deux aliénistes notoires et qui s’intitulait « les Folies Raisonnantes » parut peu de temps après; il était signé par deux praticiens des officines, Sérieux et Capgras, psychiatres célèbres, ou plutôt plus modestement hygiénistes avertis, s'il en était alors.
C'est alors, que tout récemment parut une première version intégrale celle d'un ouvrage clef de cet écrivain Pessoa, dont il sera question ici. Il vient ces jours-ci seulement, d' être publié en France; Il s'agit pourtant d'un écrit capital qui s'intitule le "Livre de l'Intranquillité ».
Cet ouvrage malgré son titre déroutant, je le suppose d'une énergie rayonnante; Je l'imagine du moins, car je le tiens encore en attente sous le boisseau d’un intérêt captivant, afin d’attiser chez moi l’attrait d’une curieuse découverte; je me réserve cette lecture, impatient d’en aborder le discours toujours très surprenant dans la veine expressive de cet auteur, que je découvre sous la plume de ce commentateur Gil José; celle peut-être simplement admise par le lobby comme l’expression d'une émouvante « vésanie » de pathétiques bouffées délirantes en quelque sorte -
dixit vox populi –
mais qu’importe puisque j’aime la folie, cette dérive baroque des plus naturelles de l’esprit, errant dans sa quête incessante du sens infini.
JOSE GIL - Auteur – Directeur de programme
au Collège International de Philosophie
Son commentaire sur l’œuvre de Pessoa
« la Métaphysique des sensations »
II
Ce brillant commentateur dans son traité, nous dévoile sous le scalpel de son verbe, la stupéfiante anatomie de la « psyché », nous dégourdit l'esprit aux confins de notre être. Par ces prégnantes explications nous sommes comme transportés par l'effet satin, celui souple des inflexions de sa belle réflexion. Que dire aussi des accents de sa propre conviction, que transcendent le ton subtil de sa perspicacité dans ce verbe truculent et incisif, celui de ses propos pertinents. Il nous porte, pour ainsi dire, en vis-à-vis, un peu comme à l'écran, face à nous-mêmes; nous donne là à explorer notre intime radioscopie, en auto-consultation, en rétroprojection dirions nous en quelque sorte.
Dans les effets fantastiques de son verbe, dans ces phrases aux reliefs infographiques où il nous installe dans cette analyse, dans l'imagerie métamorphique de ce discours. C'est ainsi qu'il nous transfigure dans la magie de cette latence subjacente qui gît au fond de tout être, cette trame sensitive de l'humain dans ses aspects d'humeurs égarées. Et là, oh combien nous intriguent les signes cryptés de cette mystérieuse radiographie dans ces traces stratifiées, celles de notre mémoire en incrustation. Ces marques sourdes des effluences de nos réminiscences, ces bouffées de souvenance souterraine qui soudain surgissent du fond, remontant à notre conscience pour s’éclater en surface, telles des bulles qui s’échappent au grand air libre.
En effet dans cette anticipation, je me sens déjà conquis par le style et la grâce de cet écrivain, dans cette esquisse d’ avant-goût que nous donne de son oeuvre, cet autre auteur philosophe qui le commente, lui aussi lusitanien. C’est ainsi que je me contiens dans mes effets par anticipation supputée, les sens délicieusement écarquillés pour mieux orienter ma lecture et mon interprétation.
Aussi, je n’aime pas le mot lecteur, à vrai dire de sens trop réducteur, car nous sommes tous, avant tout, les interprètes d’une interprétation.
Des troublants sortilèges de cette pensée pessoenne, il nous donne là, dans sa lecture lucide, affranchie de la pesanteur de bien des préjugés du commun des lecteurs, la somme des ressources inespérées que recèlent l'ouvrage; dans ce sésame des multiples splendeurs où il inventorie dans la grâce de sa prescience les fragments discursifs de cet authentique testament, dans ce legs fructueux d'écritures que nous transmet Pessoa, ce commentateur Gil José nous dévoile avec un art consommé‚ la perspicace sagesse de sa vision dans son analyse.
C'est ainsi que dans sa fine appréciation, son propos éclairant nous ravit dans cette sympathie du personnage abordé: car bien que protéiforme dans sa nature et sous ses divers aspects Pessoa sous le travesti de ses identités, surgit néanmoins dans toute la singularité de son eccéïté et de son individuation, à la fois si typée, et de même, nous apparaît foncièrement très universel, dans son tempérament. D’ailleurs ce même auteur Pessoa, sous la plume de ce philosophe Gil José qui le commente, nous donne dans sa définition les caractères abordant le « Moi et le Soi" comme tous deux interagis par deux forces apparemment antagonistes ; d’une part, celle énergique sous l’index d’un vecteur d’orientation centrifuge, en expansion et donc altruiste; d’autre part, à l’inverse, s'appuie l'interaction d'un vecteur centripète orienté vers l' "En Soi" définissant un peu le statut du Moi sous le regard de l’Autre et donc en quelque sorte plus narcissique et même un peu plus égoïste pour ainsi dire. Tout ceci ramené dans cette illustration, sous la belle métaphore, en image comparative d'un paradigme et donc d’une logique révélée. De même dans la Géométrie du parallélogramme où la diagonale s’identifie au vecteur d’une force concourante celle résultant des côtés consécutifs et non parallèles, on peut aussi le concevoir – exemple, celui de la diagonale ( du Fou ?).
III
Ainsi - la diagonale - qui rassemble dans sa convergence, l’énergie jaillissante de ces deux vecteurs d’orientations antagonistes que sont les côtés du parallélogramme, cette force ainsi caractérisée n’est-elle pas en somme porteuse de cette énergie opérationnelle, celle à l’instar du « pouvoir-sens-imaginaire » dont l’être est capable, sous la contingence d’une volonté humaine instantanée, ponctuelle et bien aléatoire ? Dans ce « Moment » ce terme de physique qui définit la puissance potentielle résultante dans ce couple des forces, et ainsi dans l’instantané de nos caprices fictionnels dans ces temps du soupir. Ainsi en serait-il de même de la vie de ces galactiques étoiles nous apprend l'astrophysicien ? en effet, nous rapporte la chronique scientifique, cet astre pourtant tendu vers d'autres astres par l’attraction et donc en extension, s’alterne inversement dans ce dipôle et devient répulsif en se renforçant de même en son noyau, dans son cœur. Ceci nous effare quelque peu nous instruisant beaucoup cependant sur nous-mêmes, dans notre comportement en société notamment. Car c'est bien dans ce complexe de forces magnétiques antagonistes, dans un champ interactif semblable que s'orientent dans notre "For intérieur" le flux et le reflux de nos désirs et dispositions natives et existentielles. Soient, celles manifestes d’une autonomie foncière inscrite néanmoins dans la nature d’une relative nécessité de dépendance, soit aussi parfois, cette volonté rétroactive d’être en capacité de faire résolument cavalier seul, se supporter dans son essence corporelle purement somesthésique, dans ses humeurs intrapsychiques, dans sa spécificité humorale propre. Aussi mystérieusement que ces mêmes révolutions cosmiques savoir dans cette liberté acquise s’habiter Soi-même pour mieux habiter le monde, interagis par ces forces attractives et répulsives, en fusion et en fission dans l’univers citoyen.
Ainsi circonscrits dans cet espace sidéral, nous existons régis par les mêmes lois, celle d’une homologie structurale, comme en adéquation avec la nature, dans l’harmonie de cet équilibre géométrique du cosmos. Tantôt tendus et en expansion vers les autres, dans cet environnement, et donc en direction de cette altérité‚ parfois trop éprouvante. Ce qui ce faisant, nous révèle tout à la fois à nous mêmes dans l’équilibre virtuel de ce miroir, réalisant notre propre essence d’une corporéIté effectivement avérée de quelque manière, par ce phénomène ambivalent et mystérieux. Car le corps propre à besoin pour exister et mieux se ressentir, de se répercuter sur le corps social et institutionnel. C’est ainsi qu’à l’inverse car en repli contrapuntique cette fois, donc de nature Moïque et narcissique, nous préservons et sauvegardons ce fond pur de notre sensibilité proprioceptive.
Ne pourrait-on se demander si nous ne tombons pas dans cette perspective dégagée, sous le coup du symbole très prisé des Romantiques " Objets inanimés avez-vous donc une âme qui s'attache à notre âme et la force d'aimer " - Lamartine - Cette maxime ne constituait-elle pas pour cette école, un gage, une prouesse inespérés dans l'enjeu de ce corbillon, cet enjeu vital du « Je » qui les plongeait dans le rêve éveillé ? Pour illustrer cette homologie structurale qui s’inscrit dans une note harmonique, celle découvrant l’âme minérale de la matière pour plagier hardiment une des conceptions de Leibniz.
« PENSER LE REVE »
Mais revenons à ce panorama Pessoen, celui de notre étude. Si c'est bien ainsi que nous sommes d'emblée immergés dans le « Rêve » ce en quoi il nous nature et nous reconstitue dans le nocturne et le quotidien débordement de nos affects.
C'est là en effet, la Clef de Voûte sous laquelle s'érige toute cette réflexion. Pessoa nous situant lui aussi dans ce « Travail du Rêve ».
Cet événement existentiel que je qualifierais de dénominateur commun à notre humanité telle qu’elle se révèle à notre escient et peut-être même nous métamorphose, celui conditionnant et régulant cette essence à laquelle parfois nous résistons à notre insu dans notre humaine existence, celle du dévolu de nos
IV
désirs, de nos espoirs, de nos tendances foncières, en souffrance car inscrits dans le manque le plus souvent. Mais certes aussi, ce Plus Grand Commun Diviseur des citoyens entre eux sur le statut de ressemblances et différences.
Laissons là ce calcul compliqué de fractions qui jetait comme l'effroi chez les collégiens que nous étions alors. Mais qui, et nous en convenons bien depuis, est celui qui pourtant, nous permettait de comprendre l’amalgame résolutif dans ce calcul qui nous dérangeait tant l’esprit. Ainsi c’est grâce à cet opérateur qui facilite tellement notre relative appréciation, que nous pouvons nous reconnaître les uns des autres et nous distinguer entre nous les hommes ; " amalgame " : donnons la définition du Larousse pour mieux convenir de cette appellation voici ce que nous dit le lexique : « Amalgame … cette réunion dans un même corps d'unité ». Ainsi cette formule sous une expression très lapidaire résume notre humanité dans sa diversité et dans son universalité entières.
Voyons à présent ce qu’il en est du rêve dans son expression, celle primaire de notre naturée condition, celle souvent incohérente et décousue à nos sens parce que trop condensée dans un Absolu. Ce rêve n'est-il pas lui aussi, cette ressource innée, celle d’un viatique d’excellence et magistral qui dans sa spécifique fonction naturante nous fait rebondir, tant il est avéré qu’il facilite pleinement nos facultés d'adaptation, souvent éprouvées et trop contraintes dans un monde sociétal bien souvent trop hostile?
Pessoa lui aussi parle de « l'identité de la différence et de la différence des identités », ne pourrions-nous pas dire en vertu et dans la louange de ce beau commentaire que lui adresse Gil José, citer Pessoa comme le prototype de notre humaine trop humaine condition, clamer à son encontre à la croisée des chemins fussent-ils tout simplement livresques et comme Ponce Pilate annonçant le Christ à la foule dans sa célèbre déclamation, introniser en quelque sorte nous aussi ce poète d’excellence, ce spécimen d’entre les hommes en claironnant d’une voix bien assurée : Pessoa " Ecce Homo " ?
Nietzsche dans sa très naturelle folie pourrait s’aligner là lui aussi.
Cette espèce d'archéologie il est vrai, simulant si bien sous ces résiduelles traces en couches bulbeuses, une sorte de synopsis signifiante sous la forme d’une espèce de palimpseste cérébral en quelque sorte.
Chez Pessoa, il est question de ce tempérament viscéral, atavique, le
« Tièdo
», sentiment sibyllin, indéfinissable, mais très créatif chez lui et que chacun de nous, sous une forme plus ou moins exprimée recelons comme "
in petto
". Ce tempérament à la fois triste mais prégnant de compassion pour nous-mêmes, que nous hébergeons dans nos humeurs languissantes et nostalgiques pour ainsi dire. Donnant à entendre qu’on ne désire jamais autant que ce qui nous échappe, ce que l’on ne peut hélas posséder. Que, souvent dans l’abus trop facilement consommer les plaisirs, c’est avant tout vainement consumer l’envie de ses vrais désirs. Il nous ressuscite, dans ce personnage un peu fantomatique dans ses apparences, projetant son réalisme, qui bien que virtuel, se focalise dans ce foyer intrinsèque, celui de l'écrin caché à même notre intime perception. Ces processus sensitifs comme proscrits et interdits d’aboutir, dans nos profondes réflexions vouées en perplexe conjectures.
A tel point qu’on finit par se demander de qui est-il question ici ? du poète Pessoa, ou de nous-mêmes; c'est ainsi qu'interloqué moi aussi, en rédigeant j'en arrive à ne plus savoir si Maurice cite Pessoa, ou si comme une voix intérieure, celle de Pessoa parle en moi.
V
Qu'en restera-t-il cependant de cette révélation dans cette espèce d’appréciation indécise, amblyope ? celle du " troisième oeil " dirions-nous? pour parodier un certain langage confiné‚ celui trop séduisant de l'exotisme oriental. Car en effet, chez certains lecteurs trop sceptiques nous découvrons que ceux-ci ne peuvent, bien sûr, trop faire leur miel dans cette façon de voir, celle de questionner, d’interpeller leur propre subjectivité, c’est là vraiment pour eux, vainement trop s’attarder à des vétilles inutiles. Pour ce qu’ils considèrent à tort comme une faiblesse, celles à leurs sens trop manifestes de ces fréquences d’humeurs qui trop primaires à leurs goût, eh oui, bien souvent ces avis futiles à leurs yeux, bien de trop les indisposent. Ce qui les dérangent en fait dans le perçu qu’ils morigènent à la légère trop parasite, c’est la fausse assurance de leurs conceptions sociales celle fiérote des apparences qu’ils veulent à tout prix donner d’eux-mêmes. Ce qui pourtant, à leur insu malgré tout, au regard d’Autrui ne passe pas inaperçu, et donc de fait les trahit tout de même. Cette appréciation pourtant si avérée au plan quotidien "est" pure vérité, dans le manifeste de ce concret du vécu.
Dès lors, méprisant obstinés qu’ils demeurent dans cette réalité‚ se voulant à tout prix pratiques et pragmatiques, ils ne peuvent cependant, eux non plus hélas, subsumer ces résistances patentes, je veux parler de celles qui les tiraillent, qui trop souvent les déstabilisent, celles de la bride qui les éconduit dans leur entendement aberré. Ils sont de ce fait, souvent contenus bien à l’étroit dans leurs jugements et préjugés bien frustrants.
Car en effet, étrangers à leurs propres désirs, et à leurs propres inclinations, ils sont leur propre victime. Ainsi réduits à la merci de leur force, ou plutôt de fait, murés dans la fortitude de leur faiblesse dirons-nous.
Et c'est alors que souvent sourdent bien sournoisement, à l'improviste, sous la forme déguisée de manifestations insidieuses, intempestives, et à leur insu, ces petits " mal-dans-sa-peau-d’être » de l'existence .
Pessoa nous le donne à entendre et nous le suggère peut-être lui-même dans ses aphorismes. Aussi appréhendons le enfin, et dans cette ferveur attentive, soyons à l' écoute de son prodigieux enseignement .
C'est ainsi qu'immergés dans notre lecture, ainsi que la crâne phalène, brûlons-nous l'esprit au verbe de sa pensée. L'incandescence de ces quelques réflexions nous tenant en haleine, en contentions fébriles. Pour ma part, dans mes maintes relectures attentif à sa trace, c'est ainsi qu’à l'amble de sa démarche, bercé par la scansion de son verbe, qu'alors campé dans mon allure propre, je me suis mis au rythme et à la cadence de son pas .
Aussi Danièle dans ces évocations, ce court support de texte sera de mes investigations, icelles de ma lecture, cestui petit commentaire, ce bref pensum que je te dispense, et pour sûr de tes impressions, j'en requerrais tout de même l'assurance de ta quittance. C’est ainsi du moins dans ces effets civils et courtois de ce procès de l’échange, la bienséance que j'espère et surtout ne tiens pas à en réclamer la louange.
Le " passage des heures " dont il est ici question, est un petit traité‚ chez Fernando Pessoa. J’en cite quelques extraits comme une augure propice, celle de cette riche provende, qui en grains soufflés, éclatés, des mots, du verbe, du sens jaillissent sous le tison igné de "Cette fièvre des visions débordantes" dont il parle. L'hommage à cette pensée qu'il nous dispense si généreusement dans sa folie minérale. Aussi sois bien à l'écoute de ce langage brut, de cette « chose » qu'il nous fait scintiller tel un gnome ravi dans son illumination; dans cette constellation du sens qui s'irradie du sel de ces quelques mots .
VI
C'est ainsi que subrepticement, nous ravissant de l'inconfort parfois sidérant d'une conscience tantôt en émoi, et souvent même acculée et aux abois, il nous fait, instant magique, prendre place dans ce grand arroi du Moi; ce sas, bien précaire répit dans le tumulte impétueux de notre humanité.
Et dans le rituel de sa litanie, lorsque, telle une célébration «
a capella
», un hymne à la vie, il entonne soudain solitaire dans la nef de son ego, invoquant l'ardeur d'une vague de passions déferlantes qu'il aspire de ses voeux pieux.
Comme la supplique d'aspirations rédemptrices, comme la quête libératoire d'un soupir profond, celui vital, de la quiescence d’un exutoire. La liturgie de ce « Desassossegado - Saudade " c'est ainsi, que campé dans ce bien insolite esquif, celui aventureux de sa périlleuse odyssée, où naufragé, opiniâtre et résolu, très volontaire et bien docile à mettre le cap en direction de l'index de cet étrange principe. En raison même de cette foncière sensibilité qui l'habite, celle rectrice du flux et du reflux de la vague qui toujours à l’envi l'emporte et le déporte du spleen quotidien. Celle de ses humeurs nébuleuses, je veux plus simplement signifier là, cette vigilante « Intranquillité " sentiment récurrent du sien tempérament, baignant délicieusement dans l’aura de ce « chagrin subtil ». Il faut nous dit-il « devenir la conscience de ses sensations " ….. " Dans la pensée et le vécu ....et le vécu de la pensée " - ce qui réveille là le climat sensualiste dans ces affects, dont nous entretiennent les talentueux spiritualistes théologiques sur un tout autre registre il est bien vrai.
Là, trop fidèle à mon piètre naturel, je glose, gloussant et pérorant insatiable, lui, Pessoa, plus simplement dans son style explose .
" Elaahohohoo -o-o-o-o-o-o-o-o ...... "
Vocifère, s'expanse tel un derviche hurleur en transe.
Puis d'une voix sourde sépulcrale, solennel comme un démiurge, il jette le moulinet de son verbe par-dessus l'onde bouillonnante, celle de cette marée humaine, dans ses conjectures aux nébuleux contours, celle enfin de son destin à l'incertain discours. Et, c'est ainsi que s'érigeant dans la majestueuse prestance hiératique d'un oracle prédicant, impavide et extra lucide, il prophétise :
« Mon être élastique , ressort aiguille trépidation. »
« Oh tatoueurs de mon imagination corporelle " .
Dans ce passage qui fait penser inévitablement à Kafka, à Artaud aussi, chez Pessoa en effet, le devenir est fragmentation et turbulence, comme l'ont si bien démontré Deleuze et Guattari dans leur essai « Mille Plateaux ». Parlons de ce « Sensationisme » dans le style de cette philosophie Pessoenne, cette entité‚ perceptive des contenus psychiques qui s'ouvre sur cet espace du corps; c'est là même, l'expression de la forme de ces sensations somesthésiques dirons-nous, celles de l'objet extérieur qui sculpte notre conscience, qui se mue en espace du corps dans la spécificité et base mentale d'un sentiment nostalgique ( Saudade ). Dans cette confluence sensitive en l’ état de latence émotionnelle enkystée thalamique dans ce cerveau mésencéphalique que drainent les métacircuits polysensoriels nous dirait Barbizet qui caractérisait ainsi la sphère affective; celles enfin de nos traces sensitives mnémo-corporelles pour résumer ce propos. On devrait peut-être aussi pouvoir les décrypter, sinon les interpréter, être à même capable d'en relire dans ce beau phrasé les tumultueuses auspices, de ces troubles pensées. Ainsi celles du poète Artaud, de Michaux, de Céline dans la sismographie tellurique de cette sensibilité d’écorchés vifs, méprisée parce qu’incomprise dans leur expression trop exotérique, tout induit par cet étrange pouvoir métamorphique d'une conscience qui sculpte le corps sans organe. Dans
VII
ces effets pervers qui depuis une sensation donne la valeur d’une empreinte esthétique trop prégnante
, Cunho
: celle peut-être d'une " « Culture en Serre », nous susurre malicieusement alors Pessoa .
C'est dans l'émergence de ces inconnues comme pressenties, parfois subodorées, dans la chaîne causale de cette troublante équation que s'inscrivent sans doute les résolutions de ce degré zéro d'intensité‚ d'un plan de conscience inconsistant. Dans cet état confusionnel, aux raisonnements abstrus et abscons, dans leurs expressions délirantes, c'est là peut-être que se dissimulent, se masquent le "
Schibboleth
" de Freud, cette incommunicabilité, sinon la trace de ce point aveugle dont nous parle Pessoa.
Je chargerais encore ce discours - trop babillard me direz-vous, pour nous éclairer sur ces mystères des bisbilles de l’esprit - citant : « Ce Pathos de la distance » de l'inconsolable Nietzsche, ou plus trivial j'ajouterais l'expression plus populaire " La philosophie de la targette " de celui qui arque le sourcil pour mieux contenir sa réprobation, pour résolument dans l'instant par son silence têtu, afficher sa dignité, soudain éventée et confondue ! Il reste certes bien vrai, que la serpe de nos mots nous taille bien laborieusement, une issue secourable dans cette pensée si dense, si touffue chez cet auteur qu'est Fernando Pessoa. A s'y aventurer cependant dans ce labyrinthe profond, bien des découvertes stupéfiantes nous attendent. Tant il reste prouvé que c'est encore dans les situations d'inextricables égarements qu'on se retrouve le mieux .
Puis, toujours dans la verve prolixe de cette même faconde, il encense dans son enthousiasme et son exaltation, le tout sous la stratégie de l’artifice, s’extasiant dans la pleine jouissance, de celui qui use de la fiction, celle de la sensation. Hegel n'avait-il pas lui aussi, dans son anticipation, " Penser contre soi-même " forgé le verbe « Imaginariser » ? Pessoa dans le courant de cette même effluence intuitive, préconise lui : aussi goûtons là, l'impétuosité déferlante de ses intonations furibondes, l'écume fulminatoire de son verbe prolifique dont il nous dispense les accents sonores, jubilatoires, sur le mode « Croque-au-Sel " qu'il affectionne, un peu cru et donc nature. C'est alors qu'il clame comme‚ perdu !
Je le cite :
« Ne désirer beaucoup qu'avec l'imagination , ....... - car il y a trop de vie dans la vie, elle déborde la pensée et les sens qui ne suffisent pas » ... comme pour mieux les embrasser en quelque sorte.
….. « Parce que j'eus beau sentir, il m'a toujours manqué de sentir. Quoi qu'il en soit, il eût été préférable de ne pas être né‚ car …. la vie est à chaque instant si intéressante .... A donner envie de crier de bondir, de rester par terre, de sortir hors de toutes les maisons, de toutes les logiques et de tous les balcons "
" Et de partir et se faire sauvage vers la mort parmi les arbres et des oublies " .
Cependant en dehors de ses transes d'orfraie, faisant à présent allusion là, à ce vertige de derviche tourneur qui souvent le désorbite, découvrons en lui, un être plus réfléchi, plus diplomate et avisé quand il nous dicte sur un ton pondéré.
" En portant à la lumière les points aveugles (punctum caecum) de toute vision, ....... Se connaître avec dissimulation et tactique , ...... Car en un sens, tout est en Moi, je ne fais qu'analyser mes sensations »........ - Puis insatiable comme à l'accoutumée, il ajoute cette controverse inénarrable. « Bien que j'aie tout voulu,
VIII
tout m'a manqué‚........ Il y a trop de vie dans la vie ... Je suis un tas confus de forces pleines d'infini » , .... " Car je suis le cours de mes rêves, en faisant des images, des marches vers d'autres images ... "
Tout ça jaillissant dans le flot d’interminables soupirs dans la langueur de ses profonds désirs jamais trop satisfaits, il termine sur cette note sublime :
........... " Mon coeur rendez-vous de toute l'humanité ».
C'est alors que dans ce mouvement de la marée descendante, comme un déferlement en retrait, ce jusant d'une humeur qui se retirerait au lointain, car il se plaisait à dire : " Mon attention flotte entre deux mondes et voit aveuglément la profondeur d'une mer et la profondeur d'un ciel ". Puis, s'épanchant et soupirant, balbutiant comme sur le ton d’un credo, la foi magique d’un verset, les accents d'une cantilène, se réfugiant enfin, dans cette promesse d’un ailleurs qui tous nous fascine :
« J'attends , serein , ce que je ne connais pas. Mon futur et celui de tout. A la fin tout sera silence, sauf là, où la mer baignera le rien ».
Voilà... tout est Tout et
Todo y Nodo
: c'est si simple que cela peut paraître simplet, il y a dans cette expression, cette jubilation éructante, exaltante, comme le souffle et l'attrait d'une brise qui nous insuffle enfin, nous étanche de bien-être.
Non vraiment, mais ce cri : « Pouvoir ne jamais épuiser mes désirs d'identités », cet appel à la vie dans ses inflexions baroques, ne nous donne-t-il pas, le ton de cette véhémence, l'expression viscérale de ce Pathos Tragico-Existentiel, dans ces aspects Esthésiologiques, celles d’une sensibilité écorchée, ceux idoines de notre native condition .........pour plus simplement dire ?
J'insiste trop sans doute! Mais, de cette dalle sous laquelle il est enseveli pour l'éternité et où, à jamais, sa présence nous est désormais celée, dans cette monumentale crypte, digne symbole de ce " Mémorial Humain ", résonnent, bourdonnent, murmurent et s'amplifient dans l'antre caverneuse et l'éther de nos consciences assoupies, tantôt crépusculaires, parfois nocturnes, les accents si pathétiques de sa belle humanité.
Pourquoi, mais comment me diras-tu sans doute Danièle; car femme et de par nature trop ingénue, et de plus à ce propos rendue sans doute mal circonvenue, que me rétorqueras-tu ? peut-être sur les notes de ce refrain très connu....... « Mais …dis, .....le sais-tu " ? qui aux accents suaves résonnait dans la note si pure, celle de la voix d’une divine Barbara. Ce serait-là... , j’en suis convaincu et comme mordu, la bonne interrogation, celle à l’estampille dubitative de l'aune marquée de l'intelligence qui sied, celle du sceau avéré de l’incrédulité de notre universalité. Car vois-tu la lumière de cet éclair céleste de l’entendement, celui d’une transcendance qui jaillit à retardement est cependant ponctuée après sa fulminence, du roulement tardif de son tonnerre qui aux bruits sourds nous surprend et soudain nous réveille à notre intelligence. Car Pessoa nous dit aussi parlant de nous, de notre Humaine trop Humaine condition : ... " Il y a ce qu'ils ne savent d'eux-mêmes " - Je surenchéris, y sont-ils étrangers vraiment ? Lacan lui disait " Je ne sais pas que je sais " . Notre auteur Pessoa ajoute corroborant cette vérité " Sentir comme l'autre ne sent pas qu'il sent " ......ainsi la teneur de ma réplique, celle faisant écho à ta perplexité‚ très naturellement sceptique, sera de ma part, l'occurrence d'une gracieuse révérence, en guise de réponse et en hommage à tant d’humaine innocence, qui ose par dessus tout s'exprimer enfin. De
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même et ainsi sur le timbre de l’expression en accord harmonique de cette romance, sur l’air aux accents lurons, ou…. plutôt...ceux suaves de la mélodieuse Barbara. Cette diva invoquée plus haut fredonnant ... " Mais dis ..toi ....le sais-tu » ? répercutant en quelque sorte le questionnement pour mieux me signifier l’écho de ton assentiment, ne serait-ce que celui d’une présence complice mais interdite.
Ainsi sera la livrée de mon style, celui du luxe de notre indigence, en guise de simple réponse, car celui qui voudrait suborner, chercher désespérément l'argument
a
priori
, celui qui s'apprête dans l'urgence d'une circonstance je parle de celle qui doit satisfaire à tout prix les apparences.
Et C’est bien là, tu l’admettras, une cuisine de goût trop fadasse pour nigauds qui se cantonnent désespérément têtus et opiniâtres, à seule fin de ne pas se renier, du moins c’est là sans doute leur sentiment. En conviens-tu Danièle?
Vois-tu je pense que cet écrivain, bel esprit qui effleura en son heure la Terre, telle une mystérieuse comète à jamais évanouie dans l’ éther et la nuée sidérale, cette trace éternelle qui, dans ses reflets est sous ses incidences est infiltrée en nos coeurs mêmes. C’est ainsi que les effets satins et si tangibles à l’aspect de cette belle étoile sont ainsi de même palpés voluptueusement, à même la soie de nos sens. Et que dans cette substance, ....dans nos consciences - pour s'entendre dans un langage plus commun.
Du Sentiment Religieux inscrit
dans les Croyances ou sous le sceau de la Foi pure
Considérons les aspects de la fragrance ainsi exhalée qui en permanence est comme en gésine, enracinée dans notre perception intime. C'est là même l'emblème, le sublime attribut de notre être, qui atteste cette révélation authentique, la seule singulière, enfin dépiautée des oripeaux de l'artificieux dogme. Cette vérité ressuscite en nous le miracle de cette saine appétence de vie, celle d'une culture affranchie du rance, rejetant au loin du sacerdotal discours susurré aux accents torrides dans la faconde captieuse de cet escompte édénique,… le vain recours à la prière.
Car, ce mirage à la louange vaniteuse, celui qui se trame sous le verbe des sortilèges enjôleurs, cette papelardise administrée sous les saintes huiles du baptême. Sauf-conduit pour l'éternité, qui se prétend au secours de nos pauvres âmes, décrétées par le nonce, en péril jugé trop fatal.
Or cette philosophie de l’hédonisme de la sensation esthétique, celle que préconise en quelque sorte Pessoa, cette faculté de bonne augure, une fois rendue à la pleine évidence de son bon goût d’une liberté enfin révélée par nos sens exaltés et enfin épanouis, ne nous invite-t-elle à ripailler à ce festin de Lucullus, à festoyer à ce digne banquet de l'Amour qu'est la vie. L'âme à présent désenvoûtée des lourdes pesanteurs et comme lasse, de l’amer ennui. C’est alors que renâclant et boudant ce dédaigneux propos apostolique dans ses méfaits apocalyptiques, par lesquels trop avertis, et par crainte subséquente, sitôt timorés et de ce fait patent tant bien que mal convertis. Et, c’est donc ainsi que fatalement sous l’allégation de cette contrainte infernale que nous sommes "tout de go" de fait pervertis. De grâce délogeons-nous de ce carcan de préjugés apostoliques trop inculqués par notre culture religieuse.
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Car au fond, ne sommes-nous pas, par là même dessaisis, ruinés dans notre pure "Foi d'Etre", celle tellement plus émouvante qu'on éprouve dans l'essence de sa vraie nature, celui du trop plein de sens, en germes d'inouïs prémonitions et pressentiments ? Pessoa lui dit : « La conscience intensifie la sensation » car ; « Rien n'est plus objectif que les rêves, rien n'est plus sien que sa conscience de soi ». En effet ne sommes-nous pas toujours en quête de simulation et de dissimulation? c'est là notre condition
sine qua non
un peu parti prenante de la fiction dans sa fonction gratifiante, celle bienfaitrice de la quiescente l'illusion.
Car c’est un peu là aussi le paradigme " propre de l'Homme " sa vérité première en quelque sorte. Car « si tout est absurde, le rêve est sans aucun doute encore ce qui l'est le moins." A cette parole tranchante et décisive, elle aussi de ce ténébreux (sic) Pessoa, dans le transport de son enthousiasme ..... retrouvons cette faconde talentueuse dans l’expressivité de notre belle existence ajouterai-je .
Clinique d’une perception mortifère.
Je citerai maintenant le témoignage personnel d’une pathétique Absence récurrente, pathologie avérée et répertoriée d’une amnésie chronique répétitive, qu’il m’a été donnée de rencontrer au hasard de mes rencontres dans une circonstance particulière. En effet certaines citations de Pessoa en explicitent magistralement le sens induit par ce type de troubles.
Subites et itératives mais temporaires et très soudaines ces manifestations d’une absence aveugle attestent bien là des conséquences paroxystiques, me semble-t-il, de ces manifestations entrevues ici par le visionnaire Pessoa .
Il s’agit là du témoignage exclusif d’une connaissance faite au hasard de mes rencontres.
Par les rues et les carrefours de la ville, sur le chemin de son existence au quotidien, une femme se rendant dans ce bourg de la région parisienne à ses vacations toutes ménagères et domestiques se trouvait depuis sa séparation d’avec son époux en rupture radicale de relations sentimentales et relationnelles de toute nature. En effet depuis son divorce, elle se sentait comme irrévocablement soumise et captive de ce climat morne d'une errance toute oiseuse. Elle n'avait de fait jamais accompli ce travail de deuil, et dans le drame de cette éprouvante situation, se sentait soudain par moments et à l’improviste comme happée dans sa conscience et plongeait dans la trappe souterraine de l’oubli le plus absolu. A cet effet, surgissait inopinément un souvenir délicieusement pénible celui d’une extase très émouvante, puis soudain, comme glacée d’une ivresse d’épouvante, elle sombrait dans une absence qui la dérobait à sa conscience.
Ce traumatisme à l'affût et bien tapi dans son subconscient qui sans crier gare rebondissait obsessionnel dans l'impromptu d’une bien morose stupéfaction. Ce souvenir enkysté dans le vécu de sa mémoire qui couvait sous la cendre des déboires successifs de son temps quotidien, faisait brusquement irruption, tel un démon sorti de sa boîte de pandore.
Dans cette évocation trop vive et trop subite qui à l’improviste soudain l’immergeait comme en apnée dans ses sens meurtris, dans ces sourdes évocations, la permanence sempiternelle de ses fascinantes réminiscences d’un
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souvenir anxieux ; dans lequel elle se réfugiait dans une fébrile jouissance, se vautrant voluptueusement comme affalée dans ce rêve tout éveillé, s’abreuvant à l'envi de ce poison, celui de la lie du tréfonds de sa conscience ; s’étanchant dans l’ivresse de ce calice comme dans le rituel et le sacrifice outré, d’une immolation par autodafé. Le langoureux souvenir en perpétuelle souffrance, de ce séjour paradisiaque passé jadis dans la douce compagnie de son époux adulé, coulé naguère dans les ors et les décors aux parfums embaumés de cette palmeraie, qui brutalement ressurgissait implacable. Là, sous la lumière aveuglante du désert saharien, cette luminosité comme par miracle ressuscitée, la tenait dans cet instant comme coincée en tenaille, dans la forge ardente de son âme. C’est lors dans cet inconscient que trop contenue et confinée, elle sombrait soudain dans l'hébétude, et la catalepsie, comme évanouie dans cette ignorance qui soudain l'engloutissait, oubliant jusqu’à son identité sociale.
De fait ce professeur se retrouva internée, et dans le diagnostic hâtif des urgences, l'expert de service de ce centre psychothérapique ayant très sommairement consigné sur le registre des entrées : « Tableau clinique d'ecménésie répétitive à caractère schizophrénique » La prescription médicamenteuse avait suivi, sous la forme de neuroleptiques; c'est ainsi qu'au petit matin, je la retrouvais dans son coin, en l'état de torpeur toute décontenancée, comme égarée, devant son petit déjeuner, qu'elle repoussait d'un geste de fatigue d'aboulie.
C'était manifestement sous l'empire de ce souvenir de nostalgie neurasthénique, qui basique provoquait ces brutales "absences", dans ce désert devenu lancinante présence, où furtives et quotidiennes, se fondent désormais ces errances devenues depuis lors, d’inassouvissables rengaines.
" Que c'est triste Venise aux temps des amours mortes ".
A présent faisons l’analogie des effets de ce cas clinique avec ce " subtil chagrin " dont parle le thaumaturge Pessoa.
Pour cela repérons l'indice relevé par Pessoa, qui conforta chez moi l'aperçu que je donne dans ce témoignage .
« Car il y a une oasis dans l'incertain , et tel un soupçon de
lumière à travers, passe une caravane. »
" Et lorsque de cueillir vienne l'oubli aux gestes "
Le désert, le souvenir incertain, l’oubli soudain, le surgissement d’une lumière, la caravane bien des aspects de ce passage se trouvent comme par la magie d’une prescience celle vraie d’un miracle, sont ici si judicieusement consignés. Car comme enlisée dans les sables mouvants d'un souvenir sur le mode obsessionnel, c’est alors que bien soudain, la source des envies se tarit.
Le Travail du Rêve.
" Je cueille un mode intérieur de l'extérieur "
« Car voyager en rêve c'est voyager dans la mobilité intérieure " .
C'est aussi très pénétré dans sa fine analyse du Rêve, lequel sondé et évalué par lui, a tenu dans cette prouesse, relevé le défi, flouant les savants discours trop étriqués. En effet la rumeur de l'époque qui fait encore des vagues de nos jours, l'affublait d'une toque et l'afféterie enfiévrée des spécialistes de tout poil y souscrivait doctement.
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Cependant j'estime que dans sa propre contribution ... cette science, celle des rêves, cette définition toute succincte lorsqu'il formule le double processus organique du Rêve " Extraire - Subtiliser " ou disant le " Rêve abstrait et fait fluer des flux qui investissent les images libérées plus riches dans les désirs ", c'est là en germes fertiles, sous forme presque de litote qu'il défie et peut-être déboulonne de son socle Freud soi-même.
Dans cette "Culture en Serre" dont il se complaît, - là je pense, où réside dans sa vraie demeure notre seule liberté peut-être, la part du rêve, les ors du décor qu'il festonnait avec la pertinence, celle savoureuse de sa pure élégance, c'est là aussi, sans doute, le petit luxe somptuaire que s'offrit sa bien coquette indigence.
" Cueillir les corps de toutes les philosophies, les tropes de tous les poèmes " .
Pour reprendre cette citation, celle du début, à l'entrée de jeu de sa belle pensée, sur cet itinéraire où nous avons cheminé ensemble, tout enfin sur ce merveilleux parcours ne nous conduit-il pas à l'étonnement - au sens premier, fort de ce terme -, à la jonction de faits bien avérés dans leurs imperceptibles manifestations au sens d’une causalité bien efficiente comme l'entendait sans doute Leibniz - dans ce grand carrefour et au coeur même de cet épicentre sismique, facteur de ces turbulences et de ces fractures de notre être .
Un fini qui n'est jamais fini , qui n'en finit pas d'infinir .
Ainsi tout comme lui , nous écrirons nous aussi sur ce mode de « l'Infinie possibilité‚ d'écrire » , sur l'incessante prolifération des mots et des sensations. Et la science donc, n'est-elle pas elle aussi dans cet infini de finis, chaque fois dans cet indéfini du toujours possible d'un redéfini, dans un défini en latence dirons-nous, toujours inscrit dans la propension de cette dimension d'infini de finis. Cet énigme du mystère qui toujours nous porte en avant . " Cette science aussi du rêve, c'est à dire de l'Art ". Car le fondement de tout art est la sensation d'où résulte une intellectualisation, c'est-à-dire le pouvoir d'expression, ce parcours de l’implicite à l’explicite, c'est tout là encore Pessoa dans ses effarantes "divagations".
Cet auteur portugais né dans ce pays aux ressources naturelles si restreintes, un petit pays plutôt pauvre et sans essors spécifiques, hormis l’opportunité plus contemporaine du tourisme, est peut-être la spécifique explication, celle qui traduit l’essence de cette humeur rêveuse et exaltée chez cet homme qui n'aspirait, par ce fait induit, qu'à vivre dans la démesure, pleinement sa vie. Ce spécimen d’un type d’homme universel, qui aspire dans son existence à plus d’oxygène vital. Une sorte d'hommes en souffrance d'interférences de flagrante humanité parmi d'autres hommes. Dans ces contrées bien exiguës et trop arides de ce Portugal aux coutumes agraires enracinées dans la ruralité des tempéraments, ces hommes qui sevrés se risquaient volontiers aux périples lointains et incertains. Se tournant donc très enclins hardis et résolus, vers cet océan qui ouvrait ses vastes frontières à la promesse du rêve propice. Aussi les lointains horizons s’ouvraient-ils à l’appel des grandes aventures maritimes que ces portugais, grands navigateurs et héroïques conquistadores entreprirent depuis lors. D’ailleurs lui aussi fasciné par l’océan, Pessoa même, écrivit des odes maritimes d’une audace et d’une beauté rarement égalée. Le Quai du grand Départ était chez lui le grand symbole de l’Errance irrésistible de notre humanité. Ce serait là, formulée en hommage à sa mémoire, la pensée d’une bien lapidaire épitaphe, la trace gravée qui instille dans nos coeurs son souvenir impérissable; c’est plus simplement, l'impression que je ressens, celle d’une conviction personnelle.
En effet ne se proclamait-il pas, sur un ton tonitruant un peu dément et écervelé à ce qu'il semblerait du moins, car son humour est décent, grave, tonal, celui juste de sa raison - lorsqu'il s'exclamait goguenard et furibond :
XIII
" Moi ce dégénéré supérieur, sans archives dans l'âme "
On pourrait nous aussi proclamer, que son escient à vrai dire très lucide nous révèle par là, l’ instantané‚ l'arrêt sur image, celui sincère, du mode opératoire de notre "Modus Vivendi", qui une fois mis à nu, nous révèle un peu mieux le fondement qui témoigne de cette conscience humaine qui interpellée dans ses modalités d’être en mutation, s’interroge, se réfléchit à elle-même, se contemple incrédule et dubitative sur ses irrépressibles raisons d'être. Mais aussi se réclamer peut-être d'une conscience trop absolue comme chez Husserl ou Kant, tendre en quelque sorte sur les brisées de vues morales chères à l'Utopie. Jusqu’où enfin, faut-il cependant s'en aveugler cet esprit du bon sens, raisonner dans cet infini de l’asymptote ou à la tangence d’une pure abstraction, inexprimable, celle de l’image indéfinissable et impalpable de notre sentiment d’Etre…. Peut – être ?
Cher MOMO !
Plus qu’une « oasis dans l’incertain », qu’un rêve dans son travail tellurique, ton essai m’évoque un germoir où les bonnes graines de Pessoa déposées par des mains amoureuses et fébriles percent dans l’obscurité humide d’un trop plein de sens. Dans tous les sens de l’ambivalente statue de Condillac où naissent à fleur de peau les sensations et la pensée.
L’œil accommodé à ses ténèbres, j ‘ai donc suivi d’étage en étage cette germination à la croisée de l’espace et du temps dont le produit est vie à l’état naissant : ni cru, ni cuit, le germe biogénique, l’algue photosensible de la mer des origines !
Ainsi les humeurs et les sèves ont bien fait leur œuvre en profondeur sur le « vécu de la pensée », dans l’inquiète « imagination corporelle », au siècle d’ Artaud et de Céline, sortis peut-être de la même « culture en serre ». Car pour eux aussi il y avait « trop de vie dans la vie » d’où le cri, le délire, l’égarement des « désirs d’identités ».
Pessoa est bien de ce siècle, de ce qui a pointé en ce siècle : l’incontrôlable émotion. Heureux pour lui que son histoire soit restée à l’écart des grands chemins de l’Histoire- Lusitanie, Saudade pour cela ? Deux points aveugles : l’horizon de l’humanité et le labyrinthe du Moi.
Entre ciel et mer, éther et centre. Autre révolution du siècle : non plus faire voir (il y a tant d’images !) mais changer le regard. Même révolution par Pessoa de l’empire des sens.
En tous cas, je te remercie vivement de cet hommage que tu me fais, ce beau texte suggestif que je laisserai m’imprégner encore pour d’autres germinations.
P.S. La folie c’est désirer plus que de raison, qui en serait exempt ?
A Toulon, ce 19. 01. 04
Amitiés Roger Nardini.
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