jeudi 13 novembre 2014
De l’accompagnement des étudiants à l’accompagnement des usagers
Parmi les différentes fonctions occupées par un formateur, il me semble que la fonction d’accompagnement présente un double intérêt à être pensée au sein d’un collectif pédagogique 1 :
- D’abord parce que c’est une fonction à priori stable dans la pratique formative, dans un contexte ou les réformes se succèdent.
- Ensuite parce que la particularité des formations en travail social est qu’elle permet, autour de cette question de l’accompagnement, qui sera au centre des futures pratiques professionnelles des étudiants, une formation par isomorphisme.
Le principe d’isomorphisme (qui renvoie à l’idée de similitude de structure, de forme ou de caractéristiques) appliqué en sciences de l’éducation a été particulièrement réfléchi, en formation des adultes, dans le domaine de la formation des enseignants.
Philippe Carré l’évoque avec l’idée d’une formation « en double piste » :
« Il s’agit de placer le formateur en situation réelle d’apprenant en utilisant les moyens pédagogiques que l’on souhaite analyser . […] Ce double regard caractérise la double piste. Il est nécessaire d’appliquer les mêmes modèles et les mêmes méthodes qui font l’objet de la formation. » 2
Ce que souligne également Jacques Ardoino 3 lorsqu’il souligne que si l’objectif est de former des élèves actifs, motivés, qui donnent du sens à leurs apprentissages, il faut que les enseignants soient actifs, motivés et donnent du sens à leurs enseignements.
En formation en travail social on ne retrouve pas l’isomorphisme total propre à la formation des enseignants mais un isomorphisme particulier sur la question de l’accompagnement.
Bien sûr, il y a une différence entre l’accompagnement des étudiants et celui des usagers : les usagers sont accompagnés pour résoudre des difficultés, les étudiants pour apprendre un métier et obtenir un diplôme. Il va sans dire que, même s’il est difficile de faire abstraction des problèmes personnels de l’étudiant (d’autant plus qu’ils interfèrent constamment avec la formation), ceux-ci doivent être traités ailleurs que dans le cadre de la formation.
Mais entre les deux types d’accompagnement il y a aussi de nombreuses similitudes et aspects transposables.
Je me propose donc de réfléchir à l’accompagnement formatif, hypothèse étant faite que la manière dont les étudiants seront accompagnés rejaillira sur la manière dont ils accompagneront à leur tour les usagers (je me situe là, dans une perspective proche de l’éthique relationnelle de Nagy).
Bien sûr, le risque avec le terme d’accompagnement comme avec tous les mots à la mode ou sur-utilisés c’est qu’il ne veuille plus rien dire ou que son utilisation ne soit que le reflet d’une novlangue répandant son idéologie à notre insu.
Alors, plutôt que de disserter longuement et de manière abstraite, sur le fait que ce terme renvoie à une triple dimension relationnelle, spatiale et temporelle (se joindre à qq pour aller vers qqch en même temps que lui) et que son vaste champ sémantique renvoie à des dynamiques de dynamisation, d’anticipation et de soutien 4 , il me paraît plus intéressant de rendre compte concrètement de comment il s’incarne, à mes yeux.
Pour ma part, je perçois l’accompagnement en formation comme s’exerçant à deux niveaux, soit qu’il concerne le collectif, soit qu’il concerne l’individuel.
A] Au niveau collectif
Ce premier niveau me semble à son tour pouvoir être divisé en deux sous-catégories à savoir la promotion dans son ensemble d’un côté et les petits groupes de travail constitués au sein du grand groupe pour un période donnée (analyse des pratiques, ateliers…) de l’autre.
1) La promotion, le groupe classe
Etre formateur en EFTS 5 , c’est, le plus souvent, avoir en référence une filière et des promotions qui y sont rattachées.
A ce titre nous avons à nous adresser à ces collectifs particuliers qui sont crées pour un temps donné (la durée de la formation). Cette dimension collective est essentielle parce que le groupe va constituer une ressource importante pour chaque étudiant, en termes de soutien social, de socialisation scolaire et professionnelle ou d’hetero-formation.
Et si le(s) formateur(s) ne peut(vent) bien sûr pas maitriser ce qui se passe au sein de ces promotions, je pense qu’il est néanmoins nécessaire d’accompagner cette vie collective de manière à ce qu’elle soit la plus favorable possible au processus de formation.
- Faire exister le groupe
Puisque le collectif peut avoir un impact positif sur le processus de formation, nous avons tout intérêt à ce que les promotions que nous accompagnons ne demeurent pas une somme d’individus juxtaposés mais qu’elles deviennent bien un groupe qui a conscience de lui en tant que tel et qui éprouve positivement son appartenance.
S’il le deviendra vraisemblablement la plupart du temps, quoi qu’il arrive, le fait de nommer 6 ce groupe, de s’adresser à lui explicitement, de mettre en évidence à sa constitution l’intérêt qu’il peut constituer pour chacun et de poser quelques règles de fonctionnement doit permettre de contenir les angoisses qu’il génère nécessairement et lui permettre de se constituer comme ressource.
- Accompagner les phénomènes de groupe
La psychologie sociale 7 a bien documenté les phénomènes inhérents à la création d’un groupe et aux différentes phases qu’il va traverser.
La connaissance de ces étapes va non seulement nous aider à comprendre ce qui peut se jouer dans ces groupes mais surtout nous permettre de les nommer, au fur et à mesure qu’elles se présentent, et aider ainsi le groupe à prendre conscience de son propre fonctionnement.
Cette démarche va permettre à mon sens, et pour l’avoir expérimentée, d’aider le collectif à fonctionner, mais aussi, en même temps, de former les étudiants à cette question dans un contexte où l’explicitation théorique/rationnelle vient rencontrer un vécu sensible partagé.
Enfin, il est possible que l’étudiant fasse l’expérience, à cette occasion de ce que produit le fait de mettre des mots sur des sensations parfois confuses, démarche qu’il sera d’autant plus à même de faire avec des usagers quand il sera travailleur social, qu’il en aura vérifié l’intérêt.
Bien sûr la formulation a son importance et il ne s’agit pas d’asséner une vérité mais bien de proposer une hypothèse de lecture aux membres du groupe, de réfléchir avec eux plutôt que pour eux (et là encore, il me semble que c’est ce que l’on peut attendre d’eux dans leur futur métier à l’égard des personnes qu’ils accompagneront).
- Garantir une certaine sécurité
Etre en groupe c’est être exposé au regard de l’autre, ce qui va provoquer des réactions d’inhibition pour certains, de prestance pour d’autre, et ceci d’autant plus que le climat du groupe est dominé par l’anxiété ou la tension 8 .
Accompagner un groupe consiste à mon avis à favoriser tout ce qui peut permettre à la bienveillance de prédominer dans les rapports entre les membres d’une promotion. Cela passe en particulier par l’attention portée au climat général, et par la dynamique que nous installons par notre manière de réagir à leurs sollicitations (et, avant ça, de les rendre possibles).
Il ne s’agit pas ici de promouvoir une vision naïve des rapports humains et d’occulter les rapports de domination qui s’inscrivent dans les rapports sociaux mais de tenir le cap sur l’idée que la parole de chacun a sa place dans l’espace de formation. Le fait d’animer une formation professionnelle (qui vise donc tout à la fois l’apprentissage d’un métier et l’obtention d’un diplôme) est un atout en ce que la parole de « l’intellectuel-vaporeux » et celle du « bricolo-débrouillard » (pour forcer le trait) sont pareillement valorisables puisque l’objectif est bien que les étudiants puissent, in fine , faire la boucle entre réussir et comprendre 9 .
Et, encore une fois, cette expérience est fondamentale puisqu’elle irriguera la manière dont l’étudiant accordera ou non de l’importance à la parole des usagers et la manière dont lui-même fera attention à créer des espaces suffisamment sécurisants pour qu’elle puisse être ne serait-ce qu’émise, voire adressée sans mise en danger excessive.
- Commenter le déroulement de la formation
Lorsque des équipes pédagogiques créent un déroulement de formation et, de la même manière, lorsqu’un formateur crée le déroulement ou le contenu d’une semaine, il s’opère une création d’une signification qui sera ensuite adressée aux étudiants.
Ceux-ci construiront, de leur côté, et dans ce dispositif qui a été pensé pour eux, du sens 10 .
Cette distinction est pour moi absolument fondamentale puisqu’elle rappelle qu’il ne suffit pas d’avoir une intention et de la matérialiser par la création d’un dispositif pour que celle-ci se réalise (ou que la non réalisation soit uniquement liée à des erreurs dans la matérialisation).
Si le sens que construit l’étudiant à propos de la signification qui lui est adressée est trop éloigné de l’intention qui a présidé à cette signification, l’effet en sera naturellement détourné 11 .
Bref, il convient, je pense, d’expliciter en permanence les significations que nous avons construites et que nous adressons pour limiter autant que possible les distorsions. Cet effort doit d’ailleurs être fait à plusieurs niveaux.
En effet, à tout moment, il y a au moins trois significations qui se chevauchent : la signification à propos du processus d’ensemble (« vous en êtes à ce moment, par rapport à l’ensemble, à telle étape… et c’est pourquoi ce module, cette thématique arrive… »), celle à propos du module, de la semaine (« ce module est conçu de telle manière, pour telle raison… » ) ainsi que celle du moment donné (« ce cours ou ce TD a été pensée, dans la semaine/module, en relation à… pour telle ou telle raison »).
Dans des formations qui s’étalent sur une année ou plus et pour des durées allant de 500 à 1500 heures environ, cet effort me semble d’autant plus nécessaire (par rapport à de petites formation de quelques jours), afin d’éviter un morcellement et une de perte de sens.
Intervenir en début de semaine pour en présenter la logique, la resituer dans le processus global puis faire le fil rouge pour replacer chaque intervention dans sa logique ou dans son défaut (tel cours est à cet endroit car il n’a pu être programmé à un autre moment) est donc essentiel et participe de l’accompagnement de ces groupes.
Pour le dire autrement, il s’agit d’aider les étudiants à faire le lien entre le tout et ses parties, à saisir la forme générale même lorsqu’ils sont dans une ramification et à garder en vue l’intention.
Et si ce travail doit se faire en groupe c’est autant parce que cela économise le fait d’avoir à le faire avec chaque étudiant (donc x fois) que parce que le groupe protège ses membres et a la faculté de permettre une certaine permanence de la parole (un membre du groupe pouvant reformuler ou redire à un autre ce qu’il a compris)
Et si cela peut paraître de l’ordre de l’évidence, ça ne l’est pas vraiment dès lors qu’une même formation est animée par un collectif de formateurs puisque cela nécessite que chacun d’entre eux ait une vision d’ensemble un tant soit peu commune de la formation 12 .
2) Les petits groupes
Ici, j’englobe tous les groupes où la promotion est subdivisée en sous ensembles 13 et où le formateur va quitter « le discours interminable du savoir absolu » 14 pour se muer en animateur-régulateur afin de favoriser les rapports horizontaux et, le plus possible, le rapport des étudiants entre eux.
La discussion y a une place importante et implique de chercher à se comprendre pour se positionner les uns par rapport aux autres. Il ne s’agit pas de s’approuver mais d’arriver au contraire à exprimer le désaccord dans une forme qui sauvegarde la relation et qui permette donc de se confronter sans s’affronter (ce qui relève, je crois, d’un apprentissage politique fondamental).
C’est sans doute à ce niveau, même s’il n’est pas le plus facile à « gérer » pour les formateurs, que les étudiants peuvent être le plus amenés à se constituer comme sujet, « non pas de simple sujets d’énoncés, mais bel et bien des sujets d’énonciation » 15 .
En outre, ces échanges peuvent provoquer des prises de conscience. Celles-ci vont concerner celui qui s’exprime bien sûr mais elles touchent aussi ceux qui, indirectement concernés par les propos, se voient questionnés par les effets de résonance ou par la différence ressentie.
La conjonction des attentions et des perceptions ou, au contraire leur opposition et leurs différences, ainsi que l’écart entre les manières de voir ou de ressentir sont autant d’occasion d’approfondissement, d’élucidation et de conscientisation de ses propres positions.
Les membres du groupe sont ainsi tous engagés, chacun à leur façon, par ce qui est donné à entendre, à ressentir et à penser.
Au fond, si ces groupes ont, au départ, un objectif pédagogique particulier (traiter telle situation éducative, étudier un « cas », réaliser un exercice…), ils se constituent en même temps, et d’autant plus que l’accompagnement du formateur y prêtera attention, comme des espaces de créativité remplissant des fonctions protectrices, d’étayage pour la parole de chacun, d’appui et de construction identitaire.
Le formateur devra s’efforcer de lâcher sur la position de l’expert pour se centrer sur celle du facilitateur, se contentant de garantir l’inscription institutionnelle de l’espace et son fonctionnement dans une présence-absence impliquée mais plus centrée sur le groupe que sur la tâche.
Cette dimension de petit groupe est essentielle dès lors que la taille des promotions ne permet plus l’interconnaissance mutuelle et directe de ses propres membres.
B] Au niveau individuel
L’accompagnement formatif s’effectue également au niveau individuel, en particulier lors des accompagnements à la réalisation d’écrits ou bien lors d’entretiens individuels qui jalonnent la formation (qu’ils soient liés à l’alternance, à la scolarité ou à différents prétextes)
Ici la relation pédagogique s’individualise, ou plutôt se ramène à une dimension interindividuelle.
Cela s’inscrit tout d’abord d’un point de vue organisationnel, de manière formelle, du fait des modalités de la formation elle-même (visites de stages, bilans, retours sur les copies/dossiers). Mais il est intéressant de souligner que cela va également s’installer de manière informelle, répondant à mon sens à un besoin psychoaffectif, les étudiants, pris dans la masse du groupe, éprouvant tôt ou tard le besoin d’être perçus de manière individuelle et adoptant pour cela différentes stratégies.
Mais au-delà de cette considération, l’accompagnement pédagogique individualisé implique des enjeux qu’il convient de nommer, là encore parce que par isomorphisme, cela aura un effet sur la formation des étudiants à l’accompagnement.
Accompagner la désillusion nécessaire
Les étudiants constatent généralement un décalage entre les premiers moments, débordants d’idéal et d’enthousiasme et les moments suivants, plus difficiles, lorsqu’ils s’aperçoivent que la formation, le métier ou les usagers ne correspondent pas à la représentation qu’ils s’en étaient faits.
Ils s’aperçoivent également qu’être en formation les amène à devoir affronter un certain nombre de tensions et à faire face à des remaniements qu’ils n’avaient pas anticipés.
"s’engager en formation et dans l’apprentissage signifie, pour le sujet, s’engager dans un processus […] qui le conduira à mettre en question ses conceptions, ses croyances, ses savoirs et savoir-faire familiers, à faire le deuil de ses manières familières de penser le monde et d’agir, sans par ailleurs trop bien savoir où cela va le mener." 16
Les tensions vont s’exprimer :
- sur le plan intrapsychique 17 , puisque « l’idéalisation narcissique du soi à former » va de pair avec la déception dès lors qu’il apparaît que l’espoir ne pourra être comblé.
-sur le plan identitaire avec, sur un premier axe, des tensions entre identité héritée, présente et visée 18 et sur un deuxième des transactions à opérer, que ce soit avec les autres et l’identité attribuée (transaction objective) ou avec soi même et l’identité pour soi (transaction subjective) 19 .
-sur le plan socio-culturel, enfin, puisque la formation implique l’apprentissage d’un nouveau code socio-culturel et une distanciation d’avec le code précédent, ce qui place l’apprenant dans un entre deux et face à un conflit de loyauté quant à son appartenance.
Cet accompagnement à (et autour de) la désillusion ainsi que la prise en considération des tensions vécues par l’étudiant est nécessaire puisque cela va nécessairement venir « perturber » le processus de formation.
Je crois que ces questions sont, la plupart du temps, présentes lorsque les étudiants nous sollicitent individuellement sous divers prétextes, en fonction souvent de ce qu’ils pensent de ce qui peut retenir notre attention. Ainsi la conversation s’engagera par exemple sur le terrain des connaissances avant que, implicitement, d’autres questionnements se fassent jour.
Une réflexion sur la manière de recevoir ce questionnement ne peut être économisée puisque l’étudiant risque fort de se tourner vers le formateur en espérant que celui-ci puisse lui apporter quelques réponses et le soutienne.
Faire face à la position du sujet supposé savoir
En supposant donc, implicitement, qu'il existe un savoir qui pourrait apporter des réponses à toutes leurs questions, les étudiants se rassurent sans doute dans ce moment toujours incertain de reconfiguration personnelle.
Ainsi, l'apprenant va trouver un certain confort à se soumettre « par avance » aux dires et aux jugements du formateur qui est sensé savoir ce qu'il ignore et qui est sensé dénouer les nœuds qui ne manquent pas de se constituer pendant son apprentissage. En ce sens, il lui fait confiance et met ses espoirs en lui, cette illusion constituant un moteur puissant pour affronter la situation dans laquelle il se trouve. C'est ce « par avance », comme le montre F Roustang 20 , qui constitue le transfert qu'il s'agit ensuite de résoudre dans « l'après coup », de sorte que l'élève n'ait alors plus besoin de s'en remettre à un autre et puisse assumer la force de ses propres paroles : « la dissolution du transfert suppose de croire par avance pour ne plus croire après coup » 21 . Mais cette deuxième partie du processus n'est pas si simple à faire advenir car on devient et on reste élève pour s'éviter le risque de penser et de parler pour son propre compte.
Convoqué à la place du Sujet Supposé Savoir 22 , le formateur a tout intérêt a ne pas se prendre pour le sachant et croire qu'il pourrait satisfaire la demande (combler le vide) qui lui est adressée. Il lui faut également prendre garde à son propre désir et ne pas se laisser tenter par une situation qui pourrait l'amener sur le terrain de la séduction ou de la domination.
Il ne pourra toutefois pas non plus renvoyer d'emblée et de manière abrupte les apprenants à leur condition, risquant de les fragiliser et d'enrayer dès le départ le processus qu'il souhaite enclencher. Il lui faudra donc, à la manière décrite par Paul Fustier, s'efforcer de se dégager en douceur et avec une grande bienveillance, de cette position. Pour cela il faudra à la fois :
- accompagner le désenchantement qui va naître lorsque l'étudiant commencera à comprendre qu'un certain nombre de questions resteront sans réponse et que d'autres lui demanderont un mouvement important et couteux.
- favoriser toutes les situations permettant à l'apprenant de prendre conscience de ses propres capacités jusqu'à ce qu'il puisse assumer par lui même la construction de son savoir.
Il pourra aussi s’efforcer de reconnaitre et de nommer régulièrement aux étudiants le principe de la réciprocité formative 23 qui implique que dans les formations d’adultes, les apprenants ne sont pas les seuls à apprendre et que les formateurs apprennent, eux aussi, de ceux auxquels ils s’adressent.
Ainsi l’effet d’asymétrie entre formateur et formé pourra être atténué tout comme le risque de dépendance.
Prendre en compte la singularité
L'école s'est fondée sur l'idée de donner à tous le même savoir pour favoriser l'égalité des chances. Le problème est que, ce faisant, elle traite les élèves comme des individus qui se ressemblent, ignorant la composante psycho-sociale de chacun. Or, il a été montré depuis l'importance de l'histoire familiale, de l'origine socio-économique, du rapport au savoir, du comportement des familles ou de celui des maîtres.
De fait, une telle égalité n'est pas l'équité, elle ne peut appréhender la diversité de la réalité. Prendre des mesures semblables, au nom de l'égalité, c'est réduire les personnes et nier leurs différences. Or, l'équité consiste à apprécier ce qui est dû à chacun en tenant compte des différences entre personnes, des besoins, des motivations, des dimensions affectives, cognitives ou sociales.
Si l’on retrouve cette problématique dans les situations d’enseignements qui jalonnent la formation, l’accompagnement individuel offre, quant à lui, un espace ou, au contraire, il est possible d’adapter son discours, ses attentes, son exigence, de partir de l’étudiant et de varier les stratégies.
L’accompagnement d’écrits amène plus particulièrement le formateur à constater la variété des situations et à adapter son mode d’accompagnement, d’un positionnement d’écoute et d’échange général à un positionnement plus actif fait de proposition concrète, de « faire avec » parfois et de guidage.
Un processus dynamique
Il me faut ici naturellement revenir au travail de Maela Paul et des différentes dimensions de l’accompagnement. Accompagner, c’est, selon les moments, occuper des positions différentes, que l’on cherche, grossièrement, à dynamiser, à soutenir ou simplement à conseiller.
Et puisqu’il y a au départ la nécessité d’une jonction pour ensuite définir où l’on va ensemble, il est naturel que chaque accompagnement soit différent et qu’il ne puisse relever d’une batterie de recettes (qui a dit procédures ?) qu’il suffirait d’appliquer.
Si cela peut paraitre naturel pour les formateurs que nous sommes, l’étudiant en face ne perçoit pas nécessairement clairement nos stratégies et changements de registres. La mise en mot de cette démarche l’aidera utilement je crois à en prendre conscience et à pouvoir ensuite la penser dans ses propres situations d’accompagnement
* * *
Pour l’ensemble des items que je viens d’énumérer, il me semble que l’isomorphisme avec l’accompagnement éducatif ou social auquel sont formés les étudiants que nous accueillons est important.
Si l’on reprend la définition que donne Joseph Rouzel de l’accompagnement éducatif :
« En tant qu’éducateurs, nous n’avons pas de savoir tout prêt pour l’autre, sur ce qui lui arrive, sur ce qu’il doit faire. Nous avons à l’écouter dans son désir et à mettre à sa disposition notre connaissance de l’espace social et de ses possibilités pour qu’il puisse y faire sa place. C’est ça l’accompagnement éducatif » 24 , on voit bien les similitudes.
L’effet formatif par « ricochet » ou en « double piste » pour reprendre l’expression de Philippe Carré en est d’autant plus important qu’il sera une stratégie consciente du(des) formateur(s) et que cette démarche ne sera pas « confisquée » mais qu’elle sera au contraire nommé dans l’espace de la rencontre, au fur et à mesure.
C] Pour conclure
L’ambiguïté de l’idée de formation serait de penser qu’il existe une bonne forme à laquelle il faudrait faire adhérer les apprenants. Mais comme le rappelle Eugène Enriquez : « le problème n’est pas vraiment de former les gens à une bonne forme, mais, je dirais de leur permettre de se déplacer, de quitter les formes préétablies de leur pensée, de leur mode d’être pour se transformer autant que faire se peut » 25
S’il n’y a sans doute pas de « bon » accompagnement formatif ou de bonnes pratiques pouvant le définir, il y a lieu de ce fait, d’essayer d’en fonder une éthique 26 , ce qui suppose de ne pas se situer sur les registre des consignes comportementales et d’adopter une pensée ouverte qui envisage des directions plutôt que des destinations. En tout état de cause elle pourra se définir à partir de la délimitation de zones à risque, risque de l’emprise essentiellement (qui peut se décliner en risque de la séduction et en risque de la soumission).
« La volonté de puissance du formateur peut faire de lui un tyran. Son emprise est totalitaire dans la mesure où il utilise le cadre des fonctions qui lui sont conférées pour contraindre les êtres en formation à agir comme il entend qu’ils fassent. Il trace alors le chemin à suivre, sait où sont les besoins et rien ne peut venir troubler sa conception des choses » 27
La séduction
Si une forme de séduction peut opérer dans le champ de la formation (à la condition que le formateur ne devienne pas dépendant du désir de l’autre à son endroit et qu’il en fasse un alibi de son narcissisme 28 ) et qu’elle est alors un moyen, il y a lieu de faire attention à ce que l’action séductrice ne devienne pas une fin en soi et qu’elle ne masque pas une relation d’emprise par la fascination ou une manière d’échapper à la confrontation à la loi.
Et s’il est facile de l’écrire, l’action quotidienne nous montre régulièrement qu’il n’est pas simple de se défaire de cette tentation, surtout sur le dernier point dès lors que la proximité relationnelle est établie. Je crois également que la mise en danger qui accompagne le fait de faire cours peut conduire, inconsciemment, à chercher avant tout à capter l’auditoire, et nourrir ainsi une belle illusion pédagogique.
Ce risque est évidemment présent de la même manière dans l’accompagnement social ou éducatif et les ajustements dans la relation formateur étudiants auront là encore intérêt à être nommés pour qu’ils prennent sens, en cours de formation, à partir d’un éprouvé sensible.
La Soumission
La formation obligeant l’apprenant, comme nous l’avons vu, à se confronter à ses manques, il peut être amené à se protéger sous une autorité tutélaire, choisissant la sécurité plutôt que d’affronter seul des voies qui lui seraient propres. Le formateur se trouve alors investi d’une toute puissance projetée qu’il peut être tenté de maintenir, renforçant l’élan de servitude de l’étudiant.
« A l’homme à qui échoit la puissance, il est bien difficile de ne pas en mésuser » 29
Enriquez 30 dénonce cette situation et l’emprise de ceux qui se croient maitres à penser et qui, nous dit-il, sont en fait des maitres tout court, centrés sur eux même et leur rapport au pouvoir, instaurant des relations dont la violence est la règle.
Vers une éthique de l’accompagnement
Si je devais donc me risquer, pour terminer, à définir des directions quant à ce que serait, pour moi, une éthique de l’accompagnement, je crois que la parole en serait un élément incontournable :
S’efforcer de nommer ce qui se passe, tel qu’on le perçoit et non comme une vérité, nommer les intentions qui nous animent, oser mettre en abime la relation formateur/étudiant… dans une dynamique où la parole du formateur est guidée non pas par un désir de séduction ou de domination, mais bien par l’envie de donner à l’autre les moyens de mener sa formation, voilà un élément auquel je crois dans la pratique du formateur et dont je pense qu’elle doit nourrir également la pratique de l’accompagnement éducatif ou social.
Un autre élément fondamental à souligner serait la dimension clinique . Chaque groupe, promotion ou apprenant est à la fois semblable et différent mais s’ils traversent des étapes relativement similaires et repérables avec le temps et l’habitude, ils n’en demeurent pas moins uniques dans leurs fonctionnements particuliers, de manière objective et dans leur vécu subjectif.
L’effort fait par les formateurs pour accompagner chaque groupe et chaque étudiant de manière singulière sera là encore source de formation pour les étudiants qui ne seront pas considérés comme des objets (semblables les uns aux autres) et évitera peut être qu’ils ne fassent de même avec leurs futurs usagers.
Enfin, une attention particulière aux enjeux relationnels qui s’invitent dans la relation pédagogique devra nécessairement exister, avec l’appui bienveillant de l’équipe :
« Il s’agit à la fois de prendre en compte le désir du formateur comme force agissante indéniable, de permettre aussi à l’autre de s’en saisir pour allumer la curiosité et son désir de savoir mais sans pour autant le capturer dans cette seule voie. Autrement dit, la reconnaissance de ce désir sur l’autre, de mes identifications et de mes investissements peut me permettre de faire le pari que l’autre, à la fois s’en saisira dans un premier temps comme figure d’identification porteuse, séduisante, inaugurale, et à la fois saura s’en échapper, en trouvant le moyen de me tuer symboliquement pour créer sa propre existence . » 31
Cette attention ne devra donc pas conduire a un désengagement excessif, à la mise à distance de l’apprenant, au prétexte de la prudence mais au contraire être le pendant de l’engagement et de la prise de risque , qui seuls nous garantissent d’une approche trop mécaniciste de l’être humain et de la relation.
Bien sûr, et pour terminer, il faudra s’efforcer de garder à l’esprit ce lien entre l’accompagnement que nous proposons et la manière dont les étudiants vont construire leur propre manière d’accompagner les personnes.
Et c’est à mon sens ce qui fait tout l’intérêt de formateurs qui soient majoritairement issus du terrain en tant que travailleurs sociaux de formation initiale. Parce que sur le terrain de la transmission de connaissance, leur légitimité sera toujours contestée.
Richard DELAFOND
Educateur spécialisé
Formateur
richardelafond@gmail.com
Les autres doivent l’être bien sûr également, en particulier celle d’enseignement
CARRE P., MOISAN A., POISSON D, L’autoformation Psychopédagogie Ingénierie Sociologie , 2002, PUF, p146-147
ARDOINO J., Les avatars de l’éducation, 2000, Paris, PUF
PAUL (M), Ce qu’accompagner veut dire, Carriérologie , vol. 9, 2007, version électronique disponible sur http://www.carrierologie.uqam.ca
Etablissement de Formation en Travail Social
Au sens ou Levi Straus puis Lacan désignent le fait d’inscrire un phénomène dans le symbolique par le langage
ANZIEU (D) et MARTIN (JY), La dynamique des groupes restreints, PUF, 1968
MAISONNEUVE (J), La dynamique des groupes, PUF, Que-sais-je ?, 1968,
Pour les phases de Tuckman voir : C. AUBÉ – V. ROUSSEAU – A. SAVOIE, Revue québécoise de psychologie, « Le développement des équipes de travail : où en sommes-nous? » vol. 21, n° 3, 2000
LIPIANSKY (EM), Identité et communication , PUF, 1992
PIAGET J, Réussir et comprendre, PUF, 1974
Pour Bachelard, la connaissance est une construction, une dynamique entre deux pôles : l'expérience et l'irrationnel d'une part, la raison et le rationnel d'autre part. La connaissance ne peut se suffire de l'expérience première ni de la connaissance générale et la formation doit assurer la conjonction entre les pôles (le vécu et la règle).
Je me réfère ici à la distinction opérée par J.M. Barbier et Olga Galatanu ( Signification, sens, formation au PUF en 2000) considérant la signification comme ce qui est adressée et le sens comme ce qui est construit par la personne en activité.
De fait, je pense que les dispositifs font autant leurs utilisateurs que les utilisateurs ne font les dispositifs, puisqu’un dispositif est tout à la fois un construit objectif repérable (à partir de plannings par exemple) mais aussi un vécu subjectif individuel et collectif. C’est la différence entre une offre de signification adressée et un sens construit mais aussi entre l’espace d’activité offert et l’espace d’activité investi. Comme l’indique Pierre André Caron (Caron, P. A. (2007). Ingénierie dirigée par les modèles pour la construction de dispositifs pédagogiques sur des plateformes de formation (Doctoral dissertation, Université des Sciences et Technologie de Lille-Lille I), le dispositif est en fait une notion mixte intermédiaire entre usage et concept qui peut donc être considéré de façon objective (organisation de moyens techniques mis à la disposition d'un but) mais aussi de façon subjective, expression de "l'intentionnalité des concepteurs, des usagers".
Il y a bien là deux conditions :
1) que chacun ait une vision d’ensemble pour pouvoir situer ce qu’il fait par rapport à ce que font les autres
2) que cette vision soit un peu commune pour que les significations adressées soient un peu cohérentes
cette distinction a sans doute moins de raison d’être sur de petites promotions de 15 à 20 personnes
BARTHES (R.), « Au séminaire » in Revue l’arc , 1990, ed Duponchelle, p48
IMBERT (F.), Pour une praxis pédagogique , 1985, Matrice, p 19
BOURGEOIS (E), « Apprentissage, motivation et engagement en formation », Education permanente , 1998, n° 136, p 106
KAES (R), Fantasmes et formation , 1973, Dunod, Paris, p 73 à 75 (édition de 2007)
BARBIER (J.M). ; KADDOURI (M), « Formation et dynamiques identitaires ». Education permanente , . 1996, n°128
DUBAR (C), La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, 1991 et 2000 Paris, Armand-Colin
ROUSTANG (F), Un destin si funeste , Les éditions de minuit, 1976, chapitre 2 : Par avance, p31 à 54
Comme l'indique J Lacan, « Dès qu'il y a quelque part le sujet supposé savoir [...] il y a transfert »
LACAN (J), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse , Le Seuil, 1973, p 210
LABELLE (J.M.), La réciprocité éducative , 1996, PUF, Paris
ROUZEL (J), « Les formations de l’éducateur » in L’acte éducatif , Eres, Toulouse, 2010, p97
ENRIQUEZ (E), « Conférence » in Le sociographe , 2004, p33
La où la fonction d’enseignement, elle, implique plutôt de fonder une morale
VALLET (P), Désir d’emprise et éthique de la formation , 2003, L’harmattan, p 255
Voir à ce propos la distinction entre le séduisant et le séducteur in :
CIFALI (M)., Le lien éducatif, contre-jour psychanalytique , 1994, Paris, PUF, chapitre VIII, p 190 à 204
FREUD (S), « Analyse avec fin, analyse sans fin » in Résultats, idées, problèmes – II, Paris, PUF, 1985, p258
ENRIQUEZ (E), « L’emprise » in Nouvelle Revue de Psychanalyse , Gallimard, 1981, n°24
VALLET (P), Désir d’emprise et éthique de la formation , 2003, L’harmattan, p 261