Ce qui me touche dans un livre et chez un auteur, c'est le style, cette « petite musique » que célèbre Céline, alliage précis du contenu et de la forme. Un livre qui traverse l'écrin du mi-dit pour livrer sa perle de vérité.
Par ailleurs, ce petit livre de Nicole Malinconi illustre parfaitement cet adage que l'on peut tirer d'une allocution de Jacques Lacan aux étudiants en philosophie dans les années 60: « De notre position de sujet nous sommes toujours responsables. »
Michèle Martin fut la compagne et la complice du tristement célèbre Marc Dutroux en Belgique. Outre sa complicité dans les viols et les séquestrations causés par son mari, elle a laissé mourir de faim deux petites filles, Julie et Mélissa, au fond d'une cave. Elle nourrissait les chiens de Dutroux, pendant qu'il était en prison, pas les filles. Elle a été condamnée à 30 ans de prison pour ces actes.
Le jour où Michèle Martin prend contact avec Nicole Malinconi par l'intermédiare de son avocat, pour envisager une aide pour écrire un livre, l'auteur ne se dérobe pas. Elle a fait ses preuves en écriture depuis plusieurs années. Ainsi dans le très poignant Hôpital silence (1987) salué et préfacé par Marguerite Duras. Elle ne se dérobe pas mais est un peu effrayée en se rendant à la prison de Namur. La rencontre entre ces deux femmes, qui s'étalera sur une année entre 2006 et 2007, part sur un malentendu. Michèle Martin veut écrire pour témoigner de la condition des femmes en prison. Louable projet, mais qui fait écran à la question qui taraude Nicole Malinconi: comment a-t-elle pu faire cela? C'est le fil qu'elle tient et qui la tient tout au long de ces échanges. Michèle Martin résiste à la question. Elle n'en veut rien savoir, elle a déjà tout dit au cours du procès. Puis elle y vient, doucement, dans le sillage de la question, elle y vient, conduite délicatement par la position de l'auteur qui veut comprendre, juste comprendre, en dehors de tout jugement. Et comprendre n'est pas excuser. Comment ces actes terribles s'inscrivent-ils au fil de son histoire? Un père adoré mais totalement esclave de son épouse. Lorsqu'il meurt d'un accident de voiture où la petite Michèle est présente, sa mère l'accuse d'avoir tué son père. Puis elle se referme sur elle. Mère totale, abusive, toute jouissante, prenant son enfant pour bouchon de son manque. Mère et fille ne forment plus qu'un magma psychique informe. Jusqu'à 18 ans Michèle dort avec sa mère. Elles se fondent et se confondent l'une dans l'autre. On sait les ravages d'une d'une relation mère-fille non-triangulée. Un jour on lui amène à la prison l'ouvrage d'un psy qui explique ces ravages. C'est tout à fait ça, dit Michèle.
Cette relation mortifère se poursuit jusqu'au jour où Michèle rencontre Marc à la patinoire. C'est le coup de foudre qui déchire la clôture de la réclusion maternelle. Elle tombe sous le charme. C'est un séducteur. Au début, pendant deux ans, il faut se cacher. Puis un jour Marc s'affirme. Michèle se libère. Mais c'est pour s'enfermer aussitôt dans le relation à cet homme terrible, animé d'une jouissance perverse incommensurable. Elle est envoûtée. C'est son gourou. Comme dans une secte, précise-t-elle. Elle l'a dans la peau. Puis petit à petit survient l'horreur: les enlèvements, les séquestrations, les meurtres, les enterrements des corps dans le jardin... L'horreur qui saisit Michèle, la tétanise, et la fait jouir. Elle a peur que ça se sache, peur de Dutroux, mais reste pétrifiée, confite dans ces monstruosités dont, d'un façon où d'une autre, elle se fait l'opératrice.
Nicole Malinconi ne recule pas devant l'évocation de l'horreur, elle tient une position courageuse, digne. Lorsqu'elle vient montrer à Michèle Martin le texte qu'elle a tiré de ces entretiens, texte où elle s'implique dans ce qu'elle y a ressenti, vécu, éprouvé, ce qui en fait du coup tout autre chose qu'un travail de journaliste, celle-ci n'en veut rien savoir, elle ne s'y reconnaît pas. Et lors de la dernière visite Michèle Martin fait dire à Nicole Malinconi qu'elle ne veut pas la voir. Nicole Malinconi se trouve alors devant une décision difficile à porter. Faut-il publier? S'agirait-il d'une trahison? Dans l'hésitation elle en vient à trancher la question d'une façon remarquable, en nouant dans le paradoxe la vérité, à la limite du dicible, que cette femme est venue lui confier, à travers ce lieu d'adresse que ces rencontres ont pu constituer pour elle. Malgré elle. Et le livre est adressé en retour à celle qui en a fournie la matière vivante. « Se pourrait-il cependant que trahir votre confiance s'avère, dans ces circonstances, la seule manière de ne pas vous trahir, en fin de compte? »
Ce travail se situe à la lisière du travail social et du travail analytique. Mais il faut sans doute tout le savoir-faire de cet artisan de la lettre qu'est un écrivain pour en donner la mesure. Si devant la justice Michèle Martin a pu rendre-compte de ses actes, restait à en prendre acte. Nicole Malinconi soutient dans la rencontre cette responsabilité à laquelle nul sujet ne peut se dérober. Elle se fait lieu d'accueil, lieu d'adresse de cette vérité terrible qui nous éclaire sur ce qui dans l'humain se fait parfois trop humain ou inhumain. Cela - l'auteur ne le sait peut-être pas - relève d'une méthode. Celle par exemple qu'illustra Jeanne Favret-Saada dans son travail d'ethnologue sur la sorcellerie dans le Boccage de l'Ouest de la France. Une méthodologie où il s'agit de se laisser affecter par la rencontre, au risque de s'en trouver désemparé, pour en tirer enseignement. 1
Deux risques majeurs guettent cet ouvrage magnifique. Le premier : la sous-médiatisation. Comme dans les librairies un livre chasse l'autre, cet ouvrage risque gros de glisser dans le flux tendu des publications et qu'on n'en parle plus dans quelques mois. Le second risque c'est à l'opposé la sur-médiatisation. Pour faire de l'audience les médias, notamment, la télévision ne reculent pas devant la mise en scène de l'horreur.
Gageons que l'auteur saura se prémunir et de l'un et de l'autre, pour faire que ce livre, qui aujourd'hui ne lui appartient plus, au sens où, comme l'énonçait Lacan, elle en est, mais pas l'auteur, poursuive son chemin. Il est intemporel, donc actuel. Il soulève des questions que l'on se débrouille trop souvent pour ne pas regarder en face sur l'inhumain qui habite le coeur de l'homme. Homo homini lupus , citait Freud. Si l'homme et un loup pour l'homme, il convient de partir de cette donnée d'évidence, sans reculer, pour envisager, sans fin car c'est toujours à reconduire et frappé d'impossible, de lui limer les dents à ce barbare qui tous nous habite, dans ces processus que l'on nomme civilisation et dont l'éducation et la transmission sont le fer de lance. En cela cet ouvrage pourrait faire l'objet de travaux et de recherches dans les écoles de travail social ou dans les écoles de la magistrature.
« Je n'ai pas cessé, conclut Nicole Malinconi, malgré vos retours en arrière, de croire en votre possible parole. »
Joseph Rouzel, psychanalyste, Directeur de l'Institut Européen Psychanalyse et Travail Social.
1 Jeanne Favret-Saada a rendu compte de cette approche dans deux ouvrages, Les mots, la mort, les sorts , Gallimard, 1977 et Corps pour corps , en collaboration avec la psychanalyste José Contreras, Gallimard, 1981.